Récit d’une année de mobilisation quotidienne à Bruxelles
Photo : Selemette HA
Que faire quand, sur les réseaux sociaux, des images d’enfants calcinés nous parviennent tous les jours de Gaza ? Swiper. Ou crier. À 3000 kms de l’effroi, Dalila et Shaker ont choisi de tordre le cou à l’impuissance en donnant leur voix à la cause palestinienne, tous les jours depuis le 17 octobre 2023, pendant une heure au moins. Mais entre la fatigue, la pression policière et la banalisation dans la société des morts civils au Proche-Orient, la lutte pour le cessez-le-feu se confond bientôt avec celle pour maintenir les veillées quotidiennes, devenues symbole d’espoir. Récit en deux volets d’une année de lutte en forme de montagnes russes émotionnelles.
Épisode 2 : Préserver le cri, coûte que coûte
Déjà plus de trois mois, Dali crie tous les jours sans exception pour la Palestine. Ce soir de janvier, lors de la 89ème veillée, la militante hausse le ton : « réveillez-vous, là ! » Ses joues sont rouges, sa tête baissée comme un taureau prêt à charger. Elle fait le tour du drapeau d’un air pressé avant de céder le micro à Shaker. C’est la première fois qu’elle craque. Deux jours auparavant, elle partait aux aurores à la Haye pour soutenir la requête de l’Afrique du Sud auprès de la Cour Internationale de Justice dans le cadre d’éventuelles violations de la Convention sur le génocide d’Israël à Gaza. Sans cesse, on l’interpelle pour des photos, pour les actions à venir, sur les réseaux sociaux comme aux manifestations. Des manifestations, il y en a parfois trois dans la même journée. Elle est débordée. Mais ce n’est jamais assez. Elle parcourt alors la ville pour des actions de collages de stickers ou pour suivre des graffeurs. Jusqu’à 2 ou 3h du matin. Elle dort et s’alimente moins, elle est épuisée, physiquement et moralement. Quelques jours avant, une lettre recommandée lui inflige une amende de 350 euros pour avoir incité à la rébellion contre les forces de l’ordre, lors de l’épisode du Mont des Arts (lien vers l’épisode 1). La goutte d’eau, ses yeux en débordent. Alors ce soir-là, ce sont ses camarades aux slogans trop mous à son goût qui prennent : « dire ‟Palestine vivra, Palestine vaincra” sans la rage, ça sert à rien. J’veux que ça sorte des tripes, jusqu’à s’en rendre malade. Pour dire aux Palestiniens: ‟on est avec vous, on vous soutient et on ne vous lâchera pas” ! » Sinon, « autant faire une minute de silence ! »
« Toujours « Palestine Palestine”, il n’y a que ça dans ta vie »
On l’a pourtant prévenu : « Dalila t’as l’air à bout, prends toi une pause, reviens nous en force ». Mais la jeune militante qui n’a jamais raté plus de deux veillées de suite en est incapable. Ses proches lui disent qu’elle en fait trop, « toujours ‟Palestine Palestine”, il n’y a que ça dans ta vie ». Des personnes qui suivaient ses réseaux sociaux se sont retirées, elle perd aussi une amie proche. Elle a bien essayé de déconnecter, une fois. Mais elle ne savait pas quoi faire. « Si je chante, je vais me sentir coupable, pourquoi je me suis amusée ? » Elle est prise en étau entre deux injustices, le « risque de nettoyage ethnique » à Gaza et le fait qu’à Bruxelles, on le banalise. La manifestation nationale du 21 janvier attire 20.000 personnes selon les organisateurs, moitié moins que celles organisées fin 2023. « C’est de pire en pire et on est moins nombreux, ça devrait être l’inverse, ça me frustre ». Les journalistes ne viennent plus à Gare Centrale, lassés du même spectacle quotidien. Souvent, elle se remémore les premières veillées d’octobre, la chaude ambiance de la Bourse noire de monde. « On pourrait ramener le cadavre d’un bébé palestinien… » Le policier avait raison et ça la tue (voir l’épisode 1). Elle regarde les passants s’émerveiller du Bright Festival qui illumine les rues de la Capitale. « J’ai envie de les secouer, Gaza c’est pas un film ! »
Ils nous ont déclaré la guerre
(Réveillez-vous) peuple du monde et enfant de la Terre
(Réveillez-vous) avant le point de non-retour
On aura b’soin d’tout l’monde, tout l’monde, tout l’monde, tout l’monde
Ce refrain de la rappeuse Keny Arkana, elle y pense souvent. Dali ne partage plus assez de la même réalité que ses semblables pour les comprendre, et inversement. Il y a comme deux mondes. Celui de ses proches interloqués quand elle refuse un Coca car elle voit dans l’entreprise, comme Carrefour ou McDonald’s, un complice des crimes d’Israël. Et celui de Dalila qui, dans le rouge du soda américain, ne voit que du sang, « j’ai des flashs, toujours des flashs ». « On me dit que je suis extrême mais pour moi être extrême c’est tuer des gens ». Alors crier quotidiennement pour la Palestine pendant une heure est un minimum : « Dès fois je me reconnais plus, je me balade à Grand Place avec mon amie et d’un coup je sors mon drapeau et je commence à crier “free Palestine !” » « Tu donnes tout, ça peut rendre dingue » reconnait-elle. Mais moins que de ne rien faire : « imagine si tous les soirs je regardais des vidéos et des photos atroces sans pouvoir m’exprimer, sans pouvoir dire ma rage ». Plus facile que de ne rien faire, crier tous les jours reste du temps et de l’énergie. Aux veillées, plus beaucoup n’en ont. Shaker, en inlassable leader vocal, harangue ses troupes : « il n’y a que moi qui crie, criez avec moi ! » Dalila perd sa voix, la récupère deux jours, la reperd. Comme son espoir d’une issue favorable à Gaza. Sa voix a complètement changé, elle ne sera plus jamais comme avant.
« On est des menteurs »
Gaza est devenu « un lieu de mort et de désespoir » selon Martin Griffith, secrétaire général adjoint de l’ONU. Après Gaza-ville et Khan Younès, Benyamin Netanyahou promet d’envahir Rafah. Le 29 février 2024, le cap des 30.000 morts palestiniens est dépassé. Des enfants meurent de faim. Difficile de garder espoir pour les militants de la paix. L’impuissance est généralisée et forme un régime écrasant. Aux États-Unis, un soldat s’immole devant l’ambassade d’Israël pour protester contre le « génocide » en Palestine. Aux veillées, les tensions s’accumulent, avec les policiers ou entre Palestiniens. Ces derniers, à bout, n’en peuvent plus. Ils ne s’expriment plus que par la colère, plus personne ne les comprend. Dali exprime régulièrement sa rage en story Instagram « vous n’êtes pas humains, vous êtes tous complices ». Elle n’ose plus finir ses phrases : « Dès fois t’as juste envie… J’ai des pulsions, des réflexions, je me dis… On a presque tout fait. Jusqu’où on va aller pour que ça s’arrête ? » Beaucoup de militants ont lâché. Pour certains, crier tous les jours ne fait plus sens.
On se questionne sur la poursuite des veillées. La réponse de Shaker fuse : « non, on sera là tous les jours ». Dali approuve. La mobilisation quotidienne continue autour d’un groupe d’historiques. La fatigue ou la colère, aucun sentiment ne semble avoir d’emprise sur Shaker. « Dans la rue on peut sourire aux gens mais chez nous… On est des menteurs ! », rigole son ami Osama, dont la famille a réussi à fuir en Égypte. À la maison c’est différent. Shaker s’informe en temps réel de la situation à Gaza dans la crainte permanente pour sa famille. Le plus difficile c’est quand Internet a été coupé là-bas, le laissant sans nouvelle. Derrière ses yeux toujours pétillants, il reconnait qu’aller bien est impossible. Mais de tout ça, il ne parle finalement que très peu aux veillées, préférant largement mettre en avant le bon cœur de ses amis palestiniens et bruxellois, qu’il aime voir danser ensemble la dabkeh (danse traditionnelle palestinienne). Il se sent mieux ici qu’à Vienne. Dalila aussi s’est faite des amis. Le jour de son anniversaire, ils lui offrent un drapeau palestinien signé. Parmi les autographes, celle d’Émilie qui lors d’une veillée d’hiver, distribuait des stickers, et dont Dalila est tombée amoureuse. « La Palestine n’a pas que du mauvais » sourit-elle.
« On aimerait être plus »
En attendant, les médias reparlent un peu de Gaza, notamment autour du « massacre de la farine », cette distribution alimentaire pendant laquelle les forces israéliennes ont ouvert le feu, tuant 118 civils palestiniens et en blessant plus de 700. Devant la gare pour autant, ils ne sont toujours que quelques dizaines à continuer de se rassembler tous les jours, désignées sobrement dans le milieu comme « le groupe de Gare Centrale ». Il est encore question d’arrêter, au moment du ramadan – l’horaire n’arrangent pas les musulmans, qui à cette heure, préparent les repas du soir. La détermination de Shaker et Dalila n’est plus à démontrer : les veillées continueront, mais de 16 à 17h. Pendant un mois, les slogans trouveront encore moins d’écho au carrefour de l’Europe.
Ça n’empêche pas cette jeune militante de croire encore à l’amplification du mouvement. Elle se saisit du mégaphone, alors que le vent souffle sous le long drapeau palestinien : « Tsahal a tué sept humanitaires de l’ONG World Central Kitchen. Cette armée qui vient de détruire l’hôpital Al-Shifa pendant une opération de 14 jours. Malgré le contexte, on est bien peu aujourd’hui. On aimerait être plus ». Plus de cinq mois qu’ils se réunissent ici tous les jours et l’espoir d’éveiller les passants de Gare Centrale sur le drame humanitaire à Gaza semble être intact. Le rassemblement va toucher à sa fin. Deux jeunes femmes passent à côté, s’égosillent ironiquement : « manifestation, manifestation ! » Shaker se ressaisit du micro. Comme un chanteur en concert, il termine par son tube, le « Yoya ». 17h04, deux policiers viennent au drapeau, « c’est l’heure ». Le jeune gazaoui s’éponge le front et la nuque, allume une cigarette. Dalila semble plus sereine que jamais, Émilie lui a offert une bague de promesse, il y a quelques jours. On plie le drapeau. « À demain ».
Un peu plus d’un mois plus tard, le contexte des élections européennes et la vague d’occupation des universités par les étudiants américains et français pour protester contre le massacre à Gaza remet le sujet à la Une. À Bruxelles, le ramadan terminé, les veillées ont repris leur horaire habituel, sans que leur fréquentation dépasse la trentaine de militants. Mais ce mardi 7 mai, c’est différent. Au Proche-Orient, les négociations pour le cessez-le-feu patinent. Surtout, Netanyahou met sa menace d’opération terrestre à exécution concernant Rafah où sont réfugiés plus d’un million de civils palestiniens. Le slogan « All Eyes on Rafah » fleurit sur les réseaux sociaux des associations pro-palestiniennes. C’est au même moment que des étudiants décident d’occuper le bâtiment B du campus Solbosch de l’ULB. L’offensive à Rafah permet au mouvement bruxellois de largement remobiliser. Ainsi, et alors que ça fait longtemps que les veillées ne bénéficiaient plus de « publicité », un visuel est partagé sur Instagram, invitant à venir manifester lors de la veillée du soir, à 18h, à Gare Centrale. C’est la 204ème d’affilée.
C’est devant un carrefour de l’Europe débordant d’âmes que depuis les épaules d’Osama, Shaker lance les slogans ce soir-là, la tête enveloppée dans un keffieh rouge, celui des grands jours. La mobilisation est telle que la police la laisse exceptionnellement durer jusqu’à 20h. Inespéré, on avait plus vu une veillée comme ça depuis novembre. Dalila, elle, serre les dents. C’est sur son smartphone qu’elle découvre l’ampleur de la mobilisation, depuis la maison de repos où elle travaille désormais. Elle qui n’en a quasi pas raté une. Elle se remémore les fois où c’est sous la neige qu’ils criaient, à dix, les slogans. « Vous étiez où pendant 7 mois ? » se répète-t-elle amèrement.
« C’est comme si on n’avait rien fait »
« Incitation à la discrimination, à la haine, à la violence ou à la ségrégation à l’égard d’une personne ou d’un groupe ». Ce fait concernant une infraction punissable d’une peine privative de liberté, Dalila découvre qu’il lui est reproché par un courrier de la police daté du 29 août. Ils seraient plus de 90 personnes à avoir reçu une telle convocation pour audition, dans le cadre de ce qui ressemble à une enquête pénale de grande ampleur sur les militants pour la Palestine. Certains, mais pas tous, avaient participé à l’occupation du bâtiment B de l’ULB (renommé « Bâtiment Walid Daqqa ») pour réclamer la fin des partenariats entre l’université et l’État israélien, occupation finalement expulsée par la police le 25 juin. Si le fond du dossier n’est pas encore connu, Amnesty International Belgique et d’autres ONG s’inquiètent des mesures répressives visant le mouvement pro-palestinien belge eu égard au droit de protester en Belgique, rappelant notamment que le port de signes de soutien à la Palestine (drapeau, keffieh, etc.) est couvert par la liberté d’expression alors même que nombre de militants se sont vu devoir les retirer à la fin des manifestations, sous couvert d’une « neutralité de l’espace public ». « On a l’impression qu’on a un fusil ou un couteau. C’est juste un drapeau les gars », résume Dalila qui vient de se tatouer sur le bras sa phrase fétiche : « l’injustice de la justice ».
Canon à eau, arrestations violentes, gaz lacrymogène, matraques. Tout l’été, la page Instagram « Dali Citoyenne Reporter » se colore de bleu, celui de l’uniforme policier. Ce jour-là, Dalila et d’autres militants souhaitent manifester à Bourse, comme tous les vendredis, cette fois en l’absence d’autorisation, « Plaisirs d’Été » oblige. La police procède à une dizaine d’arrestations avant même le début du rassemblement. « Votre rêve n’était-il pas de devenir policière ? » Intimidée, Dali découvre que le policier qui lui parle sait beaucoup de choses sur elle. Le jour même, elle reconnait un « RG » (Renseignement Généraux) dans les vues de sa story Instagram. Dali voit dans cette pression une manière de briser le mouvement, « de nous faire peur ». Et d’une certaine façon, ça marche. En parallèle de la manifestation avortée à Bourse, le groupe habituel des veillées se rassemble Place de l’Albertine, lieu que la police avait autorisé. Entre ceux qui respectent les ordres et les autres, une opposition se forme. Alors qu’il ne devrait former qu’yad wahida (une seule main, en arabe), le mouvement pro-palestinien se fragmente, parfois pour des querelles d’égo.
Il en faudra, malgré tout, davantage pour faire taire ce cri. Les mobilisations se poursuivent. Si vous passez aujourd’hui à Gare Centrale, à 18h, vous pourrez toujours voir « papy » et sa pancarte sur laquelle « Assange » est maintenant barré, derrière le « Free ». Vous pourrez encore entendre la voix perçante de Shaker. Mais plus celle de Dali. En un an, plus de 42.000 palestiniens ont été tués à Gaza, plus d’enfants et de femmes que lors de n’importe quelle autre guerre de ces 20 dernières années, selon Oxfam. La revue scientifique The Lancet estime que le bilan des morts en Palestine est plus proche de 186 000, chiffre jugé cohérent par le président de Médecins du monde – nombres froids pour des corps humains encore chauds. « Tout ce qu’on a donné, c’est comme si on n’avait rien fait ». Dalila n’a plus envie de voir ses amis, l’impression qu’elle est devenue une sans-cœur. Elle poursuit son engagement pour la Palestine dès qu’elle le peut, mais son ultime souhait, « c’est que tout ça s’arrête ».