Veillées pour la Palestine (épisode 1)

Récit d’une année de mobilisation quotidienne à Bruxelles 

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Photo : Maryan SAID

Récit d’une année de mobilisation quotidienne à Bruxelles 

Photo : Maryan SAID

Que faire quand sur les réseaux sociaux, des images d’enfants calcinés parviennent tous les jours de Gaza ? Swiper. Ou crier. À 3000 kilomètres de l’effroi, Dalila et Shaker ont choisi de tordre le cou à l’impuissance en donnant leur voix à la cause palestinienne, tous les jours depuis le 17 octobre 2023, pendant une heure au moins. Mais entre la fatigue, la pression policière et la banalisation dans la société des morts civils au Proche-Orient, la lutte pour le cessez-le-feu se confond bientôt avec celle pour maintenir les veillées quotidiennes, devenues symbole d’espoir. Récit en deux volets d’une année de lutte en forme de montagnes russes émotionnelles. 

Épisode 1 : contre l’impuissance, les veillées quotidiennes 

« Israël assassine les enfants de Palestine ! » Devant la Gare Centrale de Bruxelles, aujourd’hui, ils ne sont qu’une dizaine de militants à répéter le slogan lancé par Dalila, tous rassemblés autour d’un long drapeau palestinien qui prend le vent comme une voile de bateau. Il y a les habitués, dont Thierry, dit « papy », « Free Julien Assange » sur le sac à dos, un drapeau sud-africain dans la main. Sur le côté, un livreur Deliveroo observe en attendant sa prochaine commande. L’effet Larsen fait sourire la mère de cette fillette qui se bouche les oreilles. Nous sommes le 2 avril. Près de 14 000 enfants ont été tués à Gaza sous les bombes israéliennes. Dalila crie toujours – son poing libre s’agite dans tous les sens. Les slogans s’enchainent sans pause, l’énergie du petit groupe ne doit pas retomber. Autour de l’attroupement, on se presse de rejoindre son transport, il est 16h, le carrefour de l’Europe fourmille. Et sursaute soudainement quand Shaker se saisit du micro : « de Bruxelles à Gaza ? » « Résistance, résistance », lui répond la petite assemblée. Le jeune homme se déplace frénétiquement autour du drapeau pour aller chercher le plus d’écho à ses slogans. « De Bruxelles à Gaza ? », répète-t-il sans micro. « Résistance, résistance ! », lui répond-on plus franchement. Ce carrefour semble être sa scène. C’est le 169ème jour d’affilée qu’il s’y produit.

Face à l’horreur : crier tous les jours

Six mois avant, Dali ne se doutait pas qu’elle allait former, avec Shaker, un duo vocal infatigable. Le 17 octobre 2023 se produit une explosion dans la cour de l’hôpital Al-Ahli Arabi, au centre de la ville de Gaza. Des dizaines de palestiniens y périssent. Shaker, originaire de Rafah, dans le sud de la bande, est arrivé à Bruxelles il y a un an, après cinq ans passés à Vienne. Le trentenaire ressent le besoin de faire quelque chose. Il passe un coup de fil à des amis rencontrés il y a quelques mois au 91 rue de la Loi, bâtiment qu’il occupait avec d’autres demandeurs d’asile. Avec eux et d’autres comme Tahsin Zaki, militant depuis vingt ans à la Communauté Palestinienne en Belgique et au Luxembourg et Riet Dhont, ancienne conseillère communale à la ville de Bruxelles (PTB), Shaker initie les premières veillées. À Bruxelles circule l’invitation à venir pleurer les victimes de l’hôpital, « chaque soir d’aujourd’hui à dimanche, à 19h, place de la Bourse. Apportez des bougies. » C’est trois jours après le premier rassemblement que Dalila s’y greffe. Ça fait déjà un moment qu’elle suit le mouvement pro-palestinien bruxellois. À 24 ans, la belge d’origine marocaine se définit comme citoyenne reporter. Gilets jaunes, luttes des sans-papiers ou pour le droit des femmes et des LGBT+, c’est le combat contre l’injustice qu’elle a à cœur et qu’elle documente sur sa page Facebook. Mais quand elle se rend à la veillée pour la première fois, Dali a du mal à rester spectatrice. Ça tombe bien. « Tiens, tiens », fait Ibrahim en lui tendant le micro : « vas-y, fais des slogans en français ! » Elle s’en saisit, et ne le lâchera plus. 

Dès que tu ouvres ton Insta tu vois des images qui t’arrachent le cœur.

Dalila
Dalila crie des slogans sur les épaules de Shaker
Dalila sur les épaules de Shaker (Bourse, novembre 2023). Photo : Emilie Akiko

Elle se lie d’amitié avec Dounia et Mohamed. Avec Shaker aussi, qui la remercie pour son engagement. Les Instagram s’échangent, dessus les photos et vidéos des veillées. Dali ne reconnait pas sa rage, ce poing qui s’agite quand elle crie les slogans. Depuis l’attaque du Hamas ayant tué 1.170 personnes dans le sud d’Israël, majoritairement des civils, les « animaux humains » que combattent en riposte l’État hébreu et son ministre de la Défense Yoav Gallant prennent aussi des visages d’enfants. Ces visages, les réseaux sociaux de Dalila en sont remplis : « dès que tu ouvres ton Insta tu vois des images qui t’arrachent le cœur. » Corps d’une petite fille coupé en deux, ses organes apparents. Sacs de morceaux de chairs humaines. Visages au voile poussiéreux troué par le sang, partout du sang, des sacs mortuaires blancs, des larmes de mamans. Dali ouvre frénétiquement les stories de Motaz Azaiza, Bisan Owda ou de Wael Al Dahdouh, des journalistes et habitants de Gaza. Elle en cauchemarde : « t’as pas l’impression que ton cerveau se met une fois en pause. » Parfois on se prévient entre militants, « trigger warning il y a une vidéo très violente dans cette story ». Jamais les réseaux sociaux n’ont paru si peu virtuels, montrant une réalité déshumanisée, innommable, tétanisante. Les uns swipent, Dali s’y confronte. C’est là qu’elle puise la force qu’elle met le soir derrière le micro : « je ressens tout à 100%, j’ai envie de faire ressentir ça au gens. »

Les premières semaines, l’émotion collective est à son paroxysme à Bruxelles. Les veillées pour la Palestine s’installent quotidiennement avec la promesse de poursuivre jusqu’au cessez-le-feu. Chaque soir pendant une heure, la Bourse est noire de monde. Certains crient, d’autres pleurent, souvent on fait les deux. Kofia, Julia Boutros ou Mohammed Assaf, on y joue de la musique arabe. À la fin de chaque rassemblement, une bande son fait entendre des cris déchirants, ceux d’enfants gazaouis, avant de se taire pour une minute de silence. De la tristesse à la colère, le son du baffle devient le moyen de ne pas refouler ses émotions. Entre espace de recueillement pour les victimes et de visibilité pour la cause palestinienne, le lieu agrège les fonctions pour n’en garder qu’une : face à l’horreur, crier, tous les jours. Pendant un mois du moins. Les « Plaisirs d’Hiver » prennent leur quartier à Bourse, les veillées sont priées de s’éloigner de la vue des touristes.

Des bougies sont disposées par terre, un homme est accroupi à côté
Des bougies sont allumées en hommage aux victimes palestiniennes (Gare Centrale, décembre 2023). Photo : Maryan SAID

« Je sais que si je lâche, c’est foutu. »

Hors de question d’arrêter les veillées pour autant, la paix n’est pas à l’ordre du jour à Gaza. Pire, après deux mois de guerre, l’ONU parle de point de rupture concernant le système humanitaire local. L’Union européenne reste divisée et impuissante alors qu’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU dénonce la « punition collective » infligée aux palestiniens. 18.000 sont tués. Parmi eux, la sœur de Shaker. Il culpabilise. D’être, lui, vivant. De ne pas pouvoir aider financièrement sa famille à Gaza. C’est maintenant à 18h et devant la Gare Centrale (le vendredi à Bourse) qu’il crie quotidiennement avec ses amis et une ardeur décuplée. Conscientiser sur le sort des gazaouis est devenu son obsession, sa voix la seule manière d’aider les siens. Il a étudié l’informatique à Gaza mais son anglais est encore trop approximatif pour trouver un travail en Belgique. Sans papier depuis un an, c’est encore plus compliqué. Chaque manifestation est risquée, la police l’a à l’œil. Mais pour lui et d’autres réfugiés palestiniens, les veillées sont devenues essentielles car arrachées à des quotidiens stressants et souvent ennuyeux au sein des centres d’accueil. Certains font l’aller-retour tous les jours depuis Liège. On se douche, on se prépare, on va quelque part – on a un rendez-vous. Shaker rayonne chaque soir, conscient que de son énergie peut dépendre celle des autres Palestiniens. Dalila se souvient de la force qu’il dégage quand il entonne pour la première fois, solo, le « Yoya ». C’est maintenant tout un chœur qui répond à la voix perçante de Shaker. L’une de ces phrases résume à elle seule le chant devenu le préféré des veillées : « ils ont tué nos enfants, pourquoi on devrait se taire ? »

Vous n’avez qu’à me mettre en cellule !

Dalila
Shaker lance un slogan dans un mégaphone à Gare Centrale
Shaker à Gare Centrale (novembre 2023). Photo : Maryan SAID

Tandis que l’hiver s’installe, un noyau dur se forme aux veillées autour duquel la foule est de moins en moins compacte, préférant se déplacer aux grandes manifestations nationales. Même la police en a assez d’être là tous les jours. Dalila redouble de détermination : « moi j’ai pas envie de lâcher, j’ai envie d’être là tous les jours, de continuer, que ça ne s’arrête pas ! » Que l’émotion collective autour de Gaza retombe, Dali ne peut l’entendre, elle qui embrasse tellement la cause qu’elle ne se voit pas travailler à côté de son engagement, malgré le besoin d’argent. Boulot, métro, dodo, c’est pas son truc. Elle a besoin d’un sens et actuellement, elle ne le trouve nulle part ailleurs qu’à Gare Centrale, fière de porter en cape le drapeau de ce peuple qui résiste : « je sais que si je lâche, c’est foutu. » Dalila est du genre butée : « depuis toute petite, ma couleur préférée c’est le rouge, j’ai jamais changé d’avis. Mes animaux préférés sont le lion et le dauphin, j’ai jamais changé. » Elle a pourtant transigé une fois, sur son rêve de gosse, celui de devenir policière. Défendre l’étranger, la veuve et l’orphelin ? Si seulement, « c’est juste une illusion », « l’injustice de la justice » comme elle dit tout le temps. Et la pression policière qui se fait plus forte sur le mouvement depuis son déménagement à Gare Centrale ne risque pas de refermer sa blessure originelle. À 19h pile, tout doit être rangé, l’attroupement dispersé, les drapeaux palestiniens effacés. Dalila pense aux drapeaux ukrainiens déployés sur les édifices publics après l’invasion russe : « on m’a demandé d’enlever ma casquette avec écrit « Palestine », c’est deux poids deux mesures ». Elle passe même quelques heures entre les murs du commissariat de la rue Royale lorsque ce soir-là, les Palestiniens décident de poursuivre la veillée au Mont des Arts, passé 19h. Pour que ça ne dégénère pas, Dali réussit à négocier avec eux leur retour à Gare Centrale où les policiers les encerclent finalement. La jeune militante se sent trahie et coupable : « vous n’avez qu’à me mettre en cellule ! » crie-t-elle avant de ressentir la pression d’un bouclier policier. Son engagement pour la Palestine devient presque sacrificiel. À Bruxelles, la lutte des militants pour visibiliser le sort des Gazaouis se confond avec l’effort de continuer à faire vivre les veillées quotidiennes, malgré l’inexorable chute de leur fréquentation.

Dalila lance les slogans au micro devant le long drapeau palestinien, devant la Gare Centrale
Dalila à Gare Centrale (janvier 2024).

« Mais pourquoi vous faites ça ? »

« C’est pas en chantant que vous allez arriver à quelque chose » pestent certains. Ne faudrait-il pas davantage s’adresser aux politiques ? Certaines associations pro-palestiniennes bruxelloises, démultipliées depuis le 7 octobre, ont une approche moins « apolitique ». Mais aux veillées, peu de chance de voir des drapeaux partisans. Refusant qu’on lui dise ce qu’il doit faire, Shaker résume : « Je suis Shaker, je ne soutiens pas Samidoun (réseau international de solidarité avec les prisonniers palestiniens dont le porte-parole est fiché comme « prédicateur de haine » par les renseignements belges), je ne soutiens pas le PTB, je soutiens la Palestine, juste la Palestine ». Dans un débat public inflammable sur le sujet où se côtoient vrais racismes et accusations discréditantes d’antisémitisme ou de terrorisme, l’indépendance de Shaker est aussi comprise comme une stratégie au service d’une chose : qu’on parle du drame en Palestine, et rien d’autre. « J’ai besoin que tout le monde sache ce qu’il se passe à Gaza, qu’ils comprennent ce territoire autrement que comme un bastion terroriste mais comme hébergeant un peuple qui a des besoins », poursuit le palestinien. Si les slogans se tournent surtout vers les citoyens, c’est parce qu’il est lucide sur la capacité de la Belgique à agir au Proche-Orient. Comment pourrait-elle agir là-bas alors qu’elle laisse les réfugiés gazaouis dormir dans ses rues ? Ami de Shaker, Osama, compare son cas de sans-papier avec ceux des Ukrainiens mieux lotis, « pas de papiers, pas de passeport, pas de carte d’identité, pas de travail, pas d’argent, je n’ai rien. Le gouvernement est raciste. » Dalila est consciente qu’essayer d’ouvrir les yeux des passants de Gare Centrale prend du temps. En attendant, elle vise leurs oreilles : « les gens entendent nos slogans, peut-être qu’ils vont se renseigner après, on sait pas… » Et « même si c’est une personne sur cent, on a déjà gagné au moins un petit truc. » 

Bâtiment Berlaymont (Commission Européenne) tagué : "FREE PALESTINE, EU SHAME ON YOU"
Bâtiment Berlaymont (Commission Européenne) tagué (février 2024). Photo : Dali Citoyenne Reporter

En février, plus de 26.000 palestiniens, civils en grande majorité, ont été tués par Tsahal. Les policiers rigolent, l’un fait : « mais pourquoi vous faites ça ? » Crier ne suffit plus. Dalila frotte à l’eau froide le mur du Berlaymont, encore haletante de la course poursuite. Cette question tourne en boucle dans sa tête alors que s’efface difficilement le graffiti fraichement dessiné sur le siège de la Commission européenne : « FREE PALESTINE, EU SHAME ON YOU ». Le lendemain, un Conseil européen extraordinaire se réunit ici. C’est pour dénoncer l’inaction de l’Union européenne à Gaza qu’elle a suivi cette nuit-là un activiste grapheur, tous deux dénoncés à la police par un restaurateur voisin. Les photos qu’elle a prises des tags apparaitront sur sa page Facebook Dali Live. Les conclusions du Conseil évoquent le cadre financier pluriannuel et le soutien sans faille à l’Ukraine. Une déclaration réaffirme sa condamnation de l’attaque terroriste du Hamas tout en insistant fermement sur le droit d’Israël de se défendre, dans le respect du droit international et humanitaire. « On a beau crier de toutes nos forces, vous ne nous entendez pas » répond-elle finalement au policier qui, en retour, assène : « mais vous pourriez ramener le cadavre d’un bébé palestinien devant la Commission qu’elle ne ferait rien de plus. »

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