Maraîchage bobo ou logements sociaux ?

Au Champ des Cailles, l'agriculture urbaine n'a pas que des partisans.

par

Photos : Camille Remacle (CC BY NC SA)

Au Champ des Cailles, l’agriculture urbaine n’a pas que des partisans.

Photos : Camille Remacle (CC BY NC SA)

La coopérative agricole du Chant des Cailles est un bel exemple d’agriculture urbaine. Elle est implantée depuis bientôt douze ans sur le terrain du Champ des Cailles, appartenant à la société de logements sociaux “Le Logis-Floréal”. Cette initiative pose néanmoins question : faut-il privilégier une ferme urbaine au détriment de la construction de logements sociaux supplémentaires ?  

personne travaillant dans une serre

Parcelle semencière de poireaux

mains avec des gants de jardinage qui remportent des fraisiers

Homme prenant des poireaux dans une serre

Champs avec des grandes serre et un bâtiment en fond

Dame grattant une bâche

Un maraîcher qui pousse une brouette avec des tables de brasseurs dessus

une maraîchère avec un cageot en main et une bénévole derrièreière

3 personnes désherbent du persil

Enclos des brebis devant des tours de containers blancs

Bénévoles grattant des bâches sales

Intérieur d'une grande Serre

Le Champ des Cailles, c’est 1,5 hectare d’oxygène niché au sud de Bruxelles, à Watermael-Boisfort. À l’entrée du champ, trois poules leghorn nous accueilles. Ce ne sont pas les seules âmes présentent sur le terrain en cette deuxième matinée de mars. Le chantier mensuel du maraîchage collectif ne commence que dans une demi-heure, mais Greta est déjà là. Bien emmitouflée, elle est assise sur un banc en palette et profite des rayons du soleil. “Je m’étais inscrite pour venir au chantier cette après-midi mais j’ai vu qu’il allait pleuvoir après 13 heures, alors je suis venue ce matin. ” Greta est rejointe par Anne, qui s’assied sur un banc adjacent. Les deux femmes discutent des récentes manifestations agricoles qui ont eu lieu à Bruxelles. Et même si un fermier a épandu du lisier devant la porte de Greta lundi dernier, elle leur apporte son soutien “Ce n’est vraiment pas un métier facile… Mais heureusement qu’il a bien plu cette semaine, ça a déjà pas mal nettoyé mon trottoir ! ” La pluie, celle qui rend le travail compliqué, mais qui irrigue les champs, celle qui mine le moral, mais qui nettoie le lisier du trottoir de Greta. C’est aussi cette satanée pluie qui rend le sol du champ peu praticable. Mais les bénévoles n’en ont que faire, ce n’est pas un peu de gadoue qui entamera leur moral. Chaussés de leurs plus belles bottes, ils affrontent les allées boueuses sans sourciller. L’heure de leur rendez-vous mensuel approche et les bénévoles se font de plus en plus nombreux. Ils sont bientôt rejoints par Caroline, la maraîchère. Semblable à une championne de cyclo-cross, elle affronte le sol boueux sur la selle de son vélo sans trop de difficultés.

Tout le monde se rassemble près du container. Avant de se répartir les tâches, Caroline demande aux bénévoles présents s’ils veulent bien signer le cadeau acheté pour Martin, un casque de soudure. Martin a travaillé dans la coopérative pendant des années et ce soir, c’est son pot de départ. Au programme : pizza cuites au feu de bois dans le four à pain mobile et soirée dans le bar du quartier. Les bénévoles signent tour à tour le casque avec un marqueur blanc. Parmi eux, Magdalena rigole des longues déclarations écrites par certains. Magdalena, ce n’est pas une bénévole comme les autres. Il y a une dizaine d’années, c’est elle qui a proposé l’idée d’implanter une ferme urbaine sur le terrain inoccupé du Logis. “Ici, certains sont vus comme les grandes figures du champ, mais moi je suis plus une grande gueule qu’une grande figure” nous confie Magda. 

Avoir une grande gueule ne suffit pas pour lancer un projet aussi ambitieux. Il faut aussi savoir bien s’entourer, constate Magdalena : “Quand j’ai proposé l’idée, j’ai vu les yeux des gens autour de moi scintiller. C’est là que j’ai su qu’on pouvait construire quelque chose. ” C’est avec l’aide de l’ASBL de la ferme “Le Début des Haricots” que le projet de l’ASBL “Le Chant des Cailles” est né en 2012. Les années passent et le projet prend de plus en plus d’ampleur. La première année, ce sont 3 brebis, une plantation de patates et quelques aromatiques qui prennent place sur le terrain. Une dizaine d’années plus tard, de nouvelles activités ont émergé et se sont éparpillées dans divers endroits. C’est au champ des cailles se trouvent la plupart des projets : le maraîchage, les jardins collectifs, les herbes aromatiques et les fleurs à couper. 600 mètres plus loin, sur une petite parcelle, nommée les Terrasses de Maurice, se trouvent un poulailler collectif, un petit jardin de quartier et un compost. Il y a également une épicerie participative sur la Place Joseph Wauters. Ces trois lieux sont prêtés à l’ASBL du “Chant des Cailles” par la société des logements sociaux “Le Logis-Floréal”. Quant à la bergerie “Le Bercail”, elle s’est implantée sur le terrain privé des Religieuses du Couvent Sainte-Anne. Une fromagerie a aussi vu le jour dans ce vieux verger où paissent les brebis. Toutes ces initiatives dressent un portrait enchanteur du Chant des Cailles, mais tout le monde ne semble pas si enthousiaste. Nombreux sont les détracteurs de la ferme urbaine.

“On nous voit toujours comme les méchants bobos qui empêchent la population de se loger correctement.”

Une bénévole du Chant des Cailles

Mauvaises herbes et logements sociaux

Pour certains, la ferme du Chant des Cailles est vue comme une mauvaise herbe à déraciner car elle empêcherait la construction de nouveaux logements sociaux. À Bruxelles, pas moins de 52 000 ménages qui sont en attente de l’attribution d’un logement social. Maintenir l’activité agricole sur le champ des cailles, c’est privilégier une partie de la population plus aisée que celle qui patiente sur la liste d’attente pour bénéficier d’un logement social, selon l’Observatoire Belge des Inégalités. Une réflexion qui irrite les adeptes de l’agriculture urbaine. “On nous voit toujours comme les méchants bobos qui empêchent la population de se loger correctement […] ces gens-là ne nous connaissent pas, je suis moi-même bénéficiaire d’un logement social ! ” commente l’une des bénévoles, occupée à gratter une grande bâche noire. Une autre bénévole regarde au loin et ajoute “J’ai retrouvé des photos du quartier datant des années 60. On voit que chacune des maisons possède son propre potager. Avant les gens cultivaient parce qu’ils n’avaient pas le choix, il fallait bien qu’ils mangent. Ici, c’est ce qu’on fait, on réapprend aux gens à manger”. La première bâche est enfin propre, Manu et sa nièce Lucie déroulent une deuxième bâche, encore plus sale que la première, sur la table. Les bénévoles redoublent d’efforts pour gratter les mottes de terre et d’herbe. Certaines sont là depuis tellement longtemps qu’elles ont pris racine dans les fibres de la bâche. Lorsque l’on évoque la pénurie de logements sociaux, une bénévole y oppose la problématique des logements vides “Dans la cité, il y a des dizaines de logements vides, alors pourquoi ne pas les remplir avant de construire de nouveaux bâtiments ? ” En avril 2023, il y avait 4 833 logements sociaux vides en région bruxelloise, faute de rénovations.

Quand la SLRB ramène sa fraise

Dans la petite serre située à proximité de l’atelier nettoyage de bâche, Greta et deux bénévoles mettent des fraisiers en pots. “Pas n’importe quelles fraises, des Cijosées ! ” s’esclaffe sa collègue de rempotage. Les vestes tombent, il commence à faire chaud dans la serre. Derrière la petite serre, on peut apercevoir quatre buildings blancs, composés de 15 containers empilés les uns sur les autres. Une architecture qui tranche avec les petites maisonnettes classées de la cité-jardin. Ces tours, elles sont sorties de terre en 2023. Elles ont été construites pour fournir un logement d’urgence à des familles ukrainiennes fuyant la guerre. Ces constructions occupent 25 % du terrain de la ferme, espace qui était auparavant utilisé pour le pâturage des brebis. Depuis une dizaine d’années, les discussions concernant l’avenir de la parcelle se multiplient entre les différents acteurs : L’ASBL du Chant des Cailles, la commune de Watermael-Boisfort, la Société du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale (SLRB) et Le Logis-Floréal. 

“ Ici, on réapprend aux gens à manger.”

Une bénévole du Chant des Cailles

Le terrain du champ des cailles a été cédé par la ville de Bruxelles à la société de logements sociaux le Logis en 1964 (depuis 2018, les sociétés « Le Logis » et « Le Floréal » ont fusionné, formant ainsi « Le Logis-Floréal »). L’ensemble du terrain devait servir à la construction de 114 logements sociaux. Faute de budget, ce projet ne verra jamais le jour. C’est 50 ans après, en 2013, que le gouvernement régional PS-Ecolo validera un projet de construction de 70 logements. C’était sans compter les habitués du champ, mécontents que l’on ampute un tiers de la surface de leur ferme sans leur demander leur avis. Ecolo changera d’avis peu de temps après, soutenant le projet d’agriculture urbaine, soulignant son rôle important dans la cohésion sociale du quartier. Le dénouement de cette histoire à rebondissements arrivera le premier janvier 2023, avec la signature d’un contrat de 10 ans entre « Le Logis-Floréal » et l’ASBL du « Chant des Cailles ». En acceptant de céder un quart du champ pour la construction de logements sociaux, l’ASBL obtient une concession de services “agriculture en milieu urbain et cohésion sociale” sur le reste du terrain.

Trop peu de locataires pour retourner la terre 

L’argument d’une ferme actrice de cohésion sociale est souvent remis en question lorsque l’on pointe le faible pourcentage des locataires sociaux abonnés au maraîchage collectif. Il y a seulement 17 % de membres qui habitent un logement social, trop peu pour l’Observatoire Belge des Inégalités. Une constatation amère, partagée par les membres de la ferme. Pourtant, la coopérative a mis en place des mesures pour faciliter l’adhésion à la ferme : les locataires sociaux sont prioritaires pour s’abonner à maraîchage collectif, il y a la possibilité de payer un prix minimum en fonction de ses revenus… “C’est vrai que l’on retrouve souvent le même type de personne, des très jeunes ou des très vieux, admet Magda, c’est parce que c’est une activité qui prend du temps et ce sont les deux tranches d’âge où on en a le plus !”. Il semblerait qu’ici les légumes soient plus variés que le milieu socio-économique des jardiniers. C’est une physicienne qui récolte des poireaux alors qu’une professeure retraitée désherbe le bourbier d’hiver et qu’un ingénieur informaticien reconverti dans le maraîchage cueille les dernières feuilles de mâche.

Il est treize heures, l’heure de la pause de midi. Une partie des bénévoles rentrent chez eux. Lucie, Ulrich, Caroline, Magdalena et Mathias restent au champ pour casser la croûte avant d’entamer la deuxième partie de la journée. Assis sur le mobilier en palette, ils débattent pour savoir qui est le meilleur chocolatier entre Marcolini et Laurent Gerbaud. Gerbaud l’emporte, au grand dam d’Ulrich qui ne semble pas apprécier les pralines apportées par Caroline. Lucie ne mange pas, elle n’a pas faim, Ulrich insiste pour lui donner un part de quiche au saumon. Lucie finira par céder, tandis que Caroline partage le pain fait par son mari. Après une petite demi-heure de pause et de discussions houleuses, le groupe se prépare à se remettre au travail. Le vent se lève et le ciel se couvre. Greta avait raison, il va pleuvoir.

Nouveau sur Mammouth

Treize à la mode
Mercosur : les agriculteurs en colère
Excision ou exil
Quel avenir pour le peuple syrien ?