La concertation sociale en sursis

Ces derniers jours, le conflit social qui secoue les magasins Delhaize a remis à l’avant-plan la question de la conflictualité liée au travail et, de facto, de la concertation sociale. Rencontre avec Jean Faniel, Directeur du CRISP, spécialiste de la concertation sociale.

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Photo : Luca Alù (CC BY NC ND)

Ces derniers jours, le conflit social qui secoue les magasins Delhaize a remis à l’avant-plan la question de la conflictualité liée au travail et, de facto, de la concertation sociale. Rencontre avec Jean Faniel, Directeur du CRISP, spécialiste de la concertation sociale.

Photo : Luca Alù (CC BY NC ND)

Jean Faniel est Directeur du Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques depuis près de dix ans. Ce spécialiste de la concertation sociale observe avec attention le conflit en cours depuis plusieurs semaines chez Delhaize. Pour Mammouth, il revient sur les spécificités de celui-ci et sur l’avenir de la concertation sociale en Belgique.

Quelles sont les spécificités du modèle belge de concertation sociale ?

D’abord, il y a des acteurs qui sont clairement identifiés, en nombre relativement circonscrit et constant dans le temps. Ainsi, il y a trois syndicats interprofessionnels dont l’existence résulte notamment du caractère pilarisé de la Belgique. Parmi ceux-ci, fait assez unique au monde, il existe un syndicat libéral. Du côté patronal, on retrouve aussi un nombre d’organisations qui est assez limité avec la FEB, l’UCM et son pendant néerlandophone, l’UNIZO. Enfin, les organisations agricoles, particulièrement en Flandre, le Boerenbond, mais aussi la FWA du côté francophone, participent également à la concertation au niveau interprofessionnel. Ensemble, ces organisations (à l’exception de la FWA) composent le Groupe des dix, qui discute de toute une série de sujets socio-économiques ou liés au travail et qui, tous les deux ans, négocie l’évolution des salaires et d’un certain nombre d’autres mécanismes ou dispositifs en vue d’aboutir à un accord interprofessionnel (AIP).

On a aussi des relations collectives de travail qui sont assez centralisées, c’est un trait nettement distinctif de la Belgique. Il existe ainsi des relations collectives de travail organisées au niveau de l’entreprise, au niveau des secteurs d’activité et au niveau interprofessionnel. Le niveau interprofessionnel joue un rôle assez important au niveau du secteur privé en Belgique que l’on ne rencontre pas beaucoup dans les pays qui nous entourent.

Enfin, traditionnellement en Belgique, les relations collectives de travail sont assez pacifiées. Les conflits sont beaucoup plus encadrés, beaucoup plus canalisés, notamment par les organisations syndicales, que chez nos voisins français, par exemple. Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas de conflictualité sociale (le nombre de jours de grève en atteste), mais ce n’est pas une explosion sociale permanente.

On est passé d’une situation où on avait des accords tous les 2 ans, sauf accident, à une situation où l’on n’a pas d’accord sauf cas exceptionnel.

Comment qualifieriez-vous l’évolution de la concertation sociale sur ces dernières années ?

Au niveau interprofessionnel, on a eu des blocages ou des difficultés à parvenir à des accords. Depuis la crise financière et bancaire de 2008, il n’y a plus eu un seul accord interprofessionnel en bonne et due forme qui a été ratifié par l’ensemble des parties, excepté celui de 2017. On est passé d’une situation où on avait des accords tous les 2 ans, sauf accident, à une situation où l’on n’a pas d’accord sauf cas exceptionnel. C’est illustratif des tensions qui sont intervenues depuis plusieurs années entre les interlocuteurs sociaux (c’est-à-dire les représentants patronaux et syndicaux).

Il ne faut pas négliger le rôle du monde politique en la matière. Les gouvernements ont pu jouer un rôle pour favoriser la conclusion d’accords. Mais en modifiant notamment les règles de la négociation salariale au niveau interprofessionnel (ce que l’on nomme la « loi de 1996 »), les gouvernements ont pu placer les syndicats et les fédérations d’entreprises dans une situation plus délicate avec des marges de négociation restreinte.

Cela s’explique notamment par le fait que sur le plan salarial, on est aujourd’hui dans une situation où il y a pas mal de comparaisons au niveau international, surtout entre les pays européens. Ce n’est pas à proprement parler une coordination européenne, mais tous les États européens s’accordent depuis les années 1990, voire les années 1980 déjà, pour modérer voire bloquer les hausses de salaire. À partir du moment où la plupart des États déploient cette stratégie, cela force en quelque sorte les autres pays à essayer de les imiter. Sinon, ils se disent qu’ils vont risquer de perdre une certaine compétitivité, des parts de marché pour leurs entreprises et donc de courir à la catastrophe économique. Que ce soit avéré ou que ce ne le soit pas, c’est la conviction qui est à la base de ces choix politiques.

À l’aune de ces évolutions, l’avenir de la concertation sociale en Belgique est-il en danger ?

En réalité, c’est une question que l’on pose depuis très longtemps. L’avenir de cette concertation sociale depuis le milieu des années 1970 n’est absolument plus envisagé de manière radieuse, si tant est qu’il ne l’ait jamais été. On observe des difficultés à nouer des accords, et particulièrement des accords qui ne soient pas seulement des accords pour des accords. On a parfois l’impression que les acteurs de cette concertation sociale essaient de préserver leur place. Ils parviennent alors à des accords minimaux pour montrer qu’ils ont encore la capacité de parvenir à des accords.

En même temps, au niveau du syndicalisme belge, les capacités de mobilisation demeurent importantes. Cela s’est vu notamment avec des manifestations au niveau interprofessionnel pendant 2 ans de 2021 à 2023. Cela s’observe aussi au niveau de certaines entreprises avec des conflits durs et marqués par une forte mobilisation des travailleurs.

Modifier le cadre de la négociation pourrait éventuellement permettre d’arriver plus facilement à des accords

Quelle est la relation entre les différents acteurs de la concertation sociale et le pouvoir politique ?

Les interlocuteurs sociaux craignent souvent que le politique ne reprenne les choses en main, qu’il fixe le résultat de la négociation si eux-mêmes n’y sont pas arrivés. Dans le cas de gouvernements idéologiquement peu homogènes, c’est parfois extrêmement difficile de trouver un accord au sein du gouvernement.

Mais cette crainte d’un pouvoir politique qui reprend la main amène, dans certains cas, les interlocuteurs sociaux à conclure un accord un peu éloigné de ce qu’ils auraient voulu plutôt que de laisser le gouvernement faire en se disant que ce serait sans doute pire. On entend aussi parfois les interlocuteurs sociaux affirmer que le monde politique ne connaît pas la réalité comme eux la connaissent. Il y a donc aussi un enjeu, pour les syndicats et pour les entreprises, à éviter que ce soit le politique qui doive trancher peut-être avec une mauvaise connaissance des règles ou du terrain.

Néanmoins, chacun continue à faire pression sur le monde politique pour qu’il modifie le cadre même de la négociation (ce que demandent les syndicats pour accroître la marge salariale à négocier) ou au contraire qu’il le maintienne intact (ce que réclame le monde patronal). Modifier ce cadre pourrait éventuellement permettre d’arriver plus facilement à des accords que pourraient accepter les syndicats. Cependant, on voit bien que du côté patronal, on ne le souhaite pas. Du côté politique, certains acteurs y seraient prêts (les partis de gauche), d’autres y sont tout à fait opposés (notamment les partis de l’ancienne coalition suédoise : N-VA ; MR ; CD&V ; Open VLD).

La marque au Lion dans une impasse

Dans le cas de Delhaize, le dialogue entre patrons et syndicats semble impossible. Quelles sont les particularités de ce conflit ?

Dans le conflit chez Delhaize, il a plusieurs particularités à mes yeux. D’abord, c’est un conflit qui s’inscrit vraiment dans la durée, sans comparaison possible à ce niveau-là. Ensuite, on sent bien que la volonté de la maison mère de Delhaize (le groupe néerlandais Ahold) de franchiser ses magasins pourrait avoir des répercussions sur le reste du secteur de la grande distribution. À cet égard, sa démarche a reçu un soutien appuyé de la fédération sectorielle Comeos et de l’organisation de classes moyennes UCM.

C’est enfin un conflit qui s’exprime de façon assez dure. On l’a vu à travers toutes les actions judiciaires qui ont été entreprises par Delhaize, souvent victorieusement d’ailleurs, avec des arguments qui seront probablement discutés à d’autres niveaux de justice et peut-être au niveau européen. Cette stratégie judiciaire est assortie d’une stratégie de mise à exécution des jugements. On voit des occupations ou des tentatives de barrage devant certains entrepôts qui sont suivies d’arrivées d’huissiers et de la police. On arrive alors dans un conflit qui a une tout autre dimension que ce que l’on connaît généralement au niveau d’une entreprise.

Est-ce que, comme l’affirme parfois la direction de Delhaize, un des enjeux de ce conflit pour les syndicats est de conserver leur pouvoir ?

Chez Delhaize, les travailleurs sont fortement organisés sur le plan syndical, avec un taux d’encadrement tout à fait exceptionnel pour ce secteur. Dans le conflit actuel, on peut penser que cela joue évidemment un rôle clé dans la fermeté de la réaction des travailleurs de Delhaize.

Mais ce que l’on voit aussi au terme de sept semaines (et donc d’un conflit exceptionnellement long), ce sont des travailleurs déterminés à maintenir le mouvement en réclamant purement et simplement le retrait du plan. Ce qui motive le mouvement, ce n’est donc pas seulement l’idée de conserver Delhaize comme un bastion syndical, puisqu’on voit que les travailleurs sont bien plus résolus, bien plus déterminés peut-être, que les directions des syndicats eux-mêmes.

Vous voulez en apprendre plus sur la concertation sociale ? Découvrez notre vidéo de décryptage.

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