Enfants parqués, un pis-aller

Faute de places en maison d’accueil, des mineurs sont confiés à l’hôpital, parfois pendant des mois. On les appelle "enfants parqués". Reportage dans un des plus vieux hôpitaux de Bruxelles.

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Photos : Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)

Faute de places en maison d’accueil, des mineurs sont confiés à l’hôpital, parfois pendant des mois. On les appelle « enfants parqués ». Reportage dans un des plus vieux hôpitaux de Bruxelles.

Photos : Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)

Chaque année en Fédération Wallonie-Bruxelles, près de 300 jeunes de 0 à 6 ans sont mis à l’abri à l’hôpital, dans l’attente d’un mieux. Au centre hospitalier universitaire Saint-Pierre, dix lits sont constamment occupés par des enfants parqués.

Le va-et-vient incessant du hall d’entrée aux allures d’aéroport ferait presque oublier que l’on se trouve dans une ancienne léproserie. Mais l’effluve typique du milieu hospitalier brusque l’odorat. Un parfum oppressant qui se dissémine jusqu’au cinquième étage et contraste avec les papillons en papier collés sur la porte-fenêtre, tout comme avec les discussions légères échangées à voix-basse entre les infirmières pédiatriques. Sous son carré droit et ses lunettes noires se dévoile un regard maternant, celui d’Elisabeth Rebuffat. Docteure à double-casquette, elle est médecin de l’équipe SOS Enfant du CHU Saint-Pierre ainsi que chef du département de pédiatrie. Dans son bureau, Elisabeth vulgarise ce sujet si humain mais trop souvent administratif.

Stationnement à durée indéterminée

« C’est une réalité qu’on n’imagine pas avant de l’avoir vue », lance la pédiatre, avant d’entamer la visite des lieux. Deux étages plus haut, au sein de l’unité 609, 40 lits organisés accueillent des enfants. Six bambins sont actuellement en cours de bilan médico-psychosocial. Deux sont parqués. Ensemble, ils cohabitent avec une série de petits patients. Que ce soit pour Yanis, Erina, Laël* ou les autres, leur sortie reste problématique, bien qu’essentielle. L’hôpital n’est pas un lieu de vie sur du long terme.

Le personnel pédiatrique semble serein. Mais il y a quelques années encore, l’heure était au stress et à l’inquiétude. Des fonds débloqués par l’INAMI ont permis d’engager une équipe plus étoffée et dédiée aux besoins des enfants parqués. Une professionnalisation nécessaire, tant pour eux que pour les infirmières du service. « Une fois rétablis, ces enfants courent dans les couloirs. C’est très stressant de faire des soins de haute technicité tout en sachant que d’autres gamins sont peut-être occupés à ouvrir les armoires, à sortir du service ou à se battre avec leurs copains de chambre », explique la docteure Rebuffat. « Certains d’entre eux développent parfois des comportements agressifs. Il est déjà arrivé qu’on doive en placer dans le cabanon, une pièce capitonnée dans laquelle on isole les patients récalcitrants. »

L’école-hôpital

Le Centre hospitalier universitaire Saint-Pierre a la chance de disposer d’infrastructures comme une école (maternelle et primaire), un atelier et même une terrasse pour que les enfants profitent de la lumière du jour, ce qui ne vaut pas pour tous les hôpitaux. Devant leur classe, tout au fond du service, Yanis et Erina, 6 et 4 ans, enfilent leur manteau. Nora et Axelle, institutrices au CHU, s’apprêtent à les emmener à la bibliothèque Bruegel. Accroupies à sa hauteur, elles rappellent le mot d’ordre au petit : « Dans la rue, on ne crie pas. D’accord, Yanis ? » La sortie se passe par les sous-sols, une galerie froide et sombre. Il faut se frayer un chemin parmi les boites de langes et de gants en latex pour finalement quitter le bâtiment. Des sourires innocents, des regards curieux sur la rue, ils sont sûrement peu habitués à s’absenter de l’hôpital. Erina préfère les jolies histoires que lui raconte son professeur, tandis que Yanis, lui, est passionné par les fleurs. Dans le livre de botanique qu’il feuillette avec enthousiasme, il revient plusieurs fois sur la même page. « Ma fleur préférée, c’est le tournesol », répète-t-il en pointant du doigt la plante dorée. Une bonne heure plus tard, le petit groupe se remet en route. Il est temps de rentrer, le sac chargé de livres et des enfants plus agités qu’à l’aller.

Une fois arrivé, Yanis rejoint la classe primaire, située à deux pas de sa chambre. De l’autre côté du couloir, en maternelle, Laël, 18 mois, se balade avec son pot de gouache rose. À ses côtés, Mme Anne est assise sur une petite chaise en bois. Après plus de 35 ans passés dans l’enseignement classique, Anne Rindignez cherchait plus de contact social. L’évidence se présente à elle lorsqu’un poste se libère dans l’école Robert Dubois du CHU. Et bien que l’enseignement soit similaire à celui donné dans n’importe quelle classe, elle confie que ce service lui faisait peur avant d’y travailler. Aujourd’hui, à l’approche de la retraite, l’institutrice exerce toujours son métier avec grand cœur. « Nous nous attachons rapidement à ces enfants. Nous devenons en quelque sorte leurs confidentes. Il n’est pas rare qu’une infirmière ramène un enfant chez elle pour passer le week-end ensemble », confie Mme Rindignez.

Une problématique à la croisée de l’enfance, de l’Aide à la jeunesse et de la santé

En Fédération Wallonie-Bruxelles, il existe quatorze équipes SOS-Enfants financées par l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) comme celle du CHU Saint-Pierre. Leurs missions sont la prévention et la prise en charge de la maltraitance infantile. « La prise en charge d’enfants à l’hôpital et non en maison d’accueil existe depuis plus de 30 ans », évoque le docteur Rebuffat. « Les recueillir ici est une manière de les mettre à l’abri le plus rapidement possible. D’autant plus que, parfois, ces bambins nécessitent réellement une hospitalisation… » Brigitte Van Thournout, responsable de l’équipe SOS-Enfants au CHU Saint-Pierre, insiste sur ce point. « Les enfants victimes de négligences, de maltraitance physique, sexuelle ou psychologique, doivent être hospitalisés afin de réaliser un bilan médico-psychosocial complet. » Une étape indispensable et utile pour les parents également, avec qui SOS-Enfants tente de recréer un dialogue, à la différence de la plupart des pouponnières et des centres d’accueil.

Progressivement, ce modèle est apparu évident. Le nombre de jeunes (voire très jeunes) hospitalisés dans ce cadre n’a pas arrêté d’augmenter. Certains cas relativement simples permettent de faire rentrer un enfant chez lui rapidement. Mais la durée de « stationnement » des mineurs à l’hôpital est très variable, allant de quelques semaines à une année entière dans les situations extrêmes. Ce qui bien sûr n’est pas sans conséquence sur le développement. « Si au terme du bilan, l’enfant ne peut pas réintégrer une situation parentale stable, le diagnostic aboutit à un placement en institution. C’est là que la galère commence », explique Elisabeth Rebuffat. Le manque de places criant dans les structures d’hébergement crée des embouteillages à différents niveaux, ce qui justifie des séjours prolongés. « Quel que soit l’âge, trouver une place reste compliqué. Et lorsqu’ils sont sans-papiers ou autistes, cela allonge encore le processus. »

Le réseau de l’aide à la jeunesse est bouché. Pourtant, 28 places supplémentaires ont été créées ces dernières années dans les Services d’Accueil Spécialisés de la Petite Enfance (SASPE) en Fédération Wallonie-Bruxelles. Un nombre bien trop maigre pour impacter le taux d’occupation du CHU, regrette le docteur Rebuffat. C’est pourquoi, comme tous les jours à seize heures tapantes, l’assistante sociale de l’équipe SOS-Enfants prendra son téléphone pour appeler les centres d’accueil, dans l’espoir qu’une place se libère.

* Afin de protéger leur anonymat, tous les enfants sont cités sous des noms d’emprunt.

L'hôpital Saint-Pierre de Bruxelles, ancienne léproserie au coeur des Marolles.
L’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles, ancienne léproserie au coeur des Marolles.
© Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)
De l'école à l'hôpital, il n'y a qu'un pas.
De l’école à l’hôpital, il n’y a qu’un pas. © Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)
Erina découvre le neuvième art à la bibliothèque Bruegel.
Erina découvre le neuvième art à la bibliothèque Bruegel.
© Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)
Les livres, un peu. L’automne, les arbres et les feuilles mortes, beaucoup.
© Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)
Plus tard, je serai botaniste.
Plus tard, je serai botaniste. © Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)
Dans la classe de Mme Anne.
Dans la classe de Mme Anne. © Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)
Tout comme ces lits, des enfants se retrouvent parqués à l'hôpital pour une durée indéterminée.
Tout comme ces lits, des enfants sont parqués à l’hôpital pour une durée indéterminée.
© Marie-Flore Pirmez (CC BY NC ND)

Tu as apprécié ce reportage ? Alors l’interview de Julianne Laffineur, collaboratrice à la Coordination des ONG pour les droits de l’enfant, devrait t’intéresser.

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