Wikipédia VS Grokipedia : la bataille des encyclopédies

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Le duel semblait aussi improbable que prévisible : Wikipédia, monument du web collaboratif dans le top 10 des sites les plus consultés sur internet, face à Elon Musk, l’entrepreneur à la tête de X et de SpaceX connu pour ses opinions tranchées. Après de nombreuses critiques et appels au boycott sur X visant l’encyclopédie en ligne, le milliardaire a décidé de contre-attaquer en créant la sienne, Grokipédia : un projet qui varie entre technologie, idéologie et compétition d’influence.

Tapez “réchauffement climatique” sur Wikipédia, et vous lirez un long article appuyé sur des études scientifiques et des rapports du GIEC. Sur Grokipédia, la version lancée par Elon Musk, le ton change subtilement parmi un océan de copier-coller de Wikipédia : on y parle de “surestimation” et de “réchauffement plus lent”. Ce contraste n’est pas un hasard. Le milliardaire américain, après avoir racheté Twitter (devenu X) et lancé son IA Grok, s’attaque désormais à un autre pilier encyclopédique du web : Wikipédia. Son ambition ? Créer une encyclopédie “libre d’idéologie de gauche et d’idées wokiste”, adossée à l’intelligence artificielle et à la philosophie de la liberté d’expression chère à X. Mais derrière cette promesse d’un savoir “plus neutre”, Grokipedia révèle aussi une nouvelle bataille de pouvoir : celle du contrôle de l’opinion et de la fiabilité de l’information, à l’ère des intelligences artificielles.

Le savoir selon Musk 

Mise en ligne le 27 octobre 2025, la première version de la plateforme encyclopédique Grokipédia, développée par xAI, la société d’intelligence artificielle d’Elon Musk, fait déjà beaucoup parler d’elle. Présentée comme une alternative “libre de propagande” à Wikipédia, cette version 0.1 est pour l’instant disponible uniquement en anglais, avec une limite d’âge fixée à partir de 13 ans et sans véritable vérification parentale pour les utilisateurs mineurs.

Depuis plusieurs années, Musk accuse Wikipédia d’être “trop woke et trop gauchiste”, multipliant les critiques publiques notamment après la publication d’articles jugés faux sur Donald Trump. Sur X, il a promis que Grokipedia “éliminerait la propagande qui inonde Wikipédia” et “recenserait la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité”. Dans un autre message, il assure que la version 1.0 “sera dix fois meilleure. Mais même en version 0.1, Grokipedia est déjà meilleur que Wikipédia à (son) avis.

Cependant, derrière ces déclarations, le projet semble porter la marque idéologique de son créateur. De nombreux observateurs notent que le ton de Grokipedia penche subtilement vers la droite, sans que cela soit toujours explicite. Une grande partie de son contenu provient d’ailleurs directement de Wikipédia, retravaillé par l’IA, un paradoxe qui, selon certains, pourrait affaiblir organiquement la plateforme d’origine, tout en diffusant une version filtrée du savoir sous couvert de neutralité.

Deux visions du savoir

Alors que Wikipédia repose sur la collaboration de millions de contributeurs bénévoles, avec des pages de discussion, des historiques et des sources de qualité, Grokipédia est entièrement prise en charge par l’IA Grok. Cette dernière rédige les articles, recherche les sources sur le web et sur X et en évalue la fiabilité. Cependant, dans cette première version, il n’existe aucun mécanisme permettant aux internautes de corriger ou de réfuter une information jugée fausse comme elle l’indique dans ses termes et conditions.

Comme le souligne Philippe Laloux, journaliste au pôle économique du journal Le Soir, où il se consacre notamment aux enjeux des nouvelles technologies : “Grok et Grokipédia ont une architecture éditoriale très top-down, c’est l’IA qui contrôle tout, contrairement à Wikipédia, qui part de la base humaine”. Il ajoute également : “Un robot n’est pas neutre parce qu’il y a un algorithme derrière. Il reprend l’idéologie de son fondateur.”

Du côté de Wikipédia, comme le rappelle Madel, un de ses contributeurs actifs depuis 15 ans : “Wikipédia, ce sont cinq principes fondateurs. Et le deuxième, c’est la neutralité de point de vue.” Autrement dit, la plateforme collaborative repose sur des principes clairs et des arbitrages humains où une information ne peut être ajoutée sans être amenée avec des sources de qualité considérées comme “fiables” (articles de presse, ouvrages, travaux universitaires). Tandis que Grokipédia centralise le pouvoir éditorial dans une IA dont la fiabilité dépend des sources disponibles sur le web et sur X et les opinions et idéaux personnels d’Elon Musk.

Bataille de neutralité

« Tout oppose Grokipedia et Wikipédia. Wikipédia est un projet collaboratif ouvert à tous, librement partagé, avec une licence que tout le monde peut réutiliser. Et Elon Musk ne s’en est pas gêné, puisque, à la base environ 80% de Grokipédia provient de Wikipédia, parfois mot pour mot« , explique Madel.

Un fait frappant : en utilisant et comparant les deux plateformes, on remarque qu’elles se ressemblent autant qu’elles diffèrent. Comme le souligne Philippe Laloux: “Lors de sa phase d’entraînement, Grok “crawl”, c’est-à-dire qu’il scanne l’ensemble des pages web pour pomper le contenu et le réinjecter dans la plateforme. ” Résultat : pour n’importe quel article fourni par Grokipédia, la majorité des sources proviennent des sites du groupe Wikimedia Foundation.

Pourtant, cette IA reste fortement influencée par les idéaux de son concepteur. Sur certains sujets sensibles ou polémiques, on peut lire entre les lignes des prises de position idéologiques ou des tournures de phrases tranchées, noyées dans un océan de copier-coller Wikipédia.

En recherchant le mot-clé “Grokipedia” sur Grokipédia, la majorité des résultats pointent vers des articles dénonçant un “manque de neutralité” de Wikipédia, comme pour démontrer que la nouvelle plateforme existe pour “remédier” à Wikipédia. Le salut nazi d’Elon Musk, geste controversé effectué le 20 janvier 2025 lors du meeting qui a suivi la seconde investiture de Trump, n’est pas trouvable dans Grokipédia, alors qu’il possède un article dédié sur Wikipédia. Concernant le scandale Epstein et sa relation avec Donald Trump, la narration est modifiée sur Grokipédia : bien qu’il soit, comme sur Wikipédia, mentionné que le président américain a fait partie de son cercle proche, la plateforme de Musk insère un extrait d’un article du New York Times pour minimiser l’implication de Trump avec Jeffrey Epstein après 2005.

Le traitement du mouvement #MeToo illustre aussi ce biais : tandis que Wikipédia explique les causes défendues par le mouvement et son origine, Grokipédia consacre un paragraphe entier dans l’introduction à une critique affirmant que “#MeToo privilégie le récit aux preuves, amplifiant souvent des allégations non corroborées qui entraînent de graves conséquences…”. De même, le réchauffement climatique, présenté de façon alarmante sur Wikipédia à l’aide de plusieurs sources scientifiques, est nuancé sur Grokipédia par la mention d’une “surestimation” du réchauffement réel dans certaines zones rurales, tout en omettant d’insister sur les conséquences écologiques globales du phénomène.

Les Personnes LGBTQ+ sont abordées dans un ton polémique : Grokipédia met en avant des controverses médicales et sociales peu représentatives de la position majoritaire des chercheurs. Le site insiste sur des critiques évoquant des “risques iatrogènes” ou une “contagion sociale” liés à l’augmentation des identifications LGBTQ+, ce qui traduit une certaine méfiance envers cette communauté. Cette mise en avant de thèses marginales crée un décalage clair avec Wikipédia, qui s’appuie surtout sur les études scientifiques reconnues.

Enfin, concernant le conflit Israël-Palestine, Grokipédia présente un angle favorable à Israël, décrivant surtout les opérations militaires israéliennes comme des réactions défensives et passant sous silence la crise humanitaire à Gaza. Contrairement à Wikipédia, qui expose les pertes humaines, le blocus et les responsabilités des deux camps, Grokipédia propose un récit très déséquilibré : la souffrance israélienne est détaillée, tandis que celle des Palestiniens est largement absente. Ce décalage crée un biais frappant qui oriente la compréhension du conflit en faveur d’Israël.

Cette confrontation illustre une dynamique particulière : Grokipédia emprunte massivement à Wikipédia, mais l’IA de Musk sélectionne et reformule les informations selon une perspective idéologique implicite, créant ainsi un contenu qui semble neutre à première vue, mais porte en réalité un biais discret et orienté.

Une prise de parti

Une intelligence artificielle n’a pas, en soi, de conviction politique. Mais si les données sur lesquelles elle s’appuie sont orientées, elle reproduit ce biais et l’amplifie. Et c’est précisément ce que craint Philippe Laloux pour Grokipédia : « Rien dans ce qu’a fait Elon Musk depuis le début de sa carrière n’est dépourvu d’un agenda politique ou idéologique. » Pour lui, le fonctionnement de Grokipedia reflète cette volonté de contrôler le récit, dans la continuité d’une logique déjà visible sur X : « Évidemment que X n’est pas une base fiable pour une encyclopédie. La plateforme fait déjà l’objet d’enquêtes sur ses mécanismes de recommandation et sa gestion des contenus problématiques.« 

Selon Laloux, là où Wikipédia cherche à corriger les biais, Grokipedia risque de les renforcer : « Wikipédia repose sur un pluralisme procédural : il y a des pairs, des patrouilleurs, des sources secondaires. Là où Grokipedia amplifie les biais, Wikipédia met tout en œuvre pour les atténuer.« 

De son côté, Madel, rappelle la philosophie fondatrice du projet de Wikimédia : « Sur Wikipédia, on ne cherche pas la vérité, mais l’exactitude. On exprime tous les points de vue, dans leur juste proportion, sans en privilégier aucun. » Pour lui, cette distinction est essentielle : elle marque la différence entre une encyclopédie pluraliste et redevable comme Wikipédia et un modèle unilatéral piloté par une IA qui, sans garde-fous, finit par refléter les idées politiques de son créateur.

Quel futur pour Wikipédia face à l’IA ?

Pour Madel, la confrontation entre les deux plateformes dépasse la technologie. « Nous avons affaire à un oligarque qui crée quelque chose seul, porté par sa propre vision du monde. En face, Wikipédia, c’est un projet collectif, multilingue, animé par des dizaines de communautés. Même avec ses milliards, il ne peut pas rivaliser avec cette diversité.« 

Mais la montée en puissance de l’intelligence artificielle commence à fragiliser ce modèle collaboratif : « « « On constate une baisse de fréquentation d’environ 8 % depuis l’essor des IA génératives. Les utilisateurs vont moins directement sur Wikipédia, car ils trouvent leurs réponses dans les petites fenêtres pop-up ou les chatbots, qui puisent dans nos contenus. » Résultat : moins de visibilité, moins de nouveaux contributeurs, et donc moins de financements pour une encyclopédie qui vit uniquement grâce aux dons, sans publicité.

De son côté, Philippe Laloux, rappelle que cette mutation ne touche pas que Wikipédia : « En moins d’un an, même Google a été bousculé. Pour la première fois, le moteur de recherche perd du trafic. Les agents conversationnels comme Chat GPT, Gemini, Claude, Grok, deviennent des interfaces universelles entre les utilisateurs et l’information.« 

Madel, lui, insiste sur un geste simple : « Il faut encourager les gens à consulter directement les sources, à venir sur Wikipédia, à ne pas passer par les filtres d’intelligence artificielle. Chaque visite compte : elle permet au projet de continuer à exister, à rester libre et ouvert à tous.« 

À l’heure où des IA prétendent trier le savoir à notre place, cliquer sur Wikipédia devient un acte de résistance intellectuelle contre les nouvelles alternatives faillibles comme Grokipédia.

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