La Maison des Livreurs délivre du soutien à une profession en souffrance
Crédit photo : Thibault Herpoel
Chaque jour, armés d’un vélo ou d’un scooter, des livreurs parcourent les rues de Bruxelles pour apporter aux clients de plateforme leur repas en temps et en heure. Ces travailleurs tentent de gagner leur pain par tous les temps, au péril parfois de leur santé. La Maison des Livreurs essaie de délivrer un peu de soutien à une profession en mal de reconnaissance.
Une tente verte est en train d’être installée sur une place de parking de la Chaussée de Boondael. L’installation dénote dans cette rue du Cimetière d’Ixelles, quartier très apprécié des étudiants et fêtards bruxellois. Camille et Martin s’affairent à monter une petite table, et quelques petites chaises de camping bon marché à l’abri de la tente.

Ensuite, ils y disposent quelques biscuits et de grandes carafes de café sous le regard amusé de deux jeunes livreurs, Chadi et Abder. Ce petit remue-ménage ne semble pas affecter les nombreux passants, visiblement pressés de s’attabler en terrasse en cette fin de jeudi après-midi.
Camille et Martin sont membres de la Maison des Livreurs. L’association, créée en octobre 2022, vient en aide aux livreurs pour pouvoir leur offrir une oreille attentive. Tous les jeudis soir, ils posent leur tente à un endroit de Bruxelles prisé des coursiers. « L’équipe intervient pour soutenir les livreurs lorsqu’ils rencontrent des difficultés individuelles, qu’elles soient ou non liées à la plateforme de livraison. Il peut s’agir de factures impayées, de l’enregistrement d’un nouveau moyen de locomotion ou encore de l’accompagnement de ceux qui ont été déconnectés de leur application sans motif valable », relate Martin.

Abder, adossé contre un poteau de la tente, profite d’un petit instant de pause entre deux livraisons pour se pencher un peu plus sur ses conditions de travail. « Je travaille comme livreur depuis 4 ans pour Uber Eats et Deliveroo. Comme je suis sans-papier, j’ai un ami qui m’a prêté son compte. Il est gentil, je le paye un peu en retour ». Au fil de la discussion, le livreur évoque la naissance de son enfant né cette année. Un large sourire apparaît alors sur son visage comme une promesse pour l’avenir. « J’espère pouvoir recevoir mes papiers d’ici quelques mois et être régularisé ».
Car sa situation n’est pas évidente. En plus des conditions de travail éprouvantes, il est sans cesse contrôlé par les plateformes. « Je dois alors me dépêcher de retrouver mon ami sans quoi mon compte est bloqué et je ne touche plus d’argent du tout ». Puis, il jette un coup d’œil à son téléphone et s’excuse : « je dois aller visiter un nouvel appartement, je m’en vais ». Il s’éclipse. Et lance un dernier au revoir, masqué par les klaxons de chauffeurs exaspérés par les bouchons.
« Les travailleurs sont atomisés »
Son cas n’est pas isolé. Tout au long de la permanence, des livreurs se succèdent sans cesse sous cette tente. Catherine, syndicaliste des jeunes FGTB, est également venue prêter main forte ce soir aux côtés de Martin et Camille. « Il y a un réel besoin », lance ce dernier, le nez devant son ordinateur. « Les travailleurs sont atomisés. Ils n’ont pas de lieu de socialisation où ils peuvent boire un café, faire du lien, s’organiser collectivement pour améliorer leurs conditions de travail. C’est ce qu’on essaye de leur offrir ».


L’ancien coursier sait à quel point le métier est difficile. Il aide un ‘collègue’ qui ne parle pas français et qui a vu son compte être bloqué par Uber Eats il y a un mois. La communication est fastidieuse, mais ils parviennent à se comprendre. « On vit tous un peu dans Black Mirror, mais les livreurs y vivent vraiment. Il faut se dire que leur travail est géré par une intelligence artificielle, et par des algorithmes qui décident qui travaille ou qui est licencié. »
Un modèle économique défaillant
Les plateformes comme Uber Eats et Deliveroo payent à la livraison. Ce qui met Martin en colère car c’est « un modèle qui en l’occurrence est illégal. Et si pour une raison ou une autre, il n’y a pas assez de commandes ou trop de livreurs, certains gars peuvent rester à attendre 10 heures pour toucher 30,40 euros la journée ». Une misère.

Dès lors, les travailleurs gardent leurs yeux scotchés à leur téléphone, dans l’attente d’une hypothétique commande. Pour l’écrasante majorité d’entre eux, ce sont de jeunes hommes racisés. Ils passent en vitesse pour se reposer à l’abri. Parfois, ceux-ci n’ont même pas le temps de finir le café offert par l’association qu’ils reprennent déjà leur scooter pour délivrer une nouvelle course.
Aux alentours de 20h, Abdelhak parque sa moto à proximité de la tente. Il dit dans un anglais approximatif « venir pour un ami qui a un souci, et qui va bientôt arriver ». Tout sourire, l’homme d’une quarantaine d’années se réchauffe avec un café et un biscuit. Pourtant, il a dû fuir il y a 10 ans les Talibans en Afghanistan pour se réfugier en Belgique. « Ils m’attendaient chez moi. Je n’ai plus vu ma famille depuis. » Il se plait ici, et son travail aussi même si « c’est fatiguant et assez dangereux ».Puis, il scrute son smartphone et accepte aussitôt une commande. Il encode l’adresse de son prochain client et saute sur sa bécane pour sillonner une nouvelle fois les rues de Bruxelles.

Des discours comme celui d’Abdelhak sont légion ce soir. Des livreurs racontent des histoires arrivées à leurs collègues. Jambes cassées, impossibilité de gagner de l’argent pendant des mois… et ils n’ont souvent pas droit à une assurance santé pour les protéger. « Les conditions de travail les poussent à prendre de plus en plus de danger », fulmine Camille.
La soirée se termine aux alentours de 21h30 pour les membres de l’association. Enfin presque. Alors que la tente se replie, un habitué arrive. Max – nom d’emprunt – réajuste ses lunettes et essuie une goutte de sueur. Il vient souvent donner un coup de main pour offrir des conseils à ses compères. Mais ce soir, il est contrarié. « Je n’ai fait que 50 euros ce soir et je n’ai même pas encore mangé. Je vais devoir continuer jusqu’à 22h au moins ». Camille tente de le rassurer un peu, lui propose un biscuit et lui tend une clope. Max la grille et s’empresse de récupérer la commande que le Quick d’en face vient de préparer.
Son sac carré floqué Uber Eats sur le dos, il se remet en selle pour offrir un repas à un client impatient. Lui, qui comme bien d’autres ce soir, accepte une énième course pas rentable pour espérer manger à sa faim.

