En ces temps de confinement, l’art vivant est déboussolé. Sa caractéristique même, l’alchimie de la rencontre en un ici et maintenant, n’est plus autorisée. Pourtant, la culture nous aide à garder des liens sociaux qui adoucissent l’isolement et la traversée de cette période anxiogène.
Photos: Agathe Decleire (CC BY NC ND).
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Noir. Les applaudissements rompent le silence et ramènent la lumière sur les artistes qui saluent. Quelques « bravo ! » fusent. Après les acclamations, les gens quittent la salle. Certains attendent que les comédiens sortent de leur loge pour les embrasser, les féliciter et leur offrir un verre. Le théâtre a ce pouvoir, cette magie de l’instant présent. Chaque représentation est une nouvelle rencontre entre les artistes et le public.
Mais depuis le 13 mars, ces rencontres sont interdites en Belgique. Les théâtres restent silencieux. Les musées sont vides. Pas une personne n’esquisse un pas de danse ou une note de musique dans les salles de concert. Cela n’était jamais arrivé. Même la guerre n’avait pas provoqué de telles fermetures. Pour la première fois, tous les rassemblements culturels sont illégaux. Ou du moins, tous les rassemblements culturels comme on les connait. Car si ce confinement va d’abord assommer le secteur culturel, il va aussi éveiller de nouvelles idées chez certains.
Festivals virtuels
L’une des premières initiatives à émerger vient paradoxalement d’un art presque anachronique. La Monnaie, célèbre maison d’opéra, organise dès la mi-mars un festival en streaming, offrant sur son site web tous ses spectacles de la saison 2019-2020. « Nous nous sentions mal vis-à-vis de notre personnel qui avait tellement travaillé sur ces créations, et à l’égard de notre public qui ne pouvait pas voir nos deux derniers spectacles », explique Peter de Cahuwe, directeur artistique de la Monnaie. « Notre objectif avec ce festival est vraiment de conserver notre public fidèle. Mais il peut aussi être une porte d’entrée pour les non-initiés. Avec le streaming, on peut regarder un opéra gratuitement, faire pause, y revenir plus tard… Et puis le secteur culturel est fortement soutenu par le contribuable. À travers le festival, nous voulions aussi montrer ce qu’on fait avec cet argent public. »
Dans un autre style, le festival #JeResteALaMaison propose des concerts quotidiens en live sur Facebook la première semaine d’avril. Le programme, diffusé chaque jour sur la page Facebook, permet de choisir les concerts qu’on veut aller voir. Il y en a pour tous les goûts. Quelques minutes avant le concert, on s’installe confortablement dans son canapé, on allume son ordinateur, on connecte son baffle. On ouvre une bière aussi. Et on attend un peu. A la fin du compte à rebours, le logo du festival disparaît de l’écran et laisse la place à une chanteuse et sa guitare. Elle aussi est assise sur son canapé. Elle se présente, parle un peu. Dans le coin supérieur gauche de l’écran, on voit le nombre de visionnages augmenter : 500, 1000, 1500, 2000. Ça monte vite. Les commentaires fusent. Des « bonjour » surtout. Des « merci » aussi. Elle commence à chanter et nous sommes transportés autre part. Sa voix est douce, sa musique chaude et sa présence charismatique. Les chansons s’enchaînent. Les frissons aussi. Certaines musiques donnent envie de danser, alors on secoue la tête en rythme, on sourit en entonnant le refrain. Ça fait du bien.
Certaines musiques donnent envie de danser, alors on secoue la tête en rythme, on sourit en entonnant le refrain. Ça fait du bien.
Louis Favre, l’homme à l’origine du projet, raconte : « Cette initiative est partie de l’envie de combler le vide que laissait la fermeture des salles de concert. Comme je connais pas mal de personnes dans la musique, je leur ai proposé qu’on se réunisse pour organiser un festival en un seul lieu, plutôt que de faire plusieurs petites initiatives chacun de son côté. J’ai reçu une vague de réponses positives. On s’y est tous mis et en quelques jours, c’était lancé ». Cet évènement, qui a réussi à fédérer le secteur de la musique live en France, assume aussi le côté décalé propre à un festival numérique. Un modèle pour se confectionner son pass est envoyé, des tentes sont plantées dans les salons… « Le ton léger, il fait du bien à tout le monde », justifie Louis Favre. « On voulait que notre festival soit une bulle de divertissement qui aide à penser à autre chose, à oublier nos problèmes et juste profiter. Comme un vrai festival au final ». Si le festival a eu du succès, plus d’1,5 million d’e-festivaliers pour les 95 artistes, Louis Favre et la Prod’ du Canap’ ne comptent pas en faire une seconde édition : « Tout le monde est bénévole et fait ça à côté de son boulot. Je ne crois pas qu’on tiendrait le coup physiquement ».
Néanmoins, le festival a parfois donné des idées aux artistes qui y ont participé. Le groupe français d’électro-pop Isaac Delusion envisage par exemple de continuer à donner des concerts en vidéo en dehors du festival. « C’est marrant à faire », affirme Jules Pacotte, un membre du groupe. « Ça m’a permis de reprendre la vidéo et ça répond aussi à notre frustration de voir tous nos concerts annulés. Ça n’a aucun rapport avec un vrai concert évidemment, mais ça reste un bon exercice. Et puis, pour le moment, c’est la meilleure chose qu’on puisse faire (rires) ».
Arts vivants et participatifs
La fermeture des écoles a accompagné l’interdiction des rassemblements culturels. Parents et enfants ont à nouveau cohabité à plein-temps. Et si l’équilibre a parfois été difficile à trouver, différents acteurs culturels ont décidé de proposer du contenu pour occuper les enfants. Voyant ses animations et ses stages annulés, l’école de cirque Crazy Circus, basée à Soignies, a publié régulièrement des Tutos de Confinement. Avec des petites vidéos diffusées sur leur site internet et leurs réseaux sociaux, les animateurs et animatrices de l’école ont partagé aux enfants des techniques et des conseils pour qu’ils fabriquent leur propre matériel. Mais comme l’explique Delphine De Roeck, l’initiatrice du projet, « l’important, c’était surtout de garder le contact avec les enfants ».
Chacun à leur façon, les internautes font vibrer la chorégraphie, lui donnant une diversité et une profondeur inédite.
C’est ce désir qui a également motivé La Montagne magique à mettre en place leur projet Donnez vie à La Montagne magique ! Ce théâtre bruxellois, spécialisé dans la programmation jeune public, propose aux enfants qui fréquentent habituellement ses salles d’imaginer la vie du théâtre depuis qu’il a fermé ses portes. Des poèmes, des collages et des peintures ont déjà été publiés sur le site du théâtre, détaille la directrice Cali Kroonen. « Habituellement, après chaque représentation, on discute avec notre public. On adore qu’il puisse s’exprimer. Avec ce projet, on lui propose d’imaginer ce qu’il se passe dans cette montagne qui est soudain vide. Et puis, ça nous permet aussi de garder une relation ludique, légère entre les membres de l’équipe. On joue avec le public, on invente des petits jeux, c’est assez vivifiant ! ».
Les projets à destination des enfants ne sont pas les seuls à encourager leur public à participer. Rosas, une compagnie flamande de danse, propose sur son site un découpage des différents pas de la chorégraphie qui l’a rendue célèbre, Rosas danst Rosas. La chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker invite les internautes à danser et à s’approprier la chorégraphie. Les danseurs sont professionnels ou amateurs, jeunes ou vieux, et viennent des quatre coins du monde. Chacun à leur façon, ils font vibrer cette célèbre chorégraphie, lui donnant une diversité et une profondeur inédite. Depuis le début du projet, des centaines de vidéos ont été réalisées et ont atterri sur le site.
Du théâtre au bout du fil
Si beaucoup de ces nouvelles formes d’arts vivants ont vu le jour lors de cette période de confinement, certaines existaient déjà depuis longtemps. C’est le cas du Standard poétique, imaginé en 2014 par la compagnie bourguignonne TéATr’éPROUVèTe. Pour souligner la raréfaction des médecins dans leur région, la compagnie s’est emparée des codes de l’univers médical pour remettre de la poésie dans le quotidien. Des cabinets de poésie générale sont apparus dans toutes sortes de lieux communs, comme des boulangeries, et le standard poétique a proposé « un service d’urgence en cas d’infection poétique plus ou moins grave ». Le concept est simple : assis dans son fauteuil, on tape le numéro du standard poétique sur son téléphone. Le son d’un électrocardiogramme nous accueille. « La poésie est un métier de pointe », nous dit une voix féminine qui précède un menu préenregistré à la manière des menus des hôpitaux. Ça pourrait sembler aseptisé si ce n’était pas si décalé. « Si vous souffrez d’un petit manque de poésie, tapez un. Pour une infection poétique plus grave, tapez deux. » Le menu s’allonge encore. Au deuxième niveau, on nous propose différents poètes. Apollinaire, Verlaine, Prévert. Et puis les graines de poètes, des enfants qui s’essayent à la poésie. Le poème est déclamé par un comédien ou une comédienne qui, par sa voix, nous emmène dans une histoire, dans un autre monde. Le temps de quelques instants, l’angoisse disparaît. On se retrouve seul, son téléphone à l’oreille, découvrant ou redécouvrant le pouvoir d’évasion qu’a la poésie.
«C’est un moment magique. Une relation très intime se crée et éveille l’imaginaire.»
Lucie Fournier, coordinatrice des Zinopinées confinées.
Si le format était novateur en 2014, il a été repris par d’autres initiatives depuis la fermeture des salles de spectacles. En Belgique, il y a par exemple les Zinopinées, devenues entre temps les Zinopinées confinées. Ce projet, imaginé en collaboration avec les habitants du Nord-Ouest de Bruxelles et coordonné par Lucie Fournier, a pris l’habitude de faire surgir de la culture dans un lieu atypique chaque deuxième samedi du mois. Ainsi, une projection de cinéma a été organisée dans une wasserette et de la danse africaine s’est invitée dans une galerie commerçante. Mais depuis que leurs lieux de performances sont fermés, l’équipe des Zinopinées s’est réinventée sur les ondes téléphoniques. Une fois inscrit sur la liste, le participant reçoit un appel à l’heure dite pour partager un moment de poésie avec un comédien ou une comédienne. « C’est un moment magique, raconte Lucie Fournier. À travers la voix du comédien, une relation très intime se crée et elle éveille l’imaginaire ». Si les rendez-vous restent actuellement encore fixés au deuxième samedi du mois, il n’est pas impossible que d’autres soient organisés : « si on rencontre beaucoup de demandes, on ne va pas frustrer les gens. Peut-être qu’on multipliera les rendez-vous », annonce la coordinatrice.
Transposer ou transformer ?
Une préoccupation commune anime toutes ces propositions culturelles : l’adaptation des arts vivants au confinement. Mais si la question est identique, les réponses sont quant à elles très variées. Certains artistes transposent des pièces jouées sur scène en des captations disponibles sur une plateforme de vidéos sur demande. D’autres décident de rechercher une autre forme d’art vivant, qui soit propre au confinement.
La Montagne magique s’inscrit plutôt dans la deuxième catégorie. En effet, ce théâtre ne propose pas uniquement à ses jeunes habitués de s’approprier ses salles désertées. Contre rémunération, la Montagne magique offre également la possibilité aux artistes initialement programmés de rendre compte de ce qu’ils auraient dû présenter. Pas de promotion ni de nostalgie. La forme est libre tant que ce n’est pas du théâtre filmé. « Pour moi, le théâtre c’est un art vivant, justifie la directrice, Cali Kroonen. Il s’appauvrit quand il est transposé en 2D sur un écran. C’est un art collectif et vivant ». De cette façon, chaque mercredi, une nouvelle capsule apparaît sur le site de la Montagne. On peut y écouter un conte, une histoire racontée par un comédien ou une comédienne. « On a des centaines d’écoutes pour nos petites capsules, s’enthousiasme Cali Kroonen. On ne s’y attendait pas, c’est tout simple. Mais ça marche très bien ! ».
«Le théâtre est un art vivant. Il s’appauvrit quand il est transposé en 2D sur un écran. C’est un art collectif et vivant.»
Cali Kroonen, directrice du théâtre de la Montagne magique
Un nouveau festival a aussi été créé pour mettre en valeur le processus créatif en période de confinement. Ce Festival des Arts confinés est organisé par deux artistes français, Pierre-Marie PEM Braye-Weppe et Arnaud NANO Méthivier qui ont également créé un espace culturel virtuel, Agora-OFF. Le curateur Pierre-Marie PEM Braye-Weppe détaille la raison d’être du festival : « Nous avons une ligne éditoriale un peu particulière car nous n’acceptons que les créations qui sont ancrées dans le temps présent. Nous ne voulons pas des captations de créations passées. Nous travaillons dans le présent sur l’art du confinement ». La réflexion se construit chaque soir, avec les diverses propositions envoyées par les artistes. Et si le curateur est incapable de dire ce qu’est l’art confiné, il sait que cet art n’a pas de format. « La chance que nous avons avec la création confinée, c’est qu’il ne faut pas que ce soit 1h25 pour le théâtre ou trois minutes pour la radio. Dans notre festival, nous avons aussi bien des œuvres de 30 minutes que des œuvres de 30 secondes ».
La culture, même confinée, déconfine
S’il y a une si grande profusion d’initiatives, c’est aussi parce que la demande de culture est conséquente. PEM, le curateur du Festival des Arts confinés, justifie cette hausse de la demande par l’annulation des événements sportifs :« Depuis qu’il n’y a plus de sport à la télé, il y a une place énorme laissée à la culture. Ça faisait longtemps que ce n’était pas arrivé, il faut en profiter ! ».
Même si elle ne regarde pas de foot à la télé, Liliane Lepage, directrice générale du CPAS de Wellin, dans la province du Luxembourg, confirme les propos de PEM. « Depuis le début du confinement, j’ai plus de temps pour penser à moi, pour faire des choses qui me plaisent. Du coup, je me suis plongée dans la lecture de livres qui me passionnent mais que je repoussais toujours car je n’avais pas le temps ». Si elle ne s’est pas encore lancée dans le visionnage d’une captation de théâtre ou d’opéra, l’idée a cependant germé dans son esprit. « J’aime beaucoup le théâtre mais pour voir une pièce, il faut chaque fois aller jusqu’à Namur, voire jusqu’à Liège pour un opéra. Alors ces diffusions, c’est l’occasion ! Même si je n’en ai pas encore regardées », avoue-t-elle.
À l’inverse, Marie-Flore Pirmez a dévoré le catalogue de La Monnaie. Grande amatrice de musique classique, cette étudiante y a trouvé un refuge quand sa colocataire a décidé de retourner chez ses parents. « Le début de ce confinement a été très anxiogène pour moi. Mais la culture et la musique surtout m’ont aidée à me distraire, à éviter que mes pensées partent en vrille et à vraiment profiter du moment présent ». Celle qui regarde aussi beaucoup de concerts et de festivals virtuels enchaîne : « Je trouve ça vraiment génial que les artistes donnent autant de temps pour leur communauté, pour nous faire profiter du plaisir d’un concert. Parce que même si ce n’est pas la même chose, qu’on n’a pas l’ambiance ou l’acoustique d’une salle, pour le moment on doit s’en tenir à ça et le plaisir est quand même là ». « Si je n’avais pas mes bouquins ou ma musique, je crois que je deviendrais folle », renchérit Liliane.
«La culture nous permet de recréer des possibles
Cali Kroonen, directrice du théâtre de la Montagne magique.
quand tout semble impossible.»
Ce sentiment que la culture aide à traverser cette période difficile résonne aussi auprès des artistes. Lucie Fournier, par exemple, la coordinatrice des Zinopinées confinées, affirme : « Quand on est isolés, la culture nous permet de sortir mentalement des murs de notre chez-soi qui peut paraître étouffant. L’art est fondamental pour notre santé mentale de confinés ». La directrice de la Montagne magique, Cali Kroonen ajoute : « La culture nous permet de vivre un panel d’émotions beaucoup plus diversifié que ce que le confinement nous propose. Elle nous permet aussi de recréer des possibles, alors que nous avons l’impression aujourd’hui que tout est fermé et que rien n’est possible. Et puis la culture nous donne aussi une bouffée d’air frais dans cette ambiance anxiogène ».
L’inquiétude de l’après
Si Marie-Flore profite des différents concerts mis à disposition depuis le début du confinement, elle reste consciente que cette visibilité ne protège pas les artistes des conséquences de la crise : « En regardant ces concerts, on peut avoir l’impression qu’on soutient les artistes mais non. Ce n’est pas comme ça qu’ils peuvent vivre ». Il est vrai que se produire gratuitement sur internet ne remplit pas leur assiette.
La directrice de la Montagne magique est elle aussi très inquiète pour l’avenir financier des artistes : « Depuis le début de la crise sanitaire, nous payons tous les artistes qui auraient dû venir performer dans nos salles. Et nous avons décidé de faire ça jusque fin juin. Mais je suis anxieuse pour l’avenir. Comment les artistes vont-ils pouvoir répéter avec la distanciation sociale ? Quels moyens leur seront donnés ? Car sans moyens, c’est un petit peu difficile de créer des nouveaux spectacles ».
La culture est un moyen de réfléchir, de libérer la pensée mais il est indispensable que cela se fasse dans des conditions viables financièrement pour les artistes
Pierre-Marie PEM Braye-Weppe, curateur du Festival des Arts confinés
Le curateur du Festival des Arts confinés partage sa crainte. Il a d’ailleurs envoyé une lettre au Ministère de la Culture en France, lui demandant de réfléchir à une rémunération envisageable pour les artistes qui participent au festival. « Pour le moment, ils participent bénévolement car nous n’avons aucun moyen de les payer. Mais habituellement, on rémunère une création et il n’y a aucune raison que ce ne soit pas le cas aujourd’hui. La culture est un moyen de réfléchir, de libérer la pensée mais il est indispensable que cela se fasse dans des conditions financières viables pour les artistes ».
Les artistes belges ont eux aussi envoyé des lettres ouvertes aux ministres responsables de la Culture, du Travail et à la Première ministre. Ils réclament notamment que le gouvernement prenne en compte les spécificités de leur métier dont la précarité est aggravée par la crise sanitaire.