CHAPITRE 2 : LA CASE JUSTICE
Charleroi c’est le Bois du Cazier, le BPS22, la boucle noire, mais aussi la drogue. Pour ce second chapitre de notre long format consacrée à la toxicomanie en terre carolo, Mammouth a exploré les arcanes judiciaires. Comment les délits liés à la consommation de stupéfiants sont-ils pris en charge au Pays Noir ?
Photos: Camille Block (CC BY NC ND)
Il y a du monde devant le Palais de Justice. Quelques avocats discutent, toge à la main, des dossiers à plaider. Devant les portes coulissantes, des justiciables fument une dernière cigarette, avant de passer cette double porte. La tension est palpable.
Derrière la double porte, on se croirait à l’aéroport. « Retirez ceinture, gsm, bijoux… Rien de dangereux sur vous”, me somme une agent de sécurité. Mes effets personnels glissent vers les rayons infrarouges. Je me dirige vers le détecteur de métaux. Je ne sonne pas. Mes affaires me sont rendues.
En continuant mon chemin, j’arrive face à ce grand escalier. Deux hommes, une poussette à la main, attendent l’ascenseur. Au premier étage, sur la droite, un long couloir dessert plusieurs chambres. Des familles patientent, avec leur conseiller. Ils discutent. Un brouhaha se fait entendre. En face, une femme. Longue chevelure noire, et toute de noir vêtue. Charismatique, s’avance, esquisse un sourire. A sa démarche assurée, on comprend qu’elle connaît bien les lieux.
C’est Sandrine Hermant, magistrate au tribunal correctionnel de Charleroi. C’est avec elle que j’ai rendez-vous. La Présidente m’emmène dans son bureau, lieu inaccessible aux citoyens lambda. Il faut un badge pour traverser les nombreuses portes qui y conduisent. Il est grand. Ordonné. Quelques dossiers patientent, empilés, sur une commode. Au portemanteau, sa toge l’attend, pour l’audience de cet après-midi. Elle n’a pas beaucoup de temps à me concéder. Dans moins d’une heure, une équipe de VTM vient pour la filmer. Elle participe, pour la seconde fois, à l’émission De Rechtbank, qui suit des magistrats en Belgique.
« Il n’y a pas plus de stupéfiants à Charleroi, qu’à Bruxelles, Anvers ou Paris. Ici, la drogue est tout est simplement plus visible qu’ailleurs ».
Sophie Hermant, Magistrate au tribunal correctionnel de Charleroi
Cette femme, originaire du Pays Noir, sait, plus que quiconque, que la drogue fait partie de l’ADN de la ville. “On entend et on voit ce qui se passe dans les parcs. Quand je descends en ville avec mon ado, je sais qu’il va être interpellé parce qu’il voit des gens dealer”. Et de me préciser : “Il faut rester prudente et éviter certains quartiers, une fois la nuit tombée”.
Pourtant, elle reste convaincue qu’il n’y a pas plus de stupéfiants à Charleroi, qu’à Bruxelles, Anvers ou Paris. D’après elle, tout est simplement plus visible qu’ailleurs. “La population d’ici est peu éduquée et très pauvre. Les gens ont simplement moins de filtres”, affirme-t-elle.
Ce n’est pas à la maison de la presse que l’on entendra le contraire. Située à 200 mètres du Palais de justice, c’est le rendez-vous consacré pour les lunchs du monde journalistico-judiciaire. Des dizaines d’avocats sont affiliés à ce lieu. Dans cette maison typique du début du siècle dernier, il y a toujours du monde. On y mange, boit et rencontre des personnalités locales. Une odeur de cigarette mêlée à l’alcool, imprègne les murs. Tout le monde se connaît. L’ambiance est conviviale.
Étonnement, le monde judiciaire y est plus représenté que celui de la presse. Ce jour-là, à midi, sur six personnes présentes, une seule est journaliste, les autres sont avocats. Anne Dauchot, journaliste judiciaire à la Nouvelle Gazette, est assise, seule, à une table. Face à elle, sa tablette, son téléphone et le reste de son repas. Elle se prépare à assister à l’audience de cet après-midi. Derrière elle, six hommes discutent, un verre à la main. Entre deux gorgées et quelques blagues, le haut de la ville est évoqué.
« Place du manège ou Place Charles II, les deals se font ouvertement »
Maître Gras, avocat pénaliste
Un homme, imposant, est accoudé au bar. Son téléphone ne cesse de sonner. Sa femme, sa collaboratrice, puis un confrère. A la maison de la presse, il est bien connu. Étienne Gras, ou plutôt Maître Gras, est avocat pénaliste et en connaît un rayon sur Charleroi et sa délinquance. Pour lui, il n’y a pas eu de déplacement de la criminalité vers la ville haute, avec l’arrivée de Rive Gauche. Mais la criminalité s’est concentrée dans une zone : la Place du manège et la Place Charles II. “Il suffit d’y aller et tu vois les deals qui se font ouvertement”.
Les autres défenseurs du droit en présence acquiescent : la drogue est omniprésente dans ces quartiers. Preuve en est, en février 2022, treize personnes ont été arrêtées, à Bruxelles et à Charleroi, dans une affaire de réseau de stupéfiants. La police a saisi plusieurs centaines de grammes d’héroïne, de cocaïne et de haschisch. Cette affaire est pourtant ordinaire puisque les trafics sont ici quotidiens. Ils obligent la police locale à mener des perquisitions toutes les semaines pour arrêter les dealeurs.
Cependant, démanteler l’entièreté d’un réseau reste difficile. C’est la raison pour laquelle cette affaire a connu un retentissement médiatique important. Outre le fait que les quantités de stupéfiants saisis étaient importantes, c’est principalement parce que, parmi les personnes interpellées, quatre étaient en séjour illégal sur le territoire belge. Étrange, dirons-nous. Pas tant que ça, à entendre les avocats de Charleroi.
Les stup-illégaux
Au fil de la discussion, Maître Gras et ses collègues me parlent des stup-illégaux. Ce terme désigne, dans leur jargon, les étrangers en séjour illégal sur le territoire belge qui trafiquent des stupéfiants. Ils sont presque devenus une marque de fabrique de la ville. Ce constat semble faire écho aux profils que j’ai pu croiser au Palais de Justice.
Le jeudi 10 mars 2022, il est 10h à la 10ème Chambre du tribunal correctionnel, un premier prévenu est amené à la barre. Il s’appelle Karim, il est marocain et en séjour illégal. L’objet de sa venue devant le tribunal : les stupéfiants. Lui, c’est Ali, 21 ans, marocain et en séjour illégal, également. Il est retenu en détention préventive pour détention et vente de cocaïne. Ou encore lui, Mohamed, né en 1986, de nationalité marocaine, en séjour illégal. Il vendait du cannabis et de la cocaïne.
Je suis étonnée par la succession des profils dans la salle d’audience. Sandrine Hermant et Etienne Gras n’avaient pas tort. Sur dix audiences, six étaient des prévenus d’origine étrangère en séjour illégal. Le scénario s’est répété pendant plus d’une heure.
La Présidente leur demande, d’un ton ferme, leurs motivations. Ceux qui se débrouillent en français baragouinent une phrase du type « on voulait trouver un travail ici, mais ce n’était pas possible ». Les autres, à l’aide d’un traducteur, tentent de minimiser leur implication. Tous manifestent le souhait de retourner dans leur pays d’origine pour y reprendre une vie normale. Est-ce pour obtenir la clémence du juge ou ces propos reflètent-ils un désir sincère ? Difficile à dire d’un point de vue extérieur. Pourtant, quand le substitut du procureur prend la parole pour réquisitionner une peine, son argumentaire me laisse penser que les prévenus tentent d’attendrir la Présidente. Dans le cas d’Ali, le jeune homme s’est introduit à l’intérieur de deux voitures. Il prétend l’avoir fait pour dormir dedans. Le substitut, lui, met plutôt en évidence qu’il a dérobé des effets personnels qui se trouvaient dans les véhicules, dans le but de les revendre, pour acheter des stupéfiants.
Une chambre dédiée à la toxicomanie
La prise de stupéfiants ainsi que sa revente n’est pas sans conséquence d’un point de vue judiciaire, comme me l’explique Sandrine Hermant. En marge du système répressif classique, la justice carolo a décidé de traiter spécifiquement les délits et les crimes qui étaient commis dans un contexte de prise journalière de stupéfiants. Ils seront pris en charge par une section spéciale du tribunal correctionnel appelée chambre de traitement de la toxicomanie (CTT)
Depuis le mois de mai 2019, le Parquet de Charleroi a mis sur pied cette Chambre. Il s’agit d’une première en Wallonie. A ce jour, il en existe seulement deux modèles similaires en Belgique, l’un à Gand et l’autre à Anvers.
Cette Chambre opère à l’inverse d’un tribunal classique. En temps normal, le prévenu comparaît face au juge et est bien souvent condamné pour les délits qu’il a commis. Or, dans le cas d’une addiction aux drogues, “le tribunal a beau punir les consommateurs et les revendeurs, l’addiction reste présente et les délits se reproduisent”, confie la Présidente. A la CTT, il n’est plus question de punir, pas dans un premier temps du moins. Avant même de prononcer une peine, le tribunal propose au prévenu de se reprendre en main, en s’appuyant sur des acteurs sociaux et de la santé.
Parmi les aides proposées, on recense notamment des traitements psychologiques, médicaux, des groupes de parole, etc. Le tout étant encadré par un assistant de justice qui établit des rapports qui sont remis au ministère public. Si, au terme d’une période définie de dix mois, le prévenu a soigné ses assuétudes et répondu favorablement aux aides qui lui étaient proposées, la sanction prise sera relative et en lien avec les efforts fournis. Cependant, s’il récidive ou ne respecte pas les conditions posées par la CTT, le prévenu retournera dans un système classique de sanctions judiciaires.
La seconde option est trop fréquente, d’après Sandrine Hermant. “L’efficacité de la CTT est toute relative, depuis sa création en 2020. Il y a énormément de rechutes dans la consommation… et donc de récidives”. Est-ce que les aides proposées sont adaptées aux assuétudes ? Le délai de dix mois est-il raisonnable ? Ces questions restent encore en suspens.
La prison, une marmite à pression
Les journalistes de VTM sont arrivés, pour suivre Sandrine Hermant. Avant de me quitter, la présidente tient à me signaler que tous les prévenus ne peuvent pas prétendre à ce parcours proposé par la CTT. Quand les récidives se multiplient, la case prison devient inévitable.
Sandrine Hermant se remémore une affaire en matière de drogues qui l’a marquée. “Un homme se présente face à moi. Après m’avoir donné des explications sur son comportement, je lui pose des questions. A la fin de l’audience, on est tous d’accord, Ministère public compris, pour dire qu’il a compris son erreur et qu’il ne va plus consommer de cocaïne. Cette substance provoque des accès de violences chez lui”. La Présidente décide de lui accorder un sursis probatoire. C’était sans compter sur l’addiction. Le soir même de sa libération, cet homme consommait à nouveau. Quatre mois plus tard, il était à nouveau face à la Présidente.
« Je ne m’en veut pas de faire confiance. C’est un peu la base sinon, on donne la peine maximum, à chaque fois, à tout le monde. Ce qui est triste, c’est de se dire que le message n’est pas passé. Qu’on n’a pas été assez clair ».
« On essaye toujours de faire une première fois confiance aux détenus »
Sandrine Hermant
VTM s’est installée. Les caméras sont posées sur leur pied et la journaliste est prête. Je décide de m’éclipser pour la laisser se préparer. En quittant les lieux, je revois Etienne Gras. Il m’offre un verre et s’étonne que je reste à l’eau plate. On discute de la ville, de Charleroi et de sa dangerosité. “Je n’ai pas peur de me faire agresser”, dit-il. “ J’ai une stature qui fait qu’ils ne s’en prendront pas à moi en primogéniture. Pourtant, j’ai encore deux copains qui se sont fait agresser, ici, par cinq dealers. Ils se sont fait tabasser et on leur a piqué leurs affaires”.
J’entends à sa voix qu’il s’agace. Mes questions sont surtout tournées sur la dangerosité de la ville. “Il ne faut pas arrêter de vivre non plus. Faut arrêter de dramatiser. Il n’y a pas un décès toutes les cinq minutes non plus”.
Je m’aventure sur le sujet carcéral, pour lui demander si c’est une solution. Tout comme la Présidente et le Substitut, il me répond que non. Pas pour limiter les assuétudes en tous cas. “La drogue parvient toujours à rentrer dans les prisons. Privés de liberté et coupés du monde, les détenus cherchent à oublier leur quotidien. Le sport est permis, ainsi que la cigarette. Mais nous sommes tous conscients qu’ils prennent d’autres choses aussi, bien que ce soit illégal ».
Certes, il y a des contrôles, mais les visiteurs sont ingénieux. “Les femmes cachent les pochons de drogues dans leur vagin. Dans d’autres cas, ce sont les semelles de chaussures qui sont modifiées pour y dissimuler des stupéfiants”, m’expliquait Sandrine Hermant, quelques heures plus tôt.
Je quitte le Palais de Justice, redescends dans la ville basse. Au bout de mon parcours dans les couloirs du Palais de Justice, je me pose des questions sur la prison. Est-ce réellement la meilleure des solutions ? Y en a-t-il d’autres ? Laquelle parvient le mieux à prendre en charge les spécificités des problèmes d’addiction ?
Les aides sociales de rue
En me renseignant, je découvre des aides qui sont mises en place par la ville de Charleroi. Je tombe notamment sur les coordonnées de l’association “Carolo rue”. Composée d’éducateurs et d’assistants sociaux, ils travaillent, en binôme, auprès d’un public majeur précaire, dans le but de réduire les risques en milieu urbain, liés notamment à la prise de stupéfiants. Comment ? Depuis 2001, une loi permet l’échange de seringues. Les travailleurs sociaux peuvent fournir du matériel stérile d’injection pour limiter les transmissions de l’hépatite et du sida, à la population consommatrice par injection.
Pour Christophe Brismé, éducateur de rue depuis 18 ans, il s’agit de proposer une autre manière de voir les choses. “On n’est pas dans le répressif, mais dans une démarche qui consiste à dire ‘si tu as envie de consommer, fais le proprement et de manière safe pour toi et les autres”.
L’écoute est le maître mot. Elle permet de créer une relation de confiance avec les toxicomanes. “Dans mon métier, le principe c’est d’aller vers les gens. Ceux qui font la manche, sont dans des squats, dans des tentes ou des campements”, dit-il. L’humanisme semble transparaître dans la voix du quadragénaire.
Dans certains cas, une fois la relation bien établie, et lorsque l’usager le souhaite, on fait le relais avec les services du réseau social ou médical de Charleroi. Il y a des gens qui s’en sortent, mais tout est progressif. Le changement de mode de consommation est déjà une avancée. “Passer de dix injections par jour à trois fumettes, c’est un progrès immense !”.
Pour Christophe Brismé, il ne faut pas créer un nouveau système pour réduire les assuétudes. “Je pense que chaque réponse doit être personnalisée en fonction de la personne, parce que tous les tox n’ont pas les mêmes besoins. Ce sont des humains bien avant d’être des drogués”. Il imagine plutôt renforcer les solutions qui existent déjà, telles que housing first. Ce projet fédéral qui consiste à encadrer une personne d’une équipe pluridisciplinaire, pour travailler, avec elle, sur son logement, sa consommation et sa vie de manière plus globale. Étendre un tel projet, en octroyant plus de moyens au secteur, peut être une solution.
La ville de Paul Magnette a par ailleurs décidé d’investir dans des centres de consommation à moindre risque. A la différence de “Såf ti”, la salle de shoot inaugurée à Liège en 2018, Charleroi réfléchit à adopter un modèle mobile, à l’aide d’un bus qui circulerait dans certaines zones, en prenant soin d’éviter les quartiers de logements. La volonté reste la même : permettre aux addicts d’avoir un espace pour s’injecter ou inhaler des drogues, en toute sécurité, et ainsi réduire le sentiment d’insécurité et le risque sanitaire pour la population.
Briser le cercle vicieux drogue-criminalité
A coup de volonté ou d’une main tendue de la part d’association comme Trempoline ou Transition, certains toxicomanes parviennent à s’en sortir. Une épée de Damoclès plane pourtant toujours au-dessus de leur tête. Même s’il a arrêté les stupéfiants, restera toujours un ancien consommateur. En ville, les tentations sont énormes. Il n’a jamais été aussi simple de se procurer des drogues, à la vue de tous. L’ex-toxicomane devra donc, perpétuellement lutter pour ne pas replonger.
A l’heure de boucler mon reportage, j’aperçois au loin un visage m’est familier. Michel et son chien Bandit (voir Toxicopolis 1/2). Je saute sur l’occasion pour prendre de leurs nouvelles. Quelle déception. Il ne me reconnaît pas. Je l’ai pourtant interrogé sur son addiction pendant un quart d’heure, il y a cinq jours à peine. J’essaye de le lui rappeler qui je suis mais, rien n’y fait. Ce qui l’intéresse à ce moment précis, c’est l’argent. Il veut m’emmener à la banque pour que je lui donne dix euros. J’essaye d’engager la discussion, mais il y coupe court. C’est l’heure du manque, de la quête obsessionnelle d’argent pour se procurer une dose.