Isolement, précarité et violences institutionnelles: des maman solos racontent leur quotidien
Photos: Élise Henry
Elles sont cinq. Cinq femmes, cinq mères, cinq vies confrontées à la brutalité ordinaire de la monoparentalité. En Wallonie, 200.000 ménages sont gérés par un seul parent. Et l’écrasante majorité – 83% de ces ménages – sont des femmes. La monoparentalité est donc bien une affaire de femmes. Derrière ces chiffres, une réalité trop peu dite : celle d’un système qui pèse lourdement sur leurs épaules. Séparation, isolement, précarité et violences institutionnelles forment le quotidien de ces mères.
Journaliste : Et du coup, j’ai pas ton prénom ?
Céline : Céline. Bonjour.
Journaliste : Tu as quel âge, Céline ?
Céline : Je vais avoir 30 ans demain.
Lara : Demain t’as 30 ans. Mais genre ?! Mon fils, il a 6 mois demain.
Céline : Putain. C’est un cap, ça.
Journaliste : Et tu as combien d’enfants ?
Céline : Une petite fille. Elle a 7 ans. Elle s’appelle Katarina.
Lara : C’est la plus belle.
Céline : Mais arrête, c’est gentil, mais ça va.
Journaliste : Elle est avec toi ici ?
Céline : Oui. Elle est là-bas dans le living. Parce qu’elle est malade.
Lara : En plus, elle voulait venir près de nous.
Céline : Ouais, mais bon, c’est pas des sujets top pour elle.
Lara : J’avoue.
Lara, Céline et Dounia résident au foyer Les Frangines, un foyer d’accueil pour femmes en situation de précarité ou de violences conjugales, situé à Wanfercée-Baulet (Hainaut). Trois mères solos, trois tempéraments. Lara, 23 ans, deux enfants, est vive, sanguine, protectrice. Céline, 30 ans, a un enfant. Elle est plus posée, et répond à Lara du tac au tac. Leur complicité est évidente. Dounia, 22 ans, enceinte de son quatrième enfant, parle peu, mais ses silences pèsent. Fragile en apparence, elle impose l’écoute par sa présence.
Être une maman solo et précaire, c’est la double peine. C’est faire face à des violences silencieuses, devenues presque banales. Des coups qui viennent du système, des institutions et des comportements sociaux. La violence systémique, c’est comme une machine bien huilée mais mal réglée : elle tourne, mais elle écrase toujours les mêmes.
Violence conjugales
Céline, Lara… Toutes ont subi les coups d’un partenaire par le passé. C’est pour survivre qu’elles les ont quittés. Être une femme monoparentale augmente le risque de faire face à de la violence conjugale au moins une fois dans sa vie. En 2024, 42,5 % des femmes wallonnes ont subi des violences de leur partenaire intime, qu’il s’agisse de violence psychologique, physique ou sexuelle. Seulement, toutes les femmes ne sont pas exposées de la même manière à ces violences. La part de victimes de violences parmi les femmes en position de vulnérabilité (chômage, santé, précarité) est beaucoup plus importante, soit près d’1 sur 2 (contre 7,6% sur l’ensemble des femmes).
Céline et Lara évoquent l’emprise et les coups.
Céline : Moi j’étais vachement sous emprise par rapport à ce que j’ai vécu avec le père de la petite. J’ai toujours pensé que c’est moi qui ai été mauvaise et que je méritais les coups.
Lara : Et moi, le truc, c’est que je suis plus avec le papa du petit, mais j’ai porté plainte contre lui pour la violence. Il m’a déjà levé la main dessus. Il y a des enregistrements vocaux où on l’entend dire « ouais, je vais retirer la garde de ton fils, t’es une pute, t’es qu’une merde, t’es bonne à rien faire ». Il m’a dit qu’il allait me mettre plus bas que terre, qu’il allait me faire suicider.
Céline : Ouais, moi il m’a dit y a deux trois jours, « quand je vais sortir (de prison), je vais te ligaturer les trompes ».
Rencontrée au Resto du Cœur de Charleroi, Barbara âgée de 48 ans, reconnaissable à ses grandes lunettes noires et à son sac orné de strass auquel pend un porte-clé rempli de grelots colorés, élève seule ses neuf enfants. Barbara est réservée et laisse transparaître, dans son regard fuyant, une blessure profonde. C’est les larmes aux yeux qu’elle raconte son histoire.
Journaliste : Et là, le papa, il est où en ce moment ?
Barbara : Lui, il m’a quitté. Il y a eu des coups, de la violence psychologique. Il était schizophrène : à un moment il voulait, à un moment il voulait pas.
Puis il y a Mylène, 55 ans et 5 enfants. Elle aussi, c’est une maman seule. Cette femme aux cheveux courts et rouges est souriante et pleine d’énergie. Elle a cette douceur dans la voix qui laisse transparaître une force de caractère.
Mylène : J’ai eu affaire à un pervers narcissique. Je suis encore en thérapie, là, maintenant, tu vois. La séparation a été très dure, j’ai tout perdu. J’ai perdu mes amis, ma famille, ma petite sœur m’a bloqué de Facebook et elle ne me parle plus. Il a fait en sorte de détruire la relation que j’avais avec mes enfants. Donc j’ai dû récupérer ça petit à petit. Heureusement qu’ils ne m’ont pas laissé comme ça. Parce qu’il avait tout détruit sur le côté, je n’avais plus rien.

Violences sociales
L’isolement social est la réalité de nombreuses mamans seules. Bien souvent, il commence avec la rupture, mais s’aggrave lorsqu’il n’existe aucun filet autour : pas de famille, ou pire, une famille elle- même violente. Pour Gaëlle Scholts, directrice de l’ASBL les Frangines, beaucoup des femmes qui entrent en monoparentalité ne peuvent pas compter sur leur famille. En 2024, 17% des femmes accueillies dans l’ASBL entrent pour motif de violence intrafamiliale.
Journaliste : Dans votre parcours, avant de venir ici (ASBL Les Frangines), est-ce que vous aviez de l’entourage pour vous aider ?
Lara & Céline : Pas trop, non.
Dounia : Aujourd’hui, il y a mes frères et sœurs, qui sont là que par intérêt, et ma mère pour placer mes enfants, c’est tout, malheureusement.
Lara & Céline : Ah, elle me l’a fait aussi, ça, ma mère.
Lara : Moi, j’ai eu une maman qui m’a battue, qui a pas été là pour moi quand j’étais jeune. Une fois que j’ai eu ma première fille, ça a été un ange. Elle dit : « Oh ma fille, je t’aime, je serai toujours là », alors qu’avant, c’était : « Ouais, t’es qu’une pute, casse-toi ». Elle me tapait, j’allais avec des coquards comme ça à l’école. Je me suis fait abuser. Elle m’a regardée, elle m’a dit : « Ouais, c’était bien fait, t’es qu’une pute ».
Barbara, aux Resto du Cœur, revient elle aussi sur l’absence d’aide.
Journaliste : Et tu avais de l’entourage qui te venait en aide ?
Barbara : Non. Parce qu’ils étaient racistes, ma famille.
Journaliste : Tu leur parles plus ?
Barbara : Non, et ma maman, elle ne pense qu’à elle, c’est toujours moi-je, moi-je. Non, et parce qu’elle n’a pas été aimée, elle ne sait pas comment elle peut nous aimer. C’est comme si on n’était pas voulu, c’est compliqué. Elle s’est coupée de nous, elle nous a laissés à l’abandon, on devait se gérer tout seul.
Journaliste : Et des amis ?
Barbara : J’en ai plus. Je suis trop gentille, chaque fois, je donne tout, et quand c’est moi qui ai besoin, il n’y a jamais personne.
L’isolement social est également le fruit d’une précarité financière qui stigmatise et réduit les opportunités de sociabilité. En Belgique, le parcours de la monoparentalité se fait pour 50% des ménages monoparentaux avec un risque de pauvreté et d’exclusion sociale. La séparation a pour conséquence de précariser les femmes plus que les hommes. En 2023, environ deux personnes sur cinq vivent dans un ménage monoparental sous le seuil de pauvreté en Wallonie. Mylène, Barbara, Lara, Dounia et Céline touchent toutes le CPAS. C’est grâce à ce revenu qu’elles arrivent à survivre.
Mylène : Quand il (son fils) n’est pas là, je mange du pain avec du beurre. J’aime bien le beurre, donc ça ne me dérange pas, mais je ne fais pas des repas complets. Demain, je sais qu’il rentre, mais j’ai acheté du poulet, des côtes de porc, des carottes, des poireaux, de la potée.

Violences institutionnelles
Lors de la monoparentalité, les échanges avec des travailleur.e.s sociaux sont omniprésents et essentiels. Pour Lara et Céline, ces échanges se sont toujours bien déroulés. Pour Barbara et Mylène, ils sont source de stress, d’humiliation et de microagression. Ces violences, souvent invisibles, aggravent la précarité et l’épuisement des mères les plus vulnérables. C’est le cas de Mylène, contrainte de dormir dans sa voiture à une époque où elle était sans-abri, afin d’obtenir la caution de son futur logement social. Une condition : prouver qu’elle « dormait sur la commune ». Ces situations trouvent aussi leur origine dans la surcharge de travail des institutions. Selon une enquête menée auprès de 135 CPAS wallons, il manque 792 équivalents temps plein pour répondre à la charge de travail actuelle.
Journaliste : L’administratif, tu trouves ça simple, quand tu es une maman seule ?
Barbara : Non. Ils demandent toujours plein de papiers, mais c’est dur de les avoir. Surtout, moi, j’ai affaire à un service d’aide sociale très, très compliqué. Ils sont difficiles là-bas. Au début, avec le papa de mes jumeaux, ils m’ont carrément dit qu’ils allaient le balancer, lui faire quitter la Belgique. Donc, à moi, ils m’ont directement demandé de choisir : ou j’ai des problèmes, ou alors je prends un nouveau compagnon. Donc lui, il a eu peur, il m’a quittée. C’est comme ça que tous les problèmes ont commencé. Puis ils avaient pris rendez-vous au planning familial. Ils (le service d’aide social) essayaient de me forcer à me faire avorter.
Journaliste : Mais ils t’ont dit pourquoi ils voulaient te forcer à avorter ?
Barbara : Parce que soi-disant j’avais déjà la vie dure, comme ça, avec deux enfants en plus, c’était pas gérable.
Mylène a elle aussi souffert de cette violence institutionnelle.
Mylène : Je demande une adresse de référence à un service d’aide sociale, mais il refuse, ils m’envoient péter royalement. Ils me disent : « Mais comment ça se fait que vous n’avez pas fait intervenir un avocat ? Et comment ça se fait que vous n’avez pas demandé à réintégrer le domicile conjugal ? Et comment ça se fait que… ? ». En fait, ils me jugent sur tout. Ils me sortent tous des points, donc moi, je suis complètement dans la panade. Le droit à l’information n’y est pas du tout. Décalage total, et là, en sortant, je m’écroule complètement. Il y a plein d’aides dont j’étais pas au courant. Et alors on te dit, par exemple, « Ah, il faut tel papier », mais on va pas t’accompagner pour aller chercher le papier, démerde-toi pour le trouver. Et puis tu reviens, et si t’as pas le bon papier, bah faut trouver une nouvelle date pour un prochain rendez-vous. Donc tu imagines la personne qui a des enfants, qui est à la rue, qui doit essayer de gérer qu’on ne place pas ses enfants. C’est la folie.

Résilience et stratégies
« Ce sont mes enfants qui m’ont sauvé la vie », confient ces cinq femmes pour expliquer leur résilience face à des pensées sombres et une volonté d’en finir, comme en témoignent les traces de mutilations sur leurs bras. Leur quotidien n’est pas que violence : il est aussi fait d’amour inconditionnel pour leurs enfants et de moments de tendresse. Certaines comme Mylène et Barbara ont trouvé des échappatoires, des stratégies pour se vider la tête. Mylène fait de la moto, ça lui permet de se connecter à elle-même, « une bulle d’oxygène » pour ne penser à rien le temps d’un instant. Pour Barbara, c’est la boxe, une manière d’extérioriser toute sa colère, sa tristesse et ses frustrations : elle se défoule. Pour Lara, la résilience passe par un endurcissement face aux hommes : plus rien ne lui fait peur, elle est prête à tout si un homme l’attaque.
Lara : Moi, au final, tu sais, j’ai eu tellement de trucs dans ma vie qu’au final un homme il va venir vers moi, il va essayer de faire le malin avec moi et essayer de me lever la main dessus, je vais lui foncer dedans. Mon père, il m’a entraînée et m’a élevée, comme un garçon. N’importe qui en face de moi, j’ai pas peur parce que je me relèverai dans tous les cas. Une fille, ça doit devenir un bonhomme.
Si la méfiance envers les hommes est courante pour ces cinq mamans, plusieurs d’entre elles sont de nouveau en couple, font confiance à leur partenaire tout en gardant l’œil ouvert. Car oui, les hommes les ont plusieurs fois déçues et traumatisées. Ils sont la source commune de leur situation, comme en témoignent les réponses de Lara, Céline et Barbara sur l’aspect genré de la monoparentalité.
Journaliste : Tu sais pourquoi il y a plus de mamans seules que de papas seuls ?
Barbara : Parce que les papas, généralement, ils refusent de s’occuper de leurs enfants, ils les abandonnent vite.
Lara et Céline le disent avec d’autres mots.
Lara : Parce que les hommes, c’est des cons.
Céline : Généralement, c’est pas pour critiquer, mais les papas sont vachement plus instables que nous. Ils savent pas trop se débrouiller. Parfois, ils sont dangereux aussi. On les a quittés parce qu’ils étaient dangereux. Et s’ils sont dangereux pour nous, ils vont être dangereux pour nos enfants. Donc il vaut mieux qu’on reste nous avec nos enfants.
Lara : Il vaut mieux qu’on les protège.