Pénichards en quête de liberté à Clabecq

Au détour du canal Bruxelles-Charleroi vivent une dizaine de personnes en marge de la société. Avides d’indépendance et de liberté, tous et toutes ont préféré fuir la ville et se réfugier sur l’eau. Les voilà qui forment une famille solidaire, celles des "gens de la mer".

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Photos : Zoé Penelle

Au détour du canal Bruxelles-Charleroi vivent une dizaine de personnes en marge de la société. Avides d’indépendance et de liberté, tous et toutes ont préféré fuir la ville et se réfugier sur l’eau. Les voilà qui forment une famille solidaire, celles des « gens de la mer« .

Photos : Zoé Penelle

Laurent Witjes nous a donné rendez-vous dans sa voiture. Au milieu de nombreuses Citroën, Peugeot ou encore Renault, un minibus bleu rempli de terre est garé à moitié sur le trottoir. Pas trop de risques, c’est sûrement le sien. Le bricoleur conduit aujourd’hui Mammouth Media jusqu’à sa péniche afin de découvrir sa vie sur l’eau.

Au volant de sa voiture, Laurent nous attend. Les yeux rivés sur son téléphone, il fronce les sourcils. Un bonnet noir enfoncé sur la tête, un gros pull et une clope au bec, son expression change lorsqu’il nous aperçoit. Un sourire illumine alors son visage, marqué par la fatigue, et nous invite à monter à bord. À l’intérieur, les mégots débordent du cendrier et la poussière remplit les tapis au sol. Les sièges arrière du minibus ont été ôtés, transformant celui-ci en caravane improvisée. En voiture Simone ! En minibus Laurent ? Bref. En route.

À la frontière de la Région flamande, au bord du canal Bruxelles-Charleroi se situe Clabecq. Aux berges de cette commune de Tubize, se sont amarré une dizaine de péniches. Difficile de les apercevoir de prime à bord, l’ancienne zone industrielle les tapisse dans le décor. Les vestiges des forges désaffectées longent les rives. En 1973, l’augmentation du coût des matières premières mènera la sidérurgie à l’abandon, laissant place à l’implantation de nouvelles sociétés parastatales de renouvèlement de terre.

En parlant de terre, Laurent se fraye un chemin à travers de petits sentiers jusqu’à se garer sur un parking improvisé, à deux pas de son bateau. Sur place, les sièges initiaux du minibus jonchent le sol. Un peu plus loin se trouve un potager artificiel. Tout est fait de bois : des pots remplis de graines en tous genres, une brouette ou encore un petit établi. De nombreux cèdres et bouleaux entourent l’endroit parsemé de graviers, cachant un peu plus les bateaux des marginaux.

Laurent sort un paquet de Camel Blue et en tire une cigarette. Entre deux bouffées de nicotine, il parle d’un chantier au téléphone. Ferronnier, il a l’habitude de recevoir des appels même s’il préfère rester loin de son smartphone. Il n’a d’ailleurs pas de connexion Wi-Fi car il ne juge pas cela important. Un coup de 4G et c’est reparti ! Son front est aussi plissé que son jean noir, il semble soudain contrarié. Un peu plus loin devant nous, trône Split, son énorme péniche d’un noir profond. Ce conteneur de 38 mètres de long sur cinq de large est séparé de la terre par une longue planche en métal flanquée d’une rambarde. Laurent, qui a raccroché, l’emprunte rapidement et nous fait alors signe de le suivre à l’intérieur.

Les hublots, à peine visibles de l’extérieur, nous plongent désormais sous l’eau. Une agréable lumière, reflétant l’eau environnante, illumine la pièce. De la mezzanine à la table de la cuisine en passant par les poignées en métal soudé des armoires, tout semble avoir été créé de toutes pièces. Au centre, un lit est posé à même le sol, face à l’eau. À sa gauche, un poêle à bois et à sa droite, un escalier grimpant vers l’étage où se trouvent cuisine et salle de bain. En observant plus longuement, on se rend rapidement compte que tout a été assemblé à l’aide de différentes pièces de métal soudées entre elles. Un travail de ferronnerie remarquable. À l’extrême opposé de la pièce, une porte sépare le logement de ce qui semble être un atelier.

Les bruits de la machine à café marquent la fin du temps d’observation. Laurent nous attend à l’étage, une petite tasse grise à la main et une autre cigarette en bouche. En haut, les fruits sont accumulés dans de petites coupelles en métal, de la vaisselle sèche sur un essuie à carreaux rouge et quelques toiles d’araignées se sont formées dans les coins ainsi que sur les luminaires. Le pénichard semble alors plus détendu et boit une gorgée de son breuvage amer. « En ville, tu pourrais voir ton voisin d’en face prendre sa douche, ici tu vois l’horizon. » L’air rêveur il raconte comment vivre sur l’eau a changé sa vie.

Nous sommes en 1997, Laurent a 29 ans. À la recherche d’un atelier pour exercer son métier de ferronnier, il investit dans une péniche à la forme monolithique sans vraiment connaître grand-chose à la navigation. Très vite, il se rend compte que la coque ainsi que la bordaille sont à refaire. Les algues en tapissent le fond et la rouille s’y est installée depuis de nombreuses années. Un travail de longue haleine s’entame. Aidé par les travailleurs du chantier naval de Namur, il le remet à flot. Le toit en taules amovibles de l’ancien bateau marchand est alors remplacé par de grandes plaques en métal soudées et le fond est rafistolé à l’aide de plaques pré-forées où viennent s’incorporer des rivets brûlés au rouge, de façon à ce que la structure tienne.

En quête de liberté, germe alors dans la tête du rêveur l’idée de vivre sur son bateau. Après tout, pourquoi ne pas tenter d’y habiter ? Ce n’est pas comme si l’espace manquait. 5 ans plus tard, tout est prêt. Chambre, salle de bain, atelier, cuisine. Épaulé de temps en temps par son frère, Laurent ne s’est pas entouré de grand monde pour la suite des travaux. Déterminé à comprendre ce qui l’entoure, il crée, invente et tente de nouveaux systèmes. Au moindre problème, sa solution.

Une voix paniquée appelle alors Laurent, le coupant net dans son récit. Sa voisine Mélanie l’interpelle par le hublot entrouvert. Les plombs ont sauté. Il ouvre un peu plus le sabord, écartant la fine dentelle blanche lui servant de rideau. Une nouvelle cigarette en bouche, il lui explique rapidement comment rétablir le courant.

Désormais, il s’improvise électricien ou même plombier. L’électricité fut la première chose mise en place pour travailler dans des conditions optimales. Par la suite, il créa deux citernes pour filtrer et récupérer l’eau de pluie afin de la recycler. Vivre sur une péniche, c’est aussi s’exposer à de nombreux risques. À tout moment un navire pourrait percuter sa péniche. En une seconde, sa maison pourrait être détruite par une tempête et en une lettre, les entreprises venues s’implanter là pourraient l’obliger à déménager. Par le passé, Laurent et son voisinage furent forcés de changer de berge. Une nouvelle boîte venait de racheter le terrain d’en face à la condition d’en virer les pénichards amarrés. Malgré les risques et les complications, tout sauf la ville !

Laurent s’exprime également sur les cauchemars survenus au début de son aventure maritime. « Tout le monde passe par là. Au début, tout le monde vit des choses bizarres avec son bateau. » Claudia, sa conjointe, s’assied à table et se roule une cigarette, attentive. Un bonnet blanc tricoté en grosse maille sur les cheveux, une doudoune sans manches bleue et une laine épaisse couleur crème sur les épaules, elle ne manque pas d’intervenir lorsqu’on parle de cauchemars. « C’est comme lorsque l’on est enceinte, on a toujours peur qu’il arrive quelque chose. Moi j’ai rêvé que ma barque posée sur le toit s’envolait ou encore que mon bateau prenait l’eau.»

Un cauchemar pas vraiment fictif puisque la péniche de Claudia a déjà failli sombrer. Été 2020, leur voisin Dédé crie à l’aide. Les tuyaux de la cale se sont infiltrés d’eau du canal. Le sol n’est déjà plus visible et la coque se remplit à une vitesse fulgurante. Hystérique, Claudia arrive en trombe pour constater les dégâts, impuissante. Toutes ses craintes se réalisent à son plus grand désarroi. Alors que l’eau s’engouffre de plus en plus dans le Luxmotor des années 1900, l’unique solution reste d’appeler les pompiers en urgence. « Les gens de la terre », comme les appellent les pénichards, arrivent devant un remake du Titanic version eau douce et ricanent devant le spectacle. Le bateau de Claudia ne ressemble pas à grand-chose. Le vernis vert d’eau s’écaille, laissant place à la rouille, les vitres des hublots n’y sont plus et les plantes des bacs sur le toit sont dans un piteux état. L’eau s’engouffre de plus en plus. « Il est bon pour la casse, ce bateau », s’esclaffe un pompier. Furieuse, Claudia inspecte leur travail durant les heures qui suivent, le temps de se calmer.

L’eau et les années se sont écoulées. Avec l’aide de Laurent et de certains voisins, le bateau est remis sur coque. Les travaux ont commencé. On peut désormais y admirer des lattes de bois au sol, ainsi que de la peinture fraîche. Dans un an ou deux, Claudia sera à même d’y vivre.

À l’écart de la société, une grande solidarité s’est installée au sein du voisinage. Dédé et Pierre furent les premiers à s’amarrer à Clabecq. Suivis de Marco, Claudia, Mélanie, Do, Jacques et Victoria. Tous bricolent, construisent ou jardinent. « Au final, les gens cherchent la sécurité, toujours à vouloir figer les choses. Et c’est là l’erreur, vouloir figer les choses. » Claudia raconte comment vivre sur l’eau a un côté apaisant et, au final, rassurant. À tout moment les pénichards peuvent être amenés à déménager, mais la concernant, pouvoir bouger est un soulagement. Lorsque ses voisins sont de trop, rien ne l’empêche de s’amarrer le long d’une autre berge. La possibilité de découvrir de nouveaux horizons l’apaise et lui donne un goût de liberté.

Le couple semble se complaire à vivre à l’écart, loin d’une société trop urbaine, trop bétonnée. Il faut dire l’effet d’une journée qui débute lorsque les vaches longent les berges et les corneilles tapissent la cime des peupliers dégarnis.

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