Nettoyage de la Dyle : plongée en eaux troubles

Nos rivières ne charrient pas que des sédiments. 80% des déchets présents en mer sont issus des terres et acheminés par voie fluviale. D’affluent en sous-affluent, la remontée des eaux depuis l’embouchure de la mer du Nord mène à la rencontre d’Aer Aqua Terra, une ASBL qui se consacre au nettoyage des bassins de la Dyle et de la Gette. Pour 2021, elle comptabilise 46 tonnes de déchets extraits. À elle seule. Car en Belgique, l’initiative fait figure d’exception.

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Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

Nos rivières ne charrient pas que des sédiments. 80% des déchets présents en mer sont issus des terres et acheminés par voie fluviale. D’affluent en sous-affluent, la remontée des eaux depuis l’embouchure de la mer du Nord mène à la rencontre d’Aer Aqua Terra, une ASBL qui se consacre au nettoyage des bassins de la Dyle et de la Gette. Pour 2021, elle comptabilise 46 tonnes de déchets extraits. À elle seule. Car en Belgique, l’initiative fait figure d’exception.

Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

Des travaux font de la rue François, à Court-Saint-Étienne, un cul-de-sac. Quelques automobilistes, pressés de rejoindre la N25, s’obstinent à emprunter ce raccourci. Contraints à opérer un demi-tour, ils aperçoivent sûrement, sur le bord de la route, deux silhouettes flottant dans des waders, les salopettes étanches des pêcheurs à la mouche. Marc termine sa cigarette avant de rejoindre Bénédicte sur les berges et de réveiller Evinrude, leur bateau vert bouteille, fidèle compagnon de travail. Ils remontent la « tchernodyle » à contre-courant, à l’affût, non pas de truites, mais du moindre détritus.

Trois bouteilles en cinq minutes. Arc bouté pour saisir le contenant qui gît dans la petite profondeur, Marc ricane : « l’apéro commence tôt aujourd’hui ». Satisfait de voir que ses blagues ne prennent pas une ride, il secoue l’objet à la surface de l’eau pour en vider la vase et le sable. Pas question de tricher sur la balance ! Tout déchet qui rejoint le seau qui lui est destiné est avant tout lavé et vidé, de quoi perdre quelques centaines de grammes, et libérer les chabots, goujons et gammares qui s’y sont réfugiés.

Depuis le 10 janvier, deux tonnes d’ordures ont été extraites de cette portion de rivière. Proche du point d’embarcation, un piquet flanqué d’un drapeau indique « nettoyage en cours ». Aux alentours, disposés sur une bâche, à la vue et au su de tous, les trouvailles des deux derniers jours. « L’esprit humain n’est dérangé que par ce qu’il voit. Bien souvent, pourtant, ce qui se trouve en surface n’est rien comparé à l’invisible. » La froideur du constat détonne avec l’accent flamand chaleureux de celui qui le professe. C’est pourtant ce déclic-là qui l’a mené, en 2013, à débuter son activité. Alors qu’il accompagne sa compagne, Ann-Laure, lors d’une sortie ramassage de déchets en bordure de route, à l’approche d’un pont où les détritus s’amoncellent, il s’exclame : « on ne nettoierait pas les rivières une fois » ? Dix ans après, il se trouve toujours les pieds dans l’eau. 

Marc se penche pour ramasser un déchet
En cas de fortes intempéries, le nettoyage des eaux est remplacé par celui des berges. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

Le duo arpente ce même passage pour la troisième fois. La remontée est toujours aussi lente. Petit pas par petit pas, chaque mètre carré est scruté. Et riche en surprises. La direction du courant, le déplacement d’une branche, le moindre remous sont tant de paramètres qui peuvent dévoiler des objets jusque-là ensevelis. Hop, un sac plastique : un classique du fond des rivières. Sac de terreau, de chantier, poubelle PMC envolée, tous s’offrent une croisière vers la mer. Bénédicte serre à gauche à l’approche du méandre, évitant ainsi le centre du lit, plus profond. L’ancienne agente touristique qui a rejoint l’équipe il y a seulement un an, n’en est pas moins leste. La nouvelle direction prise expose son visage aux rayons du soleil qui passent par-dessus les maisons en enfilade de la rive droite. « Plutôt un beau bureau, non ? », s’exclame celle qui a grandi à Kigali, au grand air. L’eau est limpide et dévoile sans pudeur les immondices. D’un œil amusé, elle regarde l’homme à l’apparence un peu rustre se débattre avec ce qui semble être un bas nylon résistant, comme on en produit plus. Ils sont semblables à deux enfants un jour de kermesse, tout émoustillés de découvrir les lots remportés à la pêche au canard.

Aucune institution ne prend en charge le nettoyage des cours d’eau

Nettoyer la crasse n’est l’attribution d’aucun gestionnaire de cours d’eau. Les Régions, Provinces, Communes et autres propriétaires doivent uniquement s’assurer du bon écoulement de l’eau, de l’état des ponts et de la qualité des infrastructures. Le retrait d’un tronc tombé un soir de tempête leur revient, par exemple. Par contre, ils ne s’occuperont pas de repêcher des fils de fer, qui pourtant ressemblent à s’y méprendre à des branches.

Si les débutants peinent à séparer le bon grain de l’ivraie, Marc ne laisse à ces débris aucune chance de passer entre les mailles du filet. Il les saisit avec poigne, les secoue, les fait tinter pour s’assurer de leur nature. Le fer et le verre sont les seuls matériaux qui auront droit à une seconde vie. Le reste finira au Recypark, puis à l’incinérateur. La botte du sexagénaire butte sur une des nombreuses plaques d’eternit qui tapissent le fond de l’eau. Un regard vers le faîte des maisons ouvrières permet de soupçonner leur origine : les toits en ardoise sont à coup sûr composés de ces morceaux de ciment et d’amiante, comme la majorité des toitures construites avant 1998 en Belgique. La rivière porte en elle l’histoire des alentours. Le passé sidérurgique de la commune influence, selon Marc, la composition de l’eau. Célèbres pour leurs pièces en acier coulé de grande qualité, les usines Henricot, établies au confluent de la Dyle et de la Thyle, ont marqué 140 ans de l’histoire de Court-Saint-Étienne. « Je suis persuadé, et c’est le cas pour l’ensemble du territoire belge. Nos cours d’eau charrient les métaux lourds jadis déversés par nos industries ».

Différents bacs sur l'embarcation
Sur le bateau, les déchets sont préalablement triés, pour faciliter leur dépôt sur la bâche. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

« Nos cours d’eau charrient les métaux lourds jadis déversés par nos industries ».

Marc

La tâche semble dérisoire. Les déchets, même après de nombreux passages, sont toujours là. Se renouvellent. L’initiative est marginale, de surcroît. Marc, Bénédicte et Ann Laure continuent pourtant de se lever chaque matin avec l’espoir de voir les rivières reprendre vie, se transformer. Dans la tête de « l’homme de terrain », comme Bénédicte le décrit, les images défilent. Il s’imagine des invertébrés, des insectes et des poissons s’épanouir à nouveau dans leur habitat naturel. Et les changements, il les observe. Il y croit. Loin d’être découragé par certains pêcheurs qui remettent en cause l’efficacité de sa méthode, il leur explique ce que la pratique lui a enseigné. La principale crainte émise par les détracteurs est que l’outil de travail, sorte de crochet, fasse fuir les poissons et détruise, par le ratissage des sols, l’écosystème des rivières. Pour celui dont l’allure, les cheveux blancs et la barbe rappellent un Poséidon, les craintes ne sont pas fondées. Lui-même ancien pêcheur habitué de l’Ijse, il sait que la poiscaille qui décampe ne tarde pas à venir se reloger aux mêmes endroits. Le fait de dépolluer ou de déplacer des branches serait même propice à l’apparition de nouvelles frayères.

Bénédicte tient le gratte gratte
L’unique dent de l’outil, contrairement à celles multiples d’un râteau, permet de gratter le moindre recoin. Même lorsque le lit de la rivière est dénivelé. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

D’ordinaire, des tartines jambon-beurre-mayonnaise humides et flottantes sonnent l’heure du déjeuner. Cette fois-ci, point de casse-croûte d’écolier insatisfait du contenu de sa lunch box pour leur ouvrir l’appétit. C’est Marc qui donne le signal. Evinrude est alors amarrée, les premiers seaux vidés : les inertes viennent rejoindre les inertes sur la bâche, les plastiques s’ajoutent aux plastiques, et les textiles s’offrent un bain de soleil. Des objets d’époque jonchent le parterre, la mallette d’un fonctionnaire Electrabel se mêle à de la vaisselle kitch. Peu d’objets restent non-identifiés, l’expérience d’ouvrier communal de Marc aidant. Son âge, aussi. Il se souvient de cette lessiveuse, qu’on produisait dès les années 40 et que sa grand-mère utilisait. La pêche de l’une d’elles dans les eaux de la Gette fut sa madeleine de Proust.

Marc s’installe sur un bac de fleurs en friche et s’adosse au mur de la villa qui fait front aux maisons mitoyennes. Bénédicte déplie la chaise de camping qu’elle emmène toujours avec elle, dans le coffre de sa Peugeot 207 cc bleu roi. Tous deux ont prévu de quoi manger. Les jours où elle est plus débordée, celle qu’Ann-Laure et Marc prénomment « la perle des rivières » s’octroie le luxe d’aller chercher un sandwich à la boulangerie Demaret, sur la perpendiculaire. Le propriétaire de la maison quatre façades ne tarde pas à les rejoindre, en pantoufles. Il leur propose un café, comme à l’accoutumée. « Pas aujourd’hui, un petit bonheur à la fois », lui répond Bénédicte, les yeux fermés comme pour mieux apprécier l’effet des UV sur sa peau. Si la nouvelle recrue semble presque en oublier de se nourrir, la boîte à tartines de Marc, elle, se vide peu à peu. Les deux morceaux de fromage à l’apparence plastique, calés entre quatre rectangles de mie et de grains, sont les vestiges d’une partie de Tétris matinale.

Quelques rues plus loin, les sabots d’un cheval au trot battent le bitume. « La cadence est trop soutenue que pour qu’il ait quelqu’un sur le dos, non ? Le cavalier aurait-il été projeté par sa monture ? Roh, je me fais trop de films moi. J’ai même plus besoin de télé… D’ailleurs, j’ai coupé le câble. Proximus c’est trop cher. ». Bénédicte se tord de rire de sa plaisanterie. Marc prend un air sérieux et montre au loin un homme bossu qui se promène les mains croisées derrière le dos, un béret vissé sur le crâne. « Oui, le cavalier est là ». Étonnée, elle relève la tête. Les rires s’intensifient.

La fin de la pause déjeuner marque le passage à une autre section de la rivière. Inexplorée cette fois. La découverte de nouveaux déchets produit un sentiment presque addictif. L’adrénaline monte lorsque les objets remontent. Des sept cents bénévoles qui les ont rejoints l’an passé, nombreux sont ceux qui, pour cette même raison, ont réitéré l’expérience. Le ventre plein, le capitaine et son matelot repartent en amont, peu craintifs d’une possible hydrocution. Leur crochet, qu’ils nomment aussi « gratte-gratte », fait office de canne. Bénédicte et Marc s’enfoncent de plus en plus dans les eaux, le liquide épouse peu à peu leurs hanches. Il n’est pas question de se rapprocher des berges : les grains de sables ont manqué de temps pour se tasser depuis les dernières pluies. L’enlisement est inévitable. Des morceaux de plastique, indices de la hauteur de la dernière crue, décorent les branches de lierre et de houx qui surplombent le lit de la rivière. Les éboueurs des bassins wallons ne se laissent pas décourager par l’opacité des eaux devenues plus troubles. À tâtons, comme si l’outil devenait le prolongement d’un de leurs membres, ils devinent le fond du chenal.

L’hameçon a pris. Tel un pêcheur qui tient sa ligne tremblante, il prend appui sur sa jambe droite pour sortir un grillage bloqué sous une pierre. Sur les derniers centimètres, il plonge sa main, surveillant du coin de l’œil l’ouverture de son gant pour éviter que l’eau ne s’y infiltre. Reliquats des dépôts clandestins, les treillis métalliques comptent parmi les déchets les plus compliqués à extirper, de par leur propension à s’accrocher à tout ce qui les frôle. Bénédicte s’empare d’Evinrude et prévient tout en avançant : « il faut redoubler de prudence aux abords des réservoirs d’orages, il y a de nombreux trous. Et de nombreuses lingettes aussi ». Elle se repose davantage sur sa canne. Sans volonté d’être pédant, mais dans un soucis de clarté, le maître précise l’affirmation de son élève : les lingettes, faussement appelées biodégradables et difficilement déchirables, se tassent dans les fosses septiques et les stations d’épurations. Elles peuvent même les rendre inopérantes. Ce n’est toutefois qu’après une grosse tempête, lorsque le trop plein des égouts a été évacué par ces déversoirs, que les lingettes y seront présentes en grand nombre.

Marc extirpe un déchet de l'eau
Si la force des bras ne suffit pas, des rondins rongés par des castors et abandonnés sur les berges peuvent aider à faire levier. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

L’eau n’est plus qu’à hauteur de genou. Le pont approche, une riveraine d’un âge avancé se penche par-dessus. Son brushing reste bien en place. Elle est d’humeur loquace et les fantômes des bigoudis presqu’encore perceptibles semblent annoncer qu’elle dispose de temps. Des effluves de vase viennent titiller les narines de l’homme au nez aquilin. Il semble presque s’en délecter. Bénédicte fait la conversation. La mémoire de l’habitante de la rue François flanche par moments, mais lorsqu’elle évoque les multiples inondations, les souvenirs sont vivaces. La Province du Brabant Wallon a récemment inscrit l’ASBL comme agent dans la lutte contre les inondations, puisque son action permet aux rivières de retrouver leur érosion naturelle. Un pas de plus vers la reconnaissance de ce métier à part entière.  Mais si le nettoyage d’un cours d’eau peut alléger celui-ci d’un certain poids, éviter l’encombrement de son flux ou le rejet de ses ordures sur la berge, il n’existe pas de formule miracle pour éviter les crues dans les terrains bâtis en zone inondable. « L’homme a oublié une de ses premières leçons de géographie, à savoir que la rivière possède un lit mineur et un lit majeur. On a construit, construit, construit, sans tenir compte du second… et la rivière semble parfois se venger » assène Marc, après que la vieille dame a quitté les lieux. 

Sous le pont, les trouvailles se densifient. Les minutes filent. Dans l’eau, le rapport au temps est modifié. Perdu dans ses réflexions, celui qui dit rêver d’une Aston Martin, se contenterait bien d’un but plus atteignable. Voir naître des dizaines d’ASBL comme la sienne, soutenues par les quatorze contrats de rivières de Belgique. Mieux : subsidiées grassement. Et que ça se propage dans le monde entier !

Les gémissements d’effort émis par son acolyte le tirent de ses pensées. Un grill ? Non, une friteuse ! Le dépaysement n’est pas au rendez-vous. Des dizaines de canettes Jupiler sont là aussi, aplaties par le passage répété des voitures et recrachées par les avaloirs. « Les hommes savent pourquoi » plaisante Bénédicte. Celles encore cabossées, doivent résulter d’un ou d’une passante, qui, tel un personnage de dessin animé, balance sa peau de banane avec indolence, sans penser aux conséquences de son geste. Marc annonce la fin de la journée. La descente en direction de la bâche est comme une étrange procession, portée par un courant favorable : les deux collègues se succèdent, précédés d’une embarcation pleine à craquer, qui se fait le cercueil d’objets abandonnés. La survie des océans ne s’assure peut-être pas que sur les plages d’Indonésie.

Au croisement des rues François et du 1er régiment d’Infanterie, Court-Saint-Étienne. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)
Bénédicte montre des plaques d'eternit
Les matériaux de construction sont monnaie courante dans le fond de nos rivières. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)
Une paire de gants git au sol
L’hiver, une couche supplémentaire de gants en néoprène est indispensable. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)
La lumière s’infiltre sous le pont et les reflets mordorés de l’eau habillent le béton. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)
Le bateau est chargé d'immondices
« Evinrude, c’est ce qu’il y a de plus rapide », la réplique du film Bernard et Bianca esquisse un sourire à quiconque fait la connaissance de l’embarcation d’Aer Aqua Terra. Photo : Inés Verheyleweghen (CC BY NC ND)

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