Mousses Toujours

Les scouts du Canal de Bruxelles naviguent sur la Senne dans le respect de tous

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Photo: Philomène Raxhon (CC BY NC ND)

Les scouts du Canal de Bruxelles naviguent sur la Senne dans le respect de tous

Photo: Philomène Raxhon (CC BY NC ND)

(Presque) tous les dimanches, l’irréductible 75ème unité des scouts marins de Bruxelles foule l’impétueuse houle du Canal, à la recherche d’aventures et du large. Bravant toutes les difficultés, les capitaines en herbe apprennent la sécurité et la vie d’équipage. Sans faire passer leurs petits camarades par-dessus bord. À l’ère des continents de plastique, ils apprivoisent l’environnement maritime… à moins que ça ne soit lui qui les apprivoise.

Au bout du quai de Heembeek, un dimanche en fin d’après-midi, seule une voiture basse et vrombissante s’aventure. Un son saccadé s’en échappe, les passagers du véhicule à l’arrêt feignent un headbang peu convaincant. La voiture redémarre ensuite, esquisse un demi-tour crâneur au bord de la chaussée, l’eau toute toute proche, et s’engage à toute vitesse sur la route en pente qui mène à la civilisation. Par civilisation, comprendre le McDo du Docks.

La ligne 3 du tram, la gare de Schaerbeek et le ring sont tous proches aussi. Pourtant, de l’autre côté du pont, tout est silencieux maintenant. Si la petite voiture grise avait pris la peine de rester vingt minutes de plus, elle aurait assisté au spectacle de l’arrivée de la 75ème unité des scouts marins de Bruxelles. Quatre voiliers remplis d’enfants engoncés dans des gilets oranges qui défilent devant le quai, tel un remake de Titanic avec des nains. Les voiles sont déployées et les bateaux fendent la houle. Un ronflement sourd trahit le moteur Suzuki flanqué à l’arrière de l’embarcation, pas tout à fait autonome. Des petites têtes dépassent du flanc du bateau et les capitaines brament des instructions. Les petites mains s’empressent de les exécuter, phalanges serrées sur des cordes multicolores. 

Quatre voiliers remplis d’enfants engoncés dans des gilets oranges qui défilent devant le quai, tel un remake de Titanic avec des nains.

Les enfants amarrent finalement quelques mètres plus loin, dans un bassin délimité par des pontons en bois. Le soleil réchauffe ce coin calfeutré du port, l’eau s’y pare de reflets scintillants et prend des airs de marina estivale. Un nombre de gamins à faire frémir Walt Disney s’y déverse. Des bonshommes oranges se lancent la corde, d’un bout à l’autre du ponton, en font des nœuds élaborés autour des bittes d’amarrage et fixent les bateaux fermement contre le quai. Sur la plateforme d’une vingtaine de mètres carrés, les enfants trébuchent sur des cordes et butent contre des boîtes en métal rouillées. Ce capharnaüm sans nom aux yeux étrangers, les chefs et cheffes ne semblent pas s’en préoccuper, ni du ballet bancal qui s’y joue. Le caddie Delhaize dans lequel se balade un scout fainéant paraît téléguidé, tant on ne distingue de son conducteur que les mains bleues sur la poignée. Les plus jeunes ont six ans.

Le quai de Heembeek dimanche soir vers 17h.
Photo: Philomène Raxhon (CC BY NC ND)

Au milieu de l’agitation, un scout fait une pause. Il porte un gilet de sauvetage, appelé aussi Mae West, en hommage à une actrice américaine aux « formes généreuses ».
Photo: Philomène Raxhon (CC NY NC ND)

Les petits êtres sont encore malléables. Ils apprennent vite, emmagasinent en quelques leçons les grands principes de la navigation, là où un adulte en serait toujours à se demander si  prendre la mer moins d’une heure après avoir mangé est bien raisonnable. Ces jeunes ont vocation, dans la tradition scout, à devenir de grandes personnes débrouillardes, respectueuses des autres, mais aussi de leur environnement. Avec le temps, de nouvelles préoccupations écologiques se sont en effet ajoutées au catalogue des valeurs scouts. Les déchets plastiques venus des villes, et notamment de Bruxelles, se concentrent en îlots, en continents flottants sur les océans. Orane est intransigeante : « on ne jette rien dans l’eau!« . La sensibilisation à la pollution marine revêt aujourd’hui un caractère essentiel pour ces capitaines de la génération Greta Thunberg. Le cours d’eau bruxellois, sujet à de forts pics de pollution liés aux hydrocarbures, mais aussi à la contamination domestique, se rêve en meilleure flotte d’Europe. Des acteurs du port passent neutres en CO₂, promeuvent le développement durable et s’efforcent de faire résonner les décisions des accords de Paris et de Glasgow dans le port de Bruxelles. Les scouts et leur discipline écologique font partie de cet écosystème maritime conscientisé. Les vagues avalent les navigateurs irrespectueux comme le plastique. La 75ème unité l’a bien compris, et amadoue son terrain de jeu aquatique.

La sensibilisation à la pollution marine revêt aujourd’hui un caractère essentiel pour ces capitaines de la génération Greta Thunberg.

« T’es pas serein quand même« , commente Julian, le visage à moitié recouvert de son bonnet en maille bleu marine. Il descend tout juste du bateau, tanguant encore un peu au rythme de l’eau. C’est sa première année chez les scouts marins. Comme pour beaucoup d’entre eux, ce sont les parents de Julian qui ont eu l’idée de l’abandonner dans une zone portuaire tous les week-ends, huit heures durant. Idée lumineuse, même les cailloux blancs du petit Poucet couleraient à pic. Pourtant, Julian et le reste des moussaillons, eux, être largués, ils ne demandent que ça. D’un enthousiasme accablant, il raconte son poste du jour près du foc, l’avant-voile, qu’il a dû tirer et tirer de toutes ses forces. Un petit drapeau rouge encore hissé sur la voile flotte au vent, vestige des efforts de Julian. « Être réactif, écouter et faire ce qu’on leur dit« , c’est ça qu’attendent les leaders louveteaux de leurs disciples. Resserrer la corde, ou la « border », « choquer », la détendre et donner du mou. Les jeunes scouts obéissent, conscients que l’équipage compte sur eux.

Dans le bateau le plus près du bord, une petite silhouette est recroquevillée. Un attroupement se forme rapidement autour. Des sanglots, un chef aux cheveux bouclés et lunettes rondes réconforte un garçon blond qui a manqué de boire la tasse. « Ce sont des accidents qui arrivent« , rappelle Orane, 18 ans. Des enfants tombent à l’eau, des doigts restent coincés entre deux embarcations. Après, une main-crochet, ça assoit le pouvoir en mer.

La 75ème unité décharge ses voiliers. Le bâtiment de Bruxelles-Energie, producteur d’énergie à partir de déchets ménagers ou assimilés non recyclables, s’érige en arrière-plan.
Photo: Philomène Raxhon (CC BY NC ND)

Trois ans de navigation sous sa botte, une tête de moins que Julian, le « pas serein », Esmée, huit ans, observe la scène avec un brin de dédain. « Moi, je n’ai pas peur« , dit-elle tout bas. Elle va et vient sur son bateau, cordes serrées entre ses gants lignés roses, et enjambe gracieusement le bon mètre qui sépare le ponton du navire. Elle s’arrête sur le quai, ses grands yeux bleus fixés sur la jeune victime clopinante que deux chefs s’affairent à extirper de l’embarcation. Une main agitée fouille un tonneau blanc, à la recherche du kit de premiers soins.

Esmée n’est jamais tombée, même pas pendant les Grands camps annuels, épopées de trois jours de navigation, direction des îles étrangères. Trois jours sur un bateau avec une trentaine d’enfants, ou potentiellement la croisière la plus meurtrière de tous les temps. Pousse-toi Costa Concordia, les vrais ennuis arrivent. Pourtant, chaque année, la valeureuse unité met le cap sur des îles de la Zélande ou de la Frise, en Hollande. Elle plante des campements Quechua dans les paysages désertiques, achemine des patates et des haricots en conserve entre les dunes, allume des feux face à la mer du Nord. Là-bas, Esmée et le reste des enfants sauvages sont libres de nager. Le reste de l’année, ils demeurent cantonnés au port de Bruxelles et son rabat-joie panneau « baignade interdite ».  « On peut toujours tomber dans l’eau« , rétorque Orane. D’ailleurs, après la réunion, Henry, chef invité d’une autre unité, n’y échappera pas. 


Esmée se tient dans la proue du bateau, elle détache la voile principale, la grand-voile.
Photo: Philomène Raxhon (CC BY NC ND)
Les abords du garage des scouts marins.
Photo: Philomène Raxhon (CC BY NC ND)

Le soleil décline encore un peu sur le quai où les scouts sont agglutinés. Il est 17h, dans ces eaux-là, le fond de l’air est gris. La 75ème unité ne ralentit pas. Les matelots détachent les planchers des embarcations et les traînent vers le garage déjà encombré d’un bateau moteur orange. Une petite brune reste plantée à bonne distance de l’eau. Elle tourne ses cheveux bouclés entre ses doigts tremblants, arbore une moue qui ne trompe pas. Comme quoi, la mer, ça ne vous gagne pas toujours. À l’image des scouts terrestres, les scouts marins acceuillent tout le monde, sans discrimination. Les valeurs sont sensiblement les mêmes : vivre ensemble, solidarité et respect, Kumbaya, my Lord, Kumbaya. On y rame juste un peu plus.

Le vivre ensemble, ça vaut aussi pour les autres flottes du port. Le long du quai de Heembeek, cohabitent Bruxelles Propreté, les cadets de la marine, le FCS Sea Scouts, ou encore le Brussels Royal Yacht Club. Les panneaux pourraient tout aussi bien arborer « bataille navale interdite ». La société d’administration portuaire s’érige de l’autre côté du canal, comme un arbitre du jeu sur pelouse vert d’eau. Le matin même, la police a averti Camille, cheffe louveteaux, que les scouts ne pourraient pas mettre les voiles avant 14h. « Une histoire de course de bateau« , ajoute-t-elle. Touchée, coulée, la matinée de navigation. Le club house du Brussels Royal Yacht Club est juste au bout de la rue. Plus tartare de bœuf et polo River Woods que goûter Dinosaurus et genoux écorchés, le port de plaisance et ses membres dotés d’un yachtounet partagent aussi leurs eaux avec les scouts. Un dimanche comme celui-ci, on peut voir des hommes en chemise à carreaux bleus et blancs bichonner le pont en teck vernis de leur embarcation. Plus tard, ils poseront les torchons et s’assiéront sur une chaise pliable pour observer la proue reluisante et le couché du soleil.

Les valeurs sont sensiblement les mêmes : vivre ensemble, solidarité et respect, Kumbaya, my Lord, Kumbaya. On y rame juste un peu plus.

Sur le quai scout, les mâts des voiliers descendent. Les leaders louveteaux en empoignent chacun un. De part et d’autre, deux ou trois lardons assistent la manœuvre de toutes leurs forces imaginaires. Le pilier de bois hissé sur l’épaule, ils se tortillent sous le poids du tronc, effacent la grimace de douleur de leur visage. Les chefs et cheffes sont patients, avancent lentement au rythme du cortège miniature. Orane évite de justesse une collision de mâts ; Camille insiste sur l’appellation exacte de chaque élément démontable. « Toutes les petites biesses trucs ont un nom sur le bateau« , ajoute Antonin, un autre chef. Petit à petit, les jeunes scouts retiennent l’information, parlent de focs, de haubans, d’œillets, de proue, de poupe ou de quilles, ces crâneurs. Le scoutisme marin, il permet aussi de faire perdurer la connaissance nautique. Jeune louveteau deviendra chef et partagera, à son tour, ce qu’il sait avec le sang neuf. « Il reste encore des gens qui connaissent et, du coup, c’est bien qu’ils transmettent aux jeunes« , explique Abigaïl, cheffe pionnière de 17 ans. Voile, aviron ou moteur, la 75ème unité pratique un florilège d’activités de navigation, dans la tradition du scoutisme marin qui remonte à 1910. Si les scouts ont, depuis, abandonné les berets à pompons rouges et les pulls façon Jean-Paul Gaultier, ils n’en restent pas moins attachés aux vagues qui fouettent le visage, à la corde qui brûle les mains et aux chants de marins d’eau douce entonnés quand la mer est calme.


Le mât doit être séparé du bateau après chaque excursion. Il pèse environ 35 kg, 3 scouts et un chef le portent vers le garage.

Photo: Philomène Raxhon (CC NY NC ND)

Un coup de sifflet, puis un autre. Les pirates en culotte courte accourent au centre du quai et forment un cercle cagneux. C’est la fin de la réunion. Orane débriefe : petit couac ce matin avec l’interdiction de naviguer de la police, mais, une fois à bord, très bon travail les louveteaux. Ils congédient ensuite la bande. Les matelots rejoignent leurs parents en haut de la petite route vers la civilisation. Les grands finissent de tout remettre en place ; le soleil a disparu pour de bon. À la question de savoir ce qui les pousse à frôler l’hypothermie en short de toile beige tous les dimanches, ils répondent à l’unanimité : « c’est trop stylé!« . Les vagues qui viennent caresser le flanc de la petite embarcation et le goût de sel dans la bouche, ça, ça vous gagne. « Et attends de voir les scouts de l’air« , charrie Henry. Petit malin. D’après les clapotis qu’on pouvait encore entendre à bonne distance du quai, il a bien piqué une tête ce soir-là.

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