Immersion dans une zone de trafic de drogue à Bruxelles.
Photo: M. Tavares (Flickr)
Depuis mars 2024, Matongé figure sur la liste des « hotspots », ces zones de surveillance renforcée mises en place pour répondre à la vague de fusillades qui secoue la capitale. Mais ici, le trafic se joue à l’ancienne, en pantoufles, à ciel ouvert. Comment le quartier s’adapte-t-il au label « hotspot » ?
Je pensais encore au coup de fil passé à ma mère, la veille au soir. Je tenais mon téléphone blotti entre mon épaule et ma joue, prostré devant la porte béante du lave-linge de ma colocation et de son affichage digital qui proposait une longue liste de choix de programmes de lavage qui me paraissaient tous aussi abscons les uns que les autres. Si un jour je quitte le monde moderne, ce sera sans hésitation à cause des menus des télécommandes et des règles de lavage des lessiveuses automatiques. Au téléphone, ma mère commençait à fatiguer. Après m’avoir rappelé de ne pas oublier de ramener mon linge en revenant à la maison, elle m’avait aiguillé sur deux-trois axes d’enquêtes allant de l’interview en caméra cachée du consommateur de beuh au témoignage d’habitants confrontés au fléau des trafics en tous genres. Je réfléchissais à ses propositions et je notais qu’en bonne madre qu’elle fut, sa fatigue ne l’avait pas étourdie au point de ne pas oublier le point de vue qui me paraissait le plus évident : celui du trafiquant. Mais voilà, je suis étudiant en journalisme. Qui suis-je pour jouer les Roberto Saviano ?
– N’oublie pas ton linge.
– Non maman, je n’oublierai pas.
T’enregistres ce qu’on dit avec ton casque ? Va à Clemenceau, y a rien ici
Je remontais la chaussée d’Ixelles, ce long ruban d’asphalte qui relie la porte de Namur, à la lisière du Pentagone, à la place Flagey. Arrivé à l’angle de la rue Francart, le soleil dégagea une large bande de lumière. Il m’avait semblé ne plus avoir fait si clair depuis plusieurs années et je dus poser ma main sur mon front pour apercevoir la couleur du feu pour piéton. Les poussières de l’hiver s’échappaient du sol et montaient vers le ciel. Je fronçais les sourcils, plongé dans la poussière et mes pensées. Au passage du 21 chaussée de Wavre, dans le quartier congolais de Matongé, à Bruxelles, presque arrivé à destination du nid que je partageais avec une bande de colocataires peu connaisseurs en programmation de machine à laver, en relevant la tête, un jeune type me lança une invitation : « t’en veux ? »
L’homme qui se dresse devant moi a la vingtaine. Debout devant lui, moi, mon sac banane et mon mulet, n’avons eu la présence d’esprit que de dire : « Nous allons vous paraitre bizarre mais nous sommes journalistes ». À ce jour, je m’interroge encore sur le pourquoi de l’utilisation de ce « nous ». Nous l’appellerons André. Il partage avec une dizaine d’autres l’entrée de la Galerie Matongé, celle à coté du Parking sous-terrain, à dix pas du cinéma Vendôme et à trente du H&M, dans laquelle, le 6 janvier 2025, la zone de police Bruxelles Capitale Ixelles a découvert 818 grammes de cannabis, 85 pacsons de cocaïne, 42 grammes de résine de cannabis, 4 pilules d’ecstasy, un spray au poivre, une arme de type airsoft, des munitions et une arme à feu avec chargeur. Cinq jour plus tard, le 11 janvier au soir, une patrouille de police qui effectuait des contrôles au croisement de la rue Francart et de la chaussée de Wavre s’est retrouvée encerclée par une quarantaine d’individus qui sortaient de la Galerie, et a eu recours au gaz lacrymogène « pour maintenir l’ordre », a déclaré la porte-parole de la police bruxelloise Ilse Van de Keere, avant de dresser plusieurs procès-verbaux pour rebellions et possession de drogue.
Il est 11h30. La route, étroite, est à sens unique. Des employés de bureau en costume, les yeux écarquillés, serrent leur téléphone contre l’oreille en esquivant les piétons. Une femme à vélo, sac en bandoulière et panier en osier à l’avant, se fraye un passage entre les voitures à l’arrêt. Des clientes encombrées de sacs de courses roses fluo estampillés Sarah Mode ou Jinny’s Hair & Beauty discutent, voix qui roulent les r et autres qui les avalent, en remontant le trottoir.
Acheter de la beuh en plein reportage, c’est un problème de déontologie ?
André tient un diffuseur Bluetooth haut comme un poney et partage sa playlist autotunée à une bonne centaine de commerçants fatigués. Un vieil homme avec un chapeau assis dans le salon de coiffure Matonna, premier commerce accessible depuis l’entrée de la Galerie, relève sa tête et soupire en observant la party, replonge ses yeux sur son téléphone. Il y lit peut-être, étourdi, que la commune d’Ixelles a introduit la veille une demande officielle pour élargir le périmètre du hotspot de Matongé à la Porte de Namur. « Cette mesure permettra de mieux surveiller les points de vente de stupéfiants et de sanctionner plus efficacement les infractions », promet le bourgmestre ixellois Romain De Reusme (PS). Ou cet homme au chapeau est-il tombé par hasard sur un post X de Georges-Louis Bouchez reprenant, à l’évocation des récentes fusillades à Anderlecht, les éléments de langages de l’extrême droite des années 1930, déclarant que « la vermine gangrène #Bruxelles. Le Gouvernement Arizona va prendre les mesures pour nettoyer les rues. »
Les « hotspots » sont ces mots à la mode que la presse rabâche depuis le début de la vague de fusillades qui ensanglante la capitale. L’ambition est de s’attaquer sans délai aux problèmes de trafics, de violences et surtout des règlements de compte à coups de Kalachnikov qui font tache jusque dans les colonnes du New-York Times et sur les antennes de CNN. En 2024, 89 fusillades ont eu lieues à Bruxelles, dont huit mortelles pour un total de neuf décès.
- Regardez aussi notre explainer sur les fusillades à Bruxelles
Dans ces zones, la vente et la consommation d’alcool sont interdites, la police peut faire des contrôles d’identité systématiques, faire percevoir immédiatement des amendes pour possession ou consommation de drogues, et saisir les objets qui facilitent la consommation.
André prend une gorgée de sa Gordon finest gold à 10% et s’assied sur une chaise de bureau en cuir à même le trottoir. Probablement intrigués par la durée inhabituelle de l’interaction, deux autres hommes du même âge s’approchent de moi. « Pourquoi t’es venu ici ? », me demande André, une fois bien installé.
– J’ai vu que Matongé était un « hotspot. »
– C’est quoi ça ?
– Les zones de trafic les plus chaudes de Bruxelles.
André se redresse, cale son dos contre le dossier de sa chaise et tourne la tête vers le groupe. Il annonce que je suis journaliste et que je travaille sur le narcotrafic. Un court silence s’installe. Tous me regardent. Je soutiens leurs regards un à un. Puis les questions fusent. « Pourquoi ici ? », « T’enregistres ce qu’on dit avec ton casque ? Va à Clemenceau, y a rien ici », balance un type, l’air excédé.
Le quartier de Clemenceau dont parle cet homme, à Anderlecht, est le théâtre d’une série de représailles entre gangs liés au trafic de drogue. Entre le 4 et le 7 février, quatre fusillades ont éclaté dans la capitale : une à Saint-Josse, trois à Anderlecht. La réponse politique ne s’est pas fait attendre. Le gouvernement Arizona, qui a annoncé un refinancement de 400 millions d’euros pour les fonctions régaliennes de l’État d’ici 2029, prévoit de passer à l’offensive. Parmi les mesures avancées : la déchéance de nationalité pour les binationaux impliqués dans le crime organisé, la fusion des six zones de police bruxelloises et un durcissement des peines pour les chefs de réseau. « Nous ne laisserons pas nos rues aux mains de bandes criminelles », déclarait la ministre de la Justice Annelies Verlinden le 7 février dans L’Écho. Tandis qu’une carte blanche signée par 28 acteurs de l’associatif bruxellois parmi lesquels Christopher Collin (DUNE), Edgar Szoc (Ligue des Droits humains), Stéphane Leclercq (Féda bxl), et Birger Blancke (Fédération BICO), s’opposait à la politique des hotspots, dénonçant une « stratégie au nom de laquelle le droit commun est suspendu et contribue à aggraver le sort des plus précaires », et concluant : « Pour affaiblir durablement le narcotrafic et ses nuisances, la priorité doit enfin être donnée à la santé publique et à des réponses concertées avec le secteur professionnel. »
Un autre gars me demande si je fume. « Prends un dix avant de poser des questions, c’est la moindre des choses. » Le groupe éclate de rire. Je repensais à mon linge et j’étais très pris par une idée qui ne me lâchait plus. Comment allais-je me débrouiller pour prendre le train avec une manne de linge et mon vieux sac sans perdre la moitié en route ?
André ne dit rien. Il me fixe, les bras croisés, puis me demande : « acheter de la beuh en plein reportage, c’est un problème de déontologie ? « Je cherche quoi répondre quand un autre gars sort de la galerie. André désigne immédiatement cet homme qui serre la main à toute la bande et me dit d’aller lui parler. Il a la trentaine, un bonnet bleu foncé, une parka noire et une sacoche en bandoulière. André me présente rapidement : je suis journaliste et… Le gars coupe André et me somme de poser toutes les questions qui me viendraient à l’esprit et insiste pour que je filme et enregistre ses propos.
Nous, on deale, on se fait prendre, on va en prison, on sort. C’est tout. Eux, ils sont libres mais devront rendre des comptes à Dieu
On l’appelle Pirate. Pirate a curieusement envie de parler. D’histoire, de politique, du Congo et de la Belgique. « Ils ont pillé notre pays et maintenant ils nous laissent crever. » Il navigue dans la galerie, connaît les moindres recoins. Soudain il décide de m’emmener avec lui pour une croisière sur un morceau de sa vie. C’est ici qu’il passe la plupart de son temps. Dans les rangées et les couloirs de la galerie commerciale qui s’étendent sous nos yeux. Notre embarcation temporaire parcourt les allées comme on descend un fleuve. Son fleuve à lui serpente entre le coiffeur du box 313, WE2B Hair, et trace une boucle parfaite. On y accède par la Chaussée d’Ixelles ou celle de Wavre, deux entrées qui se répondent et s’entrelacent. Un sifflement discret et, soudain, ceux qui traînaient dehors glissent vers l’intérieur. On avance et on sourit, on salue, généreusement, les personne alentours. Tout le monde se connaît ici, et personne ne doute une seconde du caractère illégal de son activité. Dans les yeux des personnes que nous croisons, je suis sans doute un client.
Au milieu de l’allée principale, entre les six salons de coiffure, sous les néons fatigués et sur le pavé jauni taché de Jupiler séchée, Pirate sort des petits paquets de sa sacoche, les glisse en douce dans la poche d’un passant, rigole et câline une cliente ou une revendeuse, reprend la conversation avec moi comme si de rien n’était. L’odeur de la beuh se mêle à celle des beignets frits du restaurant antillais Sous les tropiques. Il soupire, remet son bonnet en place. « Je joue le rôle de grand frère ici. Grand frère, ça veut dire tout : éducateur, formateur, médiateur, aide sociale, protecteur… Les types à l’entrée ont 19-20 ans, il faut leur apprendre ce qui est bien et mal. »
Pirate a vaguement entendu parler des hotspots. « On compare Matongé à Clémenceau, rigole-t-il, c’est complètement insensé. Il n’y a pas de fusillades ici. On survit simplement. Chacun fait son truc en indépendant, y a parfois quelques embrouilles mais y a pas de grosse organisation, pas de règlements de compte. Je lui demande si quelque chose a changé dans l’organisation du trafic depuis la mise en place de ces zones : « Rien. »
– Pas plus de difficultés ?
– Non. D’ailleurs, c’est bien hypocrite leur politique de hotspot. C’est le client qui vient vers nous, pas l’inverse. Et parmi les gens qu’on sert, y a des avocats, des mecs en costumes, des enfants de riches. Au dessus de ceux qui vendent des 10 balles comme moi, y a des gens qui vendent en plus gros, et je t’assure que ceux qui achètent au kilo sont les mêmes qui parlent d’insécurité. Si ils veulent régler le problème du trafic, ils ont qu’à s’attaquer au Port d’Anvers.
Sa réponse fait écho à ce que d’autres me diront par la suite : les rares personnes au courant de l’existence des hotspots assurent qu’ils n’ont eu aucun effet sur leur activité. Au bout d’une heure et demie de discussion, Pirate me fait poliment comprendre qu’il est temps pour moi de partir. À quelques mètres de la rue d’Édimbourg, un type sur le trottoir m’interpelle avec un « kssst », ce petit bruit de bouche qui signifie « viens voir » dans à peu près toutes les langues du commerce parallèle. Je lui explique que je ne suis pas un client potentiel. Il m’a vu parler à Pirate, s’apprêtait à prendre sa pause et me propose de le suivre jusque dans la Rue Longue Vie, aux abords du Snack Délice, où il s’arrête, s’assied sur un scooter et roule un joint. Il doit avoir une trentaine d’années, un jean, une veste grise et un foulard noir, et se présente en me disant qu’il n’a pas grand chose à perdre. C’est Bernard. Lui non plus n’avait jamais entendu parler de hotspot. « Tu ne te caches pas pour fumer ? »
– « Je ne me cache même pas pour vendre. De toutes façons, je n’ai que des factures, des dettes. Les vrais voleurs, ce sont les gens en costume cravate. Nous, on deal, on se fait prendre, on va en prison, on sort. C’est tout. Eux, ils sont libres mais devront rendre des comptes à Dieu », dit-il en rigolant.
On a peur que ça devienne comme Clemenceau
Bernard tire une dernière taffe, écrase son joint sous sa semelle, et reprend tout aussi impassible : « Ici, c’est le désordre. Et c’est bien mieux comme ça. Quand il y a des structures, comme à Anderlecht, que le trafic est organisé par des mafias, tu dois faire attention à tout. Quand les gens comprennent que c’est organisé, il suffit qu’une personne se fasse prendre et tout tombe. L’avantage, à Matongé, c’est que c’est presque pas organisé, donc c’est difficile de nous faire tomber. Ça n’empêche pas qu’il y ait de la solidarité entre nous. » Il s’éloigne en promettant de revenir plus tard. Je lui propose de l’accompagner. Il hésite, puis fixe l’heure du rendez-vous : 22h.
Je reviens pile à l’heure. Sous les lumières blafardes des enseignes qui crépitent, l’asphalte semble plus noir, plus dense. Les vitrines grillagées des boutiques sont autant de paupières mi-closes derrière lesquelles persistent des lueurs diffuses. Ça fume par grappes devant les salons de coiffure encore ouverts. Dans les rues adjacentes, des ombres bougent lentement, appuyées contre les murs. Je croise une habitante du quartier. Elle évite désormais de passer ici trop tard. « J’ai assisté à l’assassinat de Micha. Ils l’ont poignardé sous les yeux des passants. On a peur que ça devienne comme Clemenceau. » L’homme de 41 ans était décédé après avoir reçu plusieurs coups de couteau, chaussée de Wavre, le 18 juin vers 17h45. Plus loin, une autre femme, assise devant son salon de beauté, hausse les épaules en tirant sur sa cigarette. Elle rit en évoquant l’idée que Matongé soit classé hotspot. « Franchement, faut arrêter. On parle de quoi, ici ? On compare ça à Molenbeek ou à Clemenceau, mais Matongé, c’est pas ça. Il y a toujours eu du monde, toujours eu de l’animation. Y a du petit trafic, mais on ne se sent pas en danger. Le hotspot, c’est juste une excuse pour mettre plus de flics et rassurer ceux qui ne connaissent pas le quartier. Moi, je vois pas la différence. »
Bernard est appuyé contre un poteau là où je l’avais rencontré. Le shift a repris depuis une heure. Il m’explique qu’il a le luxe de choisir ses horaires, puis revient sur le sujet du hotspot sans que je n’aie à relancer la conversation : « J’ai repensé à ce délire du hotspot. Pourquoi ils ont donné un nom anglais à ce truc-là ? » Derrière lui, une berline noire ralentit et s’arrête quelques mètres plus loin, moteur allumé, phares éteints. Bernard jette un coup d’œil rapide, décroise les bras et s’approche. Une vitre descend à moitié. Il échange quelques mots à voix basse, glisse la main à l’intérieur, puis revient vers moi. À peine le temps de reprendre la conversation qu’un type en survêtement s’approche et tend la paume. Bernard sort une liasse froissée de sa poche, détache quelques billets et les lui donne sans attendre un merci. Un autre arrive, pose la même demande. Une voiture de police traverse la rue, ses phares balayent le trottoir. Cette fois, il soupire, compte les billets plus lentement.