Marcel Habran : Une vie de parrain

Portrait d'un gangster retraité

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Photo : Pierrot Lespagnard

Portrait d’un gangster retraité

Photo : Pierrot Lespagnard

C’était l’époque des tontons flingueurs. Celle où se confondaient grands bandits et vedettes de cinéma. Un temps où les gangsters allaient boire des coups avec les inspecteurs, côtoyaient journalistes, stars et politiciens. On le compare au célèbre braqueur Jacques Mesrine ou à un personnage à la Gabin. Faut dire qu’il y a du jeu chez Habran, quelque chose de théâtral, du Audiard. « Aubergiste ! », s’interrompt-il en levant le bras, et aussitôt un serveur surgit avec deux verres de champagne. C’est son côté chef d’orchestre.  

© Pierrot Lespagnard

Pour rencontrer Habran, il faut avant tout compter sur un certain nombre d’éléments favorables, avancer doucement, à pas de loup. Il n’avait plus parlé à la presse depuis dix ans. Mais les planètes Habran se sont alignées, et après quelques tentatives infructueuses, celui-ci a finalement concédé un rendez-vous. Il y a six mois, nous nous sommes rencontrés dans une taverne de la région bruxelloise. Ce jour-là, il avait fait du “Habran” : Derrière ses lunettes au cadran doré, le regard scrutateur, il était arrivé, pile à l’heure, au volant d’un Saab cabriolet. Une table lui était réservée, le patron de l’établissement s’était empressé de venir lui serrer la main et d’échanger quelques politesses bien dosées. 

Il revenait tout juste de la salle de sport où il avait brûlé ses 500 calories quotidiennes, avant d’enfiler un jean, un bomber style aviateur et une paire de Reebok immaculées. Maître de cérémonie instinctif, il guidait la discussion avec l’assurance de celui qui ne laisse rien au hasard. Il aime parler de tout, mais il ne faut pas lui parler de tout, déteste Poutine autant que Trump et voterait PTB s’il n’avait pas perdu son droit de vote. Dans quelques jours, âmes sensibles s’abstenir, il ira s’émouvoir devant une représentation du Lac des Cygnes.

Le décor a aujourd’hui quelque peu changé : Habran reçoit à domicile. Il m’accueille à la porte de son logement social en périphérie bruxelloise. “Tu peux laisser ton vélo dehors, il ne craint rien, je te le garantis.” Puis me fait entrer dans son trois pièces on ne peut mieux ordonné, vintage fatalement, jonché de photos de lui et de ses proches, de natures mortes, du testament de son père, Marcel Bawin, résistant fusillé par les nazis en juillet 1944 à la Citadelle de Liège, qui fit désaveu de paternité. Un ami lui a récemment offert une caricature de lui-même signée Oli, encadrée, dont il n’est pas peu fier. Il a laissé une grande partie de la décoration que sa défunte épouse, Viviane Gilson, avait minutieusement orchestrée. Elle a toujours été à ses cotés, confie-t-il, et s’est donné la mort “parce qu’elle n’a pas supporté” la condamnation de son mari dans l’affaire du braquage d’un fourgon à Waremme.

J’aurais dû me mettre en cavale et revenir quand tout serait fini

Sur la table du salon s’amoncellent des piles de documents : archives de ses procès, articles de presse minutieusement surlignés, jugements rayés et annotés de sa propre plume. Une affaire en particulier semble le hanter : En 2009, Marcel Habran est reconnu coupable de l’attaque sanglante du fourgon de la Brink’s, en 1998, en tant que dirigeant d’une organisation criminelle, sans la circonstance aggravante de meurtre. Deux convoyeurs sont tués. Quinze ans de réclusion. C’est le dossier « Habran et consorts ». Sur vingt-et-une affaires, Habran ne comparaît que pour deux faits. 16 ans plus tard, il persiste à dire qu’il n’a pas participé au casse. Au courant qu’un hold-up se préparait, il aurait anticipé : « Comme je sais que Maréchal était un fou et qu’il tirait pour rien, ce jour-là, je vais à Florenville pour retirer deux mille balles, je fais des grimaces à la caméra, je fais mon loto et un plein. Cinq ans après, il n’y avait plus le film de la banque. » Film qui l’aurait disculpé, jure-t-il. Six mois de procès plus tard, il regrette de s’être soumis à la justice : « J’aurais dû me mettre en cavale et revenir quand tout serait fini. »

Cette affaire m’obsède”, lance-t-il. Dans ses notes personnelles, il qualifie sa condamnation d’une « escroquerie intellectuelle et judiciaire ». Depuis des années, Habran s’est lancé dans la rédaction d’un argumentaire visant à démontrer, selon lui, comment la justice l’a transformé en bouc émissaire. 

Mais il se dit sous la protection de la croix du Christ, suspendue au-dessus de la porte de sa chambre. Il raconte, d’un ton presque détaché, avoir aperçu la Vierge Marie un soir où il se rendait sur la tombe d’un ami. « C’est une histoire qui fait partie de ma vie, » lâche-t-il, comme une évidence. Une histoire qui, à bien y réfléchir, semble avoir nourri en lui des ambitions presque christiques.

Son avocat, Marc Uyttendaele, brosse un portrait saisissant : « C’est un homme qui a dû se construire seul, mais du mauvais côté du miroir. Pourtant, il a toujours eu le sentiment d’être en accord avec lui-même. » Une cohérence qui le définit autant qu’elle l’isole. 

« Pas d’autre chemin »

Né le 5 juin 1933 à Liège, Marcel Habran grandit dans la précarité, connaît la guerre. Il se souvient de la rue du Ruisseau, dans le quartier Saint-Léonard à Liège, où les Allemands lui donnaient du pain noir. Du missile V1 qui lui a perforé les tympans : « J’ai été sauvé par un sac de charbon. » Et de cet hôpital aménagé dans un tunnel où l’on croisait régulièrement la mort. « Je n’ai pas eu accès à une éducation ferme. Y a pas d’autre chemin. »

Il porte le nom de sa mère, femme souffrante qui a fait tout son possible pour s’occuper de ses quatre enfants. « Si j’avais eu un père derrière moi, ma vie aurait été différente. » Mauvais élève mais « rationnel », il quitte les bancs de l’école pour travailler chez le constructeur de Moto Gillet, à Herstal. À 14 ans, il entre ensuite comme machiniste à la FN Herstal. Habran a toujours cherché à gravir les échelons : « Son rêve est de faire partie d’un cénacle de gens respectables », glisse un flic qui l’a bien connu.

© Pierrot Lespagnard

À 19 ans, prémice d’un casier judiciaire long comme deux bras, il est incarcéré pour coups et blessures et vol de métaux. À sa sortie de prison, il entame son service militaire. C’est dans ces années-là qu’il devient père de Marcel, Henri puis Régine. En 1974, l’aîné meurt dans un accident de voiture. En 1984, Habran épouse Viviane, l’une des nombreuses femmes qui venaient lui rendre visite en prison.

L’obstacle, je le saute en liquidant

Actif dans le milieu de la prostitution, il doit sa réputation à la violence : « C’est un animal à sang froid », glisse un ancien officier de la police judiciaire. Vols, rébellion, détention d’armes et exploitation de la débauche, tout est bon pour asseoir son autorité. Gare à vous si vous êtes sur son chemin : « L’obstacle, je le saute en liquidant », ricane le gangster. On parle désormais de lui comme du chef. « Il structurait le milieu, on lui demandait l’autorisation pour faire des coups », se souvient l’enquêteur. Pour Habran, c’est une erreur sémantique : « On est des gens qui se connaissent et qui ont certaines compétences : avoir des couilles, ne pas balancer, être prudent. Et ces gens, quand ils ont un problème ou une histoire à faire, ils se disent : “Je demanderais bien à Marcel si ça l’intéresse”. On va passer à l’acte. Ça ne fait pas de nous une bande. C’est comme si je faisais appel à un plombier compétent et qu’il y en avait quatre qui se présentaient. Je prends les quatre parce que j’ai un chantier pour quatre. »

En 1974, l’année où son fils décède, il est condamné à dix-huit ans de prison pour l’attaque d’un fourgon à Schaerbeek dans laquelle un convoyeur est tué. Dorénavant, il dirigera de loin. « Pour des coups sophistiqués, Marcel était le meilleur, raconte notre enquêteur, il a formé tous les braqueurs de Liège entre les années 1990 et 2010. C’était le juge de paix du milieu. » On le cite alors dans plusieurs affaires de braquage, de fraudes, de trafic de voitures et de règlements de compte. « À un moment, on lui mettait tout sur le dos. C‘est pas pour ça qu’il ne faisait rien, affirme l’ancien policier, Son plus beau coup, c’est le carrousel à la TVA de vingt-cinq millions de francs belges. » Un pactole qu’il n’aurait jamais remboursé.

Entre 1960 et 1992, des rapports d’expertise le qualifient de psychopathe. Interné à l’hôpital psychiatrique après, explique-t-il, s’être « fait passer pour fou », il saute du troisième étage et s’enfuit en Allemagne avec une de ses maîtresses. « En Allemagne, les médecins m’ont dit qu’il fallait faire des radios de ma cheville. Quand je suis arrivé pour les faire, la police m’attendait. »

Ferrari, groupies et haute société

En 1986, il rachète des anciennes forges pour 40 millions de francs belges dans la commune française de Matton, à la frontière franco-belge en-dessous de Florenville. « On n’a jamais l’air nanti parce qu’on le cache », prétend-il, malgré la Ferrari, les œuvres d’art, les groupies et la salle de bain en marbre. Puis les premiers contacts avec la haute société : « Quand il a réussi à avoir beaucoup d’argent, il a commencé à fréquenter les plus hauts classés. Lors d’une audition, il est arrivé en me disant “ça doit aller vite, j’ai un drink chez une députée bruxelloise” », se souvient notre ancien policier. Chez d’autres enquêteurs, on raconte qu’Habran avait des « contacts privilégiés » dans la presse locale et dans la police.

« Quand on n’est pas né avec l’argent, on ne sait pas le gérer », regrette le retraité. S’il raconte avoir revendu sa propriété de Matton pour la moitié de sa valeur, Habran omet de préciser qu’il aurait cédé sa luxueuse demeure à une société offshore dont il serait le bénéficiaire économique. On raconte alors qu’il serait milliardaire en francs belges. Sur sa fortune, il ne s’étale pas : « C’est vrai que j’ai eu beaucoup d’argent. Je ne vais pas le chiffrer parce que c’est éblouissant. »

Le paradoxe Habran

En 1992, il est condamné à six ans de prison pour association de malfaiteurs. « Il s’entoure de gens qui n’ont pas peur, des bêtes humaines », souffle un policier. Il incarne ces truands qui savaient se rendre médiatiquement sympathiques : « Il faut éviter de tomber dans le romantisme mais il avait plus d’élégance que beaucoup de gangsters actuels », glisse son avocat Marc Uyttendaele. C’est le paradoxe Habran : il est capable du meilleur comme du pire, mais pour le pire, c’est lui le meilleur. Devant les médias comme devant la justice, « Tout ce qu’il dit présente une façade avenante, mais la réalité ne correspond pas », souligne un officier en charge du dossier. Rhétorique et persuasion, Habran aurait-il fait un bon politicien ? « Dans un premier temps oui, puis il se serait mis à liquider ses opposants », rigole le pandore. Une source bien placée affirme que la police aurait fait appel à lui pour obtenir des informations sur les tueries du Brabant.

La vie de truand a un prix : douze condamnations, 28 ans derrière les barreaux, des familles innocentes à jamais endeuillées. « Je n’essaye pas de me faire passer pour un innocent, j’ai mérité quatre ou cinq fois perpète, admet-il. Habran ne semble éprouver aucun remords. Aujourd’hui, il vit du revenu d’intégration sociale et est à la disposition du gouvernement. La justice est susceptible de le convoquer à tout moment pour bénéficier de son expertise. L’époque est révolue. On ne parlera plus jamais des gangsters comme on a parlé de Marcel Habran. 

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Découvrez l’interview exclusive de Marcel Habran pour Mammouth Media.

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