Les retards s’enchaînent… mais le temps judiciaire reste immobile
Dans les salles d’audience bruxelloises, les remises se multiplient et les dossiers s’empilent. Entre manque de moyens et audiences saturées, les retards s’enchaînent. Jusqu’où un système surchargé peut-il tenir sans s’effondrer ? L’ancien président du Tribunal de première instance, Luc Hennart, ne mâche pas ses mots.
Dans la salle 01.4 du Tribunal correctionnel de Bruxelles, l’audience de l’après-midi commence dans un léger flottement. Plusieurs dossiers sont inscrits au rôle, mais le premier est immédiatement reporté : le prévenu et ses parents sont absents, renvoi à mi-décembre. Le dossier suivant connaît le même sort ; il réapparaîtra fin décembre. Quelques minutes plus tard, le juge constate, presque résigné, qu’il devra justifier une « audience blanche ».
Enfin, un dossier peut être traité. À la barre, une affaire enregistrée en 2017 : celle d’un jeune garçon, mineur au moment des faits, impliqué dans une agression sexuelle reconnue comme accident de travail. La victime, indemnisée par sa compagnie d’assurance, a été écartée du monde professionnel pendant plus d’un an. L’assureur, désormais partie civile, tente de récupérer les 24.000 euros versés. « Ce n’est pas l’affaire la plus simple« , glisse l’avocate de la compagnie.
Selon elle, le passage obligatoire par le tribunal de la jeunesse a déjà rallongé les délais : « le tribunal de la jeunesse a renvoyé le dossier par jugement de juin 2019 ». Puis ont suivi les remises successives, pour une raison simple : « le tribunal a trop d’affaires à traiter et donc, il doit faire des choix« . Et ces choix se font souvent en défaveur des dossiers où le prévenu est en liberté. « Les personnes qui sont détenues ont toujours priorité pour passer en audience », explique-t-elle. Ce jour-là, la scène se répète : renvois, contraintes d’agenda, dossiers repoussés à une date ultérieure. Un fonctionnement devenu quotidien.
Une justice qui prend l’eau
Pour Me Thomas Puccini, avocat pénaliste, ces retards en cascade ne sont plus des anomalies: ils sont structurels. « Il y a de plus en plus de dossiers fixés devant les tribunaux et on ne donne pas les moyens aux juges« , déplore-t-il. Dans une audience de trois heures et demie, les magistrats doivent traiter les introductions, les dossiers fixés et les prononcés, une équation qu’il juge « ingérable ».
« Si on ne donne pas les moyens, on bricole« , poursuit-il. Alors, les dossiers pénaux s’étirent ; deux, trois, dix ans parfois. Les victimes s’épuisent. Les parties civiles renoncent.
Dans les couloirs du tribunal, les avocats partagent le même constat : une justice ralentie, saturée, qui accumule les retards à chaque imprévu. Une avocate malade, un prévenu absent, un autre détenu qui passe en priorité… et c’est toute l’audience qui se déséquilibre. « C’est 3 heures qui doivent être remises à une autre audience. Donc ça veut dire que d’autres dossiers ne pourront pas être pris« , résume l’avocate de la compagnie d’assurance.
La méthode Hennart
Au cœur de ce système à bout de souffle, un homme assure pourtant qu’une autre organisation est possible. Durant douze ans, Luc Hennart a dirigé le Tribunal de première instance de Bruxelles. Son mot d’ordre : éliminer les pertes de temps. « Plus vous donnez du temps pour faire les choses, plus les choses prennent du temps« , résume-t-il. À l’époque, tout ce qui pouvait être tranché dès l’introduction l’était, évitant des mois d’attente pour des litiges mineurs.
Au pénal, il défendait des procédures accélérées : une personne interpellée comparaissait 15 jours après et recevait un jugement quelques jours plus tard. « En un mois et demi, c’est fini », dit-il. Cette rapidité permettait de juger les faits alors qu’ils étaient encore frais. Le résultat ? Un taux de récidive de 2 à 3 %, contre 60 % dans les procédures traditionnelles. Et Luc Hennart revendique clairement cette efficacité : « Quand j’ai quitté le poste de président, il n’y avait plus d’arriéré judiciaire dans quelque domaine que ce soit au tribunal de première instance francophone.«
Pour absorber l’afflux de dossiers économiques et financiers – des affaires longues, volumineuses, souvent “mammouths”, dit-il – il avait décidé d’augmenter le nombre de chambres spécialisées. « Si j’avais deux chambres financières, je les ai, à un moment, portées à cinq« , résume-t-il. L’idée était simple : plus de juges affectés à ces matières, c’est une meilleure capacité d’absorption.
Mais il pointe un autre problème, plus structurel : la dérive des dossiers eux-mêmes. « Aujourd’hui, vous avez une forte tendance à en faire des dossiers colossaux, des milliers de pages, des dizaines de fardes… et les trois quarts sont totalement inutiles. » Selon lui, le système produit lui-même son propre engorgement en multipliant procès-verbaux et ramifications inutiles. « Les juges n’agissent jamais d’initiative. Ils ne font que traiter ce pour quoi ils sont saisis. Et quand on multiplie les PV, on multiplie mécaniquement les dossiers.«
Il faut arrêter de vouloir régler un phénomène de société
Luc Hennart
Son avis sur la situation actuelle est tranché : « Pour moi, le pouvoir judiciaire est mort aujourd’hui« . Lorsqu’on lui demande comment sortir de l’impasse actuelle, sa réponse est sans détour : « Il suffit de gérer ». Pour lui, la solution n’a jamais été hors de portée. Il défend une justice qui se concentre sur sa mission essentielle : juger. « Il faut arrêter de vouloir régler un phénomène de société. Le rôle du juge n’est pas de résoudre le trafic de stupéfiants dans son ensemble. Notre rôle, c’est de juger Luc Hennart qui a vendu des stupéfiants », plaisante-t-il. Une justice qui pourrait, selon lui, retrouver son efficacité si elle réadoptait une organisation « exigeante, structurée et assumée ».
Paul Dhaeyer nuance
L’actuel président du tribunal de première instance francophone de Bruxelles, Paul Dhaeyer, nuance le diagnostic de son prédécesseur. Selon lui, « l’allongement des délais judiciaires et l’arriéré judiciaire sont deux notions différentes ». Et l’essentiel du retard ne se situe pas dans le fonctionnement interne du tribunal. « Au tribunal, en tant que tel, il n’y a plus d’arriéré judiciaire (…) Moi, je n’ai pas de liste d’attente. » Pour lui, ce qui prend du temps, c’est avant tout la mise en état des dossiers par les parties, un mécanisme sur lequel les juges n’ont aucune prise : « Les parties (…) sont parfaitement libres d’échanger leurs conclusions pendant quatre ans. »
Il rejoint néanmoins l’analyse de Luc Hennart sur un point : les remises sont parfois trop faciles. Il dit avoir modifié les pratiques : « On accorde une remise que s’il y a vraiment besoin de faire un acte supplémentaire.(…) En principe, le juge doit refuser les remises.«
Quant à la formule choc de son prédécesseur — « le pouvoir judiciaire est mort » — Paul Dhaeyer la nuance, sans l’infirmer totalement : « Non. Mais par contre, il est moribond. » Pour lui, la fragilité du système découle d’un contexte plus large, celui d’un État et d’une démocratie en crise : « Le pouvoir politique ne sait pas où il va (…) Et en ça, effectivement, il y a un danger. » Il va jusqu’à estimer que si rien ne change, « la justice aura perdu 80% de sa substance » dans dix ans.
Retour au tribunal correctionnel. À la fin de l’audience, alors que chacun range ses dossiers, l’avocate de la compagnie d’assurance résume ce que tous semblent penser : « En fait, c’est un retard en cascade qui s’enchaîne » .
Les chiffres lui donnent raison : d’après le Barreau de Bruxelles, la cour d’appel a accumulé 15.000 dossiers non résolus. Certains justiciables attendent plus de sept ans pour une décision finale. Pendant ce temps, victimes, familles et prévenus attendent. Encore. Toujours.

