Crédit photo : Saâd Farahy
Après 85 jours de suspension, les Storm Ultras ont retrouvé leur place en Tribune 4. Non pas grâce à une énième réconciliation, mais au terme d’un combat juridique contre leur propre club, le Sporting Charleroi. Supporters emblématiques du kop carolo, ils aspirent à un supportérisme bruyant et assumé. Face à une direction qu’ils jugent répressive, ils défendent, fumigènes en main, une certaine idée du football : populaire, libre et vivant.
Tout commence au Royal Nord, cet emblématique café carolo situé à quelques pas du stade. Le rideau métallique se lève un peu plus tôt que d’habitude. Tom, le propriétaire de ce repaire des Storm Ultras 2001 — le principal groupe de supporters du Sporting Charleroi — s’impatiente de voir déferler la première vague de fidèles vêtus de noir et de blanc. Situé au croisement de la Rue Isaac et de l’Avenue de Waterloo, ce café de quartier s’est imposé, au fil des années, comme le point de ralliement incontournable des supporters avant chaque match. Un lieu de passage où s’échauffent les voix bien avant le coup d’envoi.
Dans le brouhaha constant des discussions, un client en maillot noir et blanc tente de lancer Tom sur la rencontre à venir. Il n’aura droit qu’à un haussement de sourcil : la tireuse ne s’arrête pas. À ses côtés, Laurent, son bras droit, sert une pils d’une main, replace un dessous de verre de l’autre. Un peu plus loin, un habitué enchaîne les pintes, la voix déjà trop forte pour l’heure. Sur les sièges en skaï usé, des écharpes élimées restent fixes malgré le rythme de la porte d’entrée qui claque. Ici, chaque objet parle du Sporting : un cadre à l’effigie d’un zèbre, une affiche qui clame la liberté des ultras, une lampe au logo des Storm Ultras. Ce n’est pas un décor. C’est un lieu saint.
Si les uns paient, tour à tour, de nouvelles tournées pour les collègues, d’autres se marrent à l’idée de se retrouver, ensemble. Pour le meilleur. Et pour le pire. Mais surtout pour le meilleur. Ça discute, ça répète les gestes d’un rituel bien rodé. Les discussions tournent autour de la compo probable, des dernières sorties du président, des rumeurs de transferts. Pourtant, une tension flotte dans l’air. Discrète mais palpable, presque sacrée. Ce n’est pas un dimanche de match comme les autres. C’est un retour. Et pas n’importe lequel.

Ils l’attendent depuis trois mois et demi. 85 jours d’interdiction, de frustration, de silence imposé. 85 jours pendant lesquels la Tribune 4, fief des plus fervents supporters des Zèbres, s’était tue. Le 11 janvier dernier, lors d’une rencontre face à l’Union Saint-Gilloise, une série de débordements pyrotechniques avait perturbé le déroulé du match. Dans la foulée, la direction du Sporting Charleroi avait suspendu l’accès au stade à 63 supporters, dont 29 membres des Storm Ultras 2001, jusqu’au 30 juin. Une mesure prise sans attendre la décision du SPF Intérieur — seule autorité compétente en matière d’interdiction administrative de stade. Les concernés avaient saisi la justice, estimant cette sanction disproportionnée.
Le tribunal de première instance de Charleroi a rendu son jugement le 25 mars dernier: les interdictions imposées par le club ont été levées. La décision est une victoire par les Storm, qui y ont vu la fin d’une bataille contre une direction qu’ils jugent de plus en plus répressive. Claude, l’un des capos emblématiques des Storm Ultras, évoque ces évènements avec un sentiment d’injustice profond. « Sur base d’une liste de personnes qui se déplacent pour voir le Sporting, le club a identifié les réguliers. Ils ont pioché par trentaine pour nous exclure. C’était aléatoire, et c’est injuste. » Derrière la sanction, c’est le respect du règlement qui est pointé du doigt. « Le règlement d’ordre intérieur n’a pas été respecté dans cette situation. Nous avons contesté cette légalité devant la justice. »
Autour du café, des tables sont disposées pour vendre des écharpes, des t-shirts et d’autres produits à l’effigie du groupe. Chacun s’affaire : certains saluent les nouveaux venus d’une tape dans le dos ou d’une bise, d’autres préparent les derniers détails du cortège. L’ambiance monte doucement, rythmée par les retrouvailles et les rituels. Le retour se prépare, en communion.
Au-delà d’un groupe, une communauté
Les Storm Ultras ne se contentent pas de soutenir leur équipe. Depuis leur création en 2001, ils ont forgé une identité plus large que le simple soutien sportif. À leurs débuts, leur jeunesse et leur nouveauté ont suscité de la méfiance. Aujourd’hui, leur présence est incontournable. Et leur ambition dépasse les frontières du stade : ils aspirent à jouer un rôle actif dans la vie de la ville. À quelques heures du coup d’envoi du derby wallon face au Standard de Liège, Claude est en plein dans les préparatifs. Chaque détail compte. Il veille à ce que tout soit en place pour ce retour très attendu
Venir ici les jours de match et se mettre dans son habit de supporter, c’est enfiler un costume pour devenir quelqu’un
Quand il parle des Storm, son regard s’éclaire. Il partage la vision qui guide son groupe. « On est pro-Carolos. Notre objectif, ce n’est pas seulement de soutenir le club, mais aussi de faire quelque chose de plus, au-delà des tribunes. On utilise notre visibilité pour contribuer au développement de la communauté carolo et participer au renouveau de la ville. ». À travers les fumigènes colorés, les chants et les drapeaux, les Storm Ultras s’engagent. Collectes de fonds, événements pour les jeunes, soutien à des causes locales : leur influence déborde largement la T4.
Ce dimanche 6 avril, tout est noir et blanc. Les écharpes autour du cou, les t-shirts, les drapeaux qui flottent au vent, même les fumigènes. Aux abords des cafés, sur les trottoirs, dans les avenues menant au stade, une seule chose semble compter : les couleurs du Sporting. « Pour beaucoup, le Sporting Charleroi est une façon de s’évader de la routine quotidienne. Venir ici les jours de match et se mettre dans son habit de supporter, c’est enfiler un costume pour devenir quelqu’un », glisse Ned, un membre influent des Storm.
Dans ce décor urbain où les stickers zébrés recouvrent les panneaux à l’approche du stade, le sentiment d’appartenance dépasse les individus. Le noir et blanc gomme les frontières. Un membre des Storm, planqué derrière ses godasses à trois bandes et ses lunettes Aviator, le résume bien. « Ces deux mots, c’est nous : la conscience, celle de supporter notre club, et la mentalité, qu’on a pour vivre cette passion. Le supporter du Sporting sait qu’il fait partie d’une culture qui n’a rien à voir avec celles des autres ».
Alors, pour ce retour, ils ont voulu frapper fort. Et ensemble. Charleroi United. Storm Ultras, Block 22, BAC09 et d’autres entités discrètes mais fidèles au poste ont défilé coude à coude. Une foule compacte, noire et blanche, en mouvement. Claude, maître de cérémonie, rappelle à chacun l’enjeu : aujourd’hui, on joue plus grand que le terrain. Il appelle à l’unité, à la discipline, à la fierté. Du Royal Nord jusqu’au Stade du Pays de Charleroi, les supporters avancent.

Au Boulevard Paul Janson, lieu de croisement entre tous les supporters de la T4, la tension monte d’un cran. Les chants, d’abord timides, gagnent en intensité. Ils scandent l’amour du Sporting, et la haine du Standard. Peu à peu, les bras se lèvent, tous en même temps, dans un mouvement mécanique. Un geste simple, mais chargé de sens, comme si chaque supporter s’ancrait dans un même corps collectif. Ils sont un peu plus de deux cents, en t-shirts noirs, jeans bleus, lunettes teintées. Peu de femmes dans la foule. Tous cherchent à rester méconnaissables, fondus dans la masse.
Et puis la folie éclate. Tout part d’un chant de supporters. Le pogo commence. Les groupes se mêlent, les corps s’entrechoquent, les voix hurlent. Un tourbillon noir et blanc, violent et vibrant. Dans ce chaos carolo, il y a une unité, brute. Ce n’est plus juste un cortège, c’est une vague noire et blanche, un tsunami de fierté.
Un mariage enflammé avec la direction du club
La dernière décision du club d’écarter plusieurs supporters, pour beaucoup, a été la goutte de trop. Rupture. Pour certains supporters, ces sanctions ne sont pas juste une question de règles, mais un affront. Ned est ferme sur le sujet. « Au niveau des tribunes, nous représentons le syndicat. Lorsqu’elles ne vont pas dans notre sens, nous contestons les décisions du club. On fait valoir nos droits en tant que supporters. Cette suspension était un prétexte tout trouvé pour nous jeter la pierre ». Un prétexte qui a, un peu plus, érodé la relation entre la direction et les supporters.
Au micro de Sudinfo, Mehdi Bayat, l’administrateur-délégué du Sporting, insistait sur le fait que, même si les sanctions étaient sévères, elles étaient nécessaires pour éviter des situations dangereuses. Les dirigeants réfléchissent, désormais, à une nouvelle approche, plus ciblée, qui permettrait de mieux distinguer les comportements individuels des actions collectives. Avec l’idée de garder un équilibre entre de bonnes relations avec les ultras et une bonne application des règles de sécurité.
Pour le retour des ultras, les autorités locales avaient annoncé un dispositif peu renforcé malgré la tension. Mais un hélicoptère de police, survolant le stade peu avant le début du match, annonçait autre chose. Le retour des supporters avait tout d’un symbole. Cependant, il n’a pas fallu longtemps pour que les esprits s’échauffent à nouveau. Avant le coup d’envoi, des fans liégeois, situés à l’opposé, dans la Tribune 2, ont retrouvé leurs sièges détachés, auxquels étaient accrochés des fumigènes. Si les Storm Ultras ont, après la rencontre, nié toute implication, les soupçons se sont aussitôt tournés vers les revenants du Mambourg.
Accusations automatiques, amalgames. Peu importe les faits, peu importe les preuves : pour beaucoup, “ultras” rime encore avec “violence”. Claude, lui, voit les choses autrement : « Il y a toujours eu un amalgame entre les ultras et les hooligans. Hooligans, c’est la bagarre, ça vient des Anglais qui ont popularisé ce mouvement il y a des décennies. Ultras, ça ne fait pas dans la violence, parce que ce n’est pas notre but. On voit au-delà de ça. »
Ces amalgames s’expliquent également par la diversité des groupes présents autour du Sporting. Parmi les quatorze groupes, la plupart, dont les Storm Ultras, suivent une ligne claire et structurée. D’autres, comme le Block 22 par exemple, sont perçus comme plus dissidents car très discrets sur leur communication et dans leur actualité. Ce groupe, jeune de seulement deux ans, fait régulièrement parler de lui, notamment à travers des actions en dehors du terrain. De quoi semer le trouble. Son nom revient souvent dans les colonnes des faits divers de la presse locale.
Et puis, il y a la question qui fâche : la pyro. Sujet brûlant, au cœur de toutes les tensions. Jamais vraiment tranché. Là aussi, les règles semblent floues, mal expliquées, selon certains. Claude soupire. « Les craquages ? On peut comparer ça à la limitation de vitesse sur autoroute. T’as plein de réglementations floues qui ne clarifient pas vraiment comment la pyrotechnie doit être encadrée. C’est complexe à comprendre ». Dans ce flou, les amalgames, encore eux, reviennent. Un fumigène craqué, et c’est tout un groupe qui trinque.
Le mouvement ultra, dernière culture souterraine ?
Malgré les tempêtes, les exclusions et les tensions avec la direction, l’unité tient bon. Dans la T4, personne ne se cache, même sous les cagoules. Être ultra, ici, c’est chanter, même quand l’équipe perd. C’est se lever pour peindre une banderole, organiser un déplacement, vendre des t-shirts pour financer le groupe. Dans cette agora carolo, les fumigènes colorent l’air, les tambours couvrent les chants, et chaque match devient collectif. Une manière d’exister ensemble, bruyamment, librement. Quitte à déranger.
« Toute personne qui dit des vérités qu’on ne veut pas entendre dérange. C’est le cas en politique, et aussi dans le foot », explique Claude. Mais leurs banderoles, leurs chants et leurs actions leur collent parfois une étiquette. Celle d’un groupe incontrôlable. Réducteur, sans doute. Parce que la réalité, c’est qu’au-delà de la provocation, il y a une cause : défendre une tribune, une ville, une culture.
Pour le responsable des Storm, ce mode de supportérisme a encore de beaux jours devant lui. « Tant qu’il y aura des gens comme nous pour se battre dans ce genre de mouvements, nous existerons toujours. Parce que la répression ne tuera pas la passion ». Une phrase, presque une devise.
Dans un football qui se transforme en produit, où tout est surveillé et encadré, certains choisissent de rester à l’écart, de défendre leurs propres règles. Ils refusent de se soumettre aux attentes du spectacle.
Pour eux, être un ultra, c’est défendre une culture. Une culture qui se nourrit de ses codes et de son indépendance. Tant qu’il y aura des gens pour soutenir ce mouvement, tant qu’il y aura cette volonté de se retrouver, cette culture existera. Parce qu’elle pousse par le bas. Encore et toujours. Comme le dit Ned : « Nous sommes les défenseurs d’une culture. La dernière culture underground ».