À Xhoffraix, l’afflux de touristes ne plaît pas à tout le monde
Photos : Camille Remacle (CC BY NC SA)
La Wallonie est une terre d’accueil privilégiée pour les gîtes, ce ne sont pas les Lodomez qui vous diront le contraire. Dans leur village natal d’Xhoffraix, cette famille est à la tête d’une trentaine d’hébergements. Entre une économie qui tourne et les nuisances occasionnées, comment les habitants cohabitent-ils avec ce véritable empire touristique ?
Article co-publié avec Le Soir
Vendredi matin, c’est le jour des arrivées dans les gîtes de la famille Lodomez à Xhoffraix. Julie Lodomez hisse dans son coffre d’énormes sacs IKEA remplis de draps propres. Le gîte le plus proche ne se trouve qu’à une centaine de mètres du bureau d’accueil, mais les sacs sont lourds et encombrants. Impossible d’y aller à pied. Après avoir chargé les sac bleus et jaunes dans le coffre et s’être assurée qu’il restait assez de flyers dans la portière, Julie démarre son bolide. C’est parti pour mini road trip dans les rues du village.
Premier arrêt, le gîte “Le Héron”, où deux ouvrières nettoient les vitres. Julie les salue et papote avec elles. À l’intérieur, la décoration est soignée, mais Julie remet le mobilier en place. “On a commencé à travailler avec une agence d’intérim pour le nettoyage,” commente-t-elle en bougeant un siège. “Ils travaillent bien, mais ils ne remettent pas toujours les choses au bon endroit”.
Après avoir disposé les flyers sur la table basse, Julie jette un dernier regard. Tout est fin prêt pour accueillir les clients. Elle sort en replaçant les clés dans le boîtier mural installé depuis le covid. “Les gens préfèrent, ils peuvent arriver quand ils veulent.”
Juste en face du Héron, de l’autre côté de la rue, trône le Grand Cerf. Avec 25 places, ce gîte est légèrement plus petit que le Héron. Les lampes en pattes de chevreuil y côtoient les peintures de la fagne et les photos du château de Reinhardstein. “Celui-ci, on l’a rénové il n’y a pas longtemps… Par contre la déco, c’est mon grand-père. Il aime bien ce genre de truc, moi je ne suis pas trop fan.” Le Grand-père de Julie, c’est Freddy Lodomez. Il n’est pas un excellent décorateur d’intérieur mais c’est un brillant entrepreneur. Lodomez Construction ? C’est lui. La rénovation de l’imposant Chateau d’Urspelt au coeur du Luxembourg ? C’est encore lui. Le succès des gîtes Lodomez ? C’est toujours l’œuvre de Freddy. Mais ses succès, Freddy ne les a pas construit tout seul. Chez les Lodomez, on aime travailler en famille.
Une affaire de famille
Dans la région, Freddy et son frère Léon ont été des précurseurs dans la construction de gîte. En 1974, ils étaient les premiers à rénover des maisons pour les transformer en gîtes. Amoureux de leur régions, ils avaient flairé le potentiel touristique de l’Est de la Belgique. Et ils avaient vu juste : En 2022, 186 000 nuitées touristiques ont été enregistrées rien que sur la commune de Malmedy. Un succès qui profite à la famille : en 2024, les “Maisons de vacances et chalets Haute-Fagne famille Lodomez”, ce sont 615 lits répartis dans 30 gîtes, dont 26 se situent dans les villages de Mont et Xhoffraix. 615 lits… Ces chiffres impressionnent d’autant plus lorsque l’on sait que le village de Xhoffraix ne compte que 700 habitants ! La seule rue du Raideu accueille dix gîtes de moyenne et grande capacité, reconnaissables à leur pancartes vertes pomme plantées face à la route. L’une des seules maisons dépourvue de pancarte dans cette rue, c’est celle de John.
John n’est pas seulement le fils de Freddy et le père de Julie, c’est aussi lui qui a repris l’affaire familiale. Depuis deux ans, il a été rejoint par sa fille, diplômée de gestion hôtelière. En refermant la porte du Grand Cerf, Julie se confie sur son parcours. “A la fin de mes études, j’ai fait un stage Au Manoir des Lébioles. [un hôtel-château ultra luxueux niché sur les hauteurs de Spa] C’est vraiment un autre monde que les gîtes. Ici, les gens viennent avec leurs chiens, ils randonnent… C’est plus ‘à la bonne franquette’, tandis que là-bas, j’ai déjà dû accueillir des clients qui se posaient en hélicoptère. C’est vraiment un autre délire.”
Un peu plus loin, “La Triental” se dresse devant nous. “Ca c’est un des gîtes de mon tonton”, commente Julie en tirant un énorme sac bleu. « On s’en occupe à sa place et on prend un pourcentage.”
Nuisances et gîtes de grande capacité
Au fond de la rue, à proximité de la maison de John, se trouvent “Les Lonneux”. Plus moderne que les précédents, ce gîte impressionne par sa taille et ses énormes baies vitrée offre une vue époustouflante sur la vallée de la Warche.
Julie poursuit son inspection, des draps plein les mains. “Ce gîte pouvait accueillir jusqu’à 38 personnes. Depuis cette année, on a diminué le nombre à 27, parce que ma tante qui habite juste à côté, se plaignait du bruit. Alors on a remplacé une chambre par un home-cinéma.”
Habiter à côté d’un gîte, ça peut être compliqué, mais quand c’est un hébergement de grande capacité, ça peut carrément devenir invivable. José Michel, habitant du village de Mont, en sait quelque chose. Depuis 2007, un gîte de 25 personnes s’est installé dans la maison adjacente à la sienne, rachetée par un promoteur flamand. Pour lui, à part de la nuisance, les gîtes n’apportent rien aux villages dans lesquels ils se trouvent. « Il ne me viendrait pas à l’esprit d’installer un gîte au milieu d’un village… Les propriétaires viennent de la ville, ils ne se présentent même pas aux voisins. Ils s’en foutent des réalités du village. » Épuisé, José subit les fêtes intempestives qui peuvent durer jusqu’à la levée du jour. Depuis deux ans, c’est un nouveau propriétaire qui a repris le gîte et José l’a prévenu, il ne fera plus de concession. « C’est un Anversois. Celui-là au moins il s’est présenté. »
Le décalage entre les propriétaires et les habitants du village est une problématique connue des communes, qui commencent à serrer la vis. À Malmedy, les propriétaires sont obligés d’habiter à moins de 500 mètres de leur bien en location. Lorsque ce n’est pas possible, ils doivent désigner une personne de référence. Pour John Lodomez, cette obligation est évidente. « J’habite entouré de plusieurs gîtes, donc je subis parfois les nuisances. Lorsqu’il y a un souci, on peut être sur place en un rien de temps. Ce qui pose vraiment problème, c’est quand les propriétaires habitent loin. »
Un avis partagé par Liane Noël, habitante de Mont et voisine de José. « La personne de référence pour le gîte à côté de chez José, c’est une dame seule. Le jour où c’est une bande de gars qui font la fête, ce n’est pas elle qui ira les trouver. »
« Depuis que je travaille pour les gîtes, j’ai mis pas mal de choses en place pour éviter les nuisances, dit Julie en remontant dans sa voiture, j’ai placardé l’ordonnance de la police, mis des panneaux qui rappellent que le retour au calme est obligatoire après 22 h, j’affiche le règlement sur le tableau en liège et le renvoie par mail aux clients ». Julie ne rigole pas avec le calme, si elle est appelée pendant la nuit, les clients devront s’acquitter d’une facture de 300 €.
Les gîtes, facteurs de cohésion sociale ?
À côté de l’ordonnance de police et du règlement d’ordre intérieur punaisés sur ces fameux panneaux, un flyer beige et orange attire l’attention. Il s’agit d’un fascicule pour le restaurant du village « Chez Rémy ». Murielle Lejoly, la tenancière de la taverne, en est convaincue, les gîtes sont nécessaires pour l’économie du village : « 50 % de ma clientèle provient des gîtes. Sans eux, je pourrais fermer boutique. »
Pendant la semaine, c’est plutôt calme au restaurant, mais dès que le week-end arrive, la course commence. Mayrine, la fille de Murielle, s’active derrière les fourneaux tandis que sa mère jongle entre les commandes, le bar, le service… Le tout en français, néerlandais, anglais et allemand. Outre les touristes, le restaurant a aussi sa clientèle d’habitués. « Avoir autant de touristes permet d’avoir un lieu où les gens du village peuvent se réunir, passer du bon temps, confie Murielle en débarrassant une table, par exemple, j’ai un client qui a perdu sa femme et qui vient manger ici deux à trois fois par semaine. Il aime bien venir pour sortir de chez lui, rencontrer des gens. »
« 50 % de ma clientèle provient des gîtes. Sans eux, je pourrais fermer boutique. »
– Murielle Lejoly, tenancière de « Chez Rémy »
« Chez Rémy », ce n’est pas seulement un restaurant-bar-taverne-lieu de rencontre pour les villageois, c’est aussi une mini-supérette. À côté de la caisse enregistreuse, les étagères supportent le poids des packs d’eau, des produits ménagers et des chiques acidulées. Les prix y sont affichés avec des petites étiquettes écrites à la main. « Le petit magasin, il dépanne tout le monde. Ça évite aux gens de devoir courir à Malmedy juste pour racheter des sacs-poubelles. » Murielle et Mayrine tiennent vraiment à garder ce petit coin épicerie, même s’il n’est pas très rentable. « Quand on est dans le rush en salle et qu’en plus on doit aller encaisser pour le petit magasin, c’est un peu compliqué. » Parmi les clients les plus fidèles de la petite supérette, il y a les pensionnaires du Tchession, une structure résidentielle pour les adultes atteints de handicap. À côté de la caisse enregistreuse sur laquelle Murielle pianote avec son index, on retrouve les fameux flyers du restaurant. « J’ai dû refaire mon stock. Les propriétaires de gîtes viennent souvent m’en prendre pour les mettre dans leurs locations. »
José n’est pas convaincu des bénéfices économiques engendrés par les touristes qui affluent en masse chaque week-end. « Je vois toujours les Hollandais débarquer avec des frigobox remplis… À part pour le pain, ils ne consomment rien chez nous ! » À force de subir des nuisances nuit et jour, José en vient à détester les touristes. Liane, de son côté est plus mesurée. « Il faut comprendre José, lui il a vraiment le nez dessus. J’ai travaillé dans le tourisme et je fais l’accueil d’un gîte situé un peu plus haut. Je n’ai rien contre les Hollandais et les Flamands. Et puis on a tellement une belle région, je comprends ceux qui veulent passer du temps ici ».
La jeunesse de Xhoffraix
Liane déroule une petite affiche « Non aux nouveaux gîtes aux cœurs de nos villages ». On y voit un cœur rouge avec des silhouettes noires de bâtiments de village. « C’est moi qui l’ai dessinée, dit Liane avec un sourire, on reconnaît le clocher de l’église de Xhoffraix, mais cette affiche peut fonctionner dans tous les villages. On a lancé ça il y a quelques années avec José, quand deux maisons ont été rachetées à Mont pour y faire des gros gîtes ultra luxueux. On se demandait quand ça allait s’arrêter. » Liane confie que certains de ses amis, qui sont propriétaires de gîtes, n’ont pas bien pris cette démarche. « Ils ne comprenaient pas, ils me disaient ‘tu es folle ?’. Mais on a rien contre les gîtes qui sont déjà là, ce qu’on ne veut pas, ce sont les nouveaux gîtes. On trouve qu’il en a déjà bien assez. »
Liane déplore la pression immobilière toujours plus forte qui pèse sur les deux villages. « C’est tellement compliqué de devenir propriétaire pour les jeunes maintenant. Mon filleul, par exemple, il aimerait bien s’installer à Mont, mais c’est impossible. Quand on voit le prix des terrains, c’est hallucinant. Plus bas dans le village, il y a un terrain à vendre. Il coûte 80 000 € alors qu’il est en pente et coincé entre deux chemins. »
« On a rien contre les gîtes qui sont déjà là, ce qu’on ne veut pas, ce sont les nouveaux gîtes. On trouve qu’il en a déjà bien assez.»
– Liane Noël, habitante de Mont
Depuis le 30 janvier 2023, la Région Wallonne impose la délivrance d’un permis d’urbanisme avant la transformation d’une habitation en logement touristique. Une façon de donner plus de pouvoir aux communes afin d’enrayer la désertification de leurs villages. Selon l’échevin du tourisme de la commune de Malmedy, André Hubert Denis, les gîtes participent à l’économie de son entité, mais ils ne doivent pas être un frein pour les jeunes qui souhaitent s’y installer.
Les jeunes ont peut-être du mal à s’installer dans leur village, mais ils ne sont pas moins présents pour autant. La Jeunesse de Xhoffraix est l’une des plus active de la région. D’ailleurs Julie en fait partie. « Cette année, on a accueilli 10 nouveaux jeunes”, raconte Julie en reprenant la route vers le bureau. “Ici, on a encore réunion ce soir pour préparer le prochain bal. »
Parce que Xhoffraix, ce n’est pas qu’un joli village rempli de gîtes et d’affiches en tout genre. Xhoffraix, c’est la musique de la nuit de mai jouée par le Brass Band qui résonne dans les rues et les lendemains compliqués après avoir dansé toute la soirée dans les bals de la jeunesse. Encore du bruit, mais cette fois tout le monde est convié à la fête.