Le super-pouvoir de la nudité

Immersion au Sassy Cabaret

par

© Anna Guay

Immersion au Sassy Cabaret

© Anna Guay

Qui dit cabaret, dit danseuses, s’effeuillant progressivement devant un public qui n’en rate pas une miette. Piège patriarcal ou affirmation politique ? Au Sassy Cabaret, dont la charte prône l’hyper-inclusivité, on penche plutôt pour la deuxième option, mettant ainsi la nudité au service du fond et plus seulement de la forme.

Un weekend par mois, lors de leur résidence à l’Os à Moelle, le Sassy cabaret fait un bond dans le temps. A l’intérieur du plus vieux cabaret bruxellois, il fait sombre, les marches sont glissantes et les lumières tamisées. La salle, vintage, est rassurante. Tout ici transpire d’une passion pour l’art de la scène et le politiquement incorrect. Des tableaux d’archives sont suspendus aux murs, un vieil autoradio traîne dans un coin, des phrases de Gainsbourg donnent le ton. En coulisses, l’agencement est biscornu. La cuisine jouxte le bureau du directeur et, au bout d’un couloir mal éclairé, se trouvent les loges.

Le show commence dans deux heures, pourtant toutes les performeuses se préparent déjà. La pièce, toute en longueur, est surchargée de costumes fait main, de trousses de maquillage et même d’un vieux piano sur lequel sont posés des vinyles italiens. Un joyeux bordel. Les miroirs couvrent les murs. Chacune est à son poste, se passant tour à tour une pince à épiler, un fard à paupière, des strass.

Lili Mirez-Moi, la fondatrice du Sassy, ou MILF supérieure dans le jargon, est installée au fond de la pièce. Concentrée, elle s’efforce de maquiller son cou pour « cacher le double-menton qui apparaît sur toutes les photos ». A la fois maîtresse de cérémonie et performeuse, Lili Mirez-Moi sera souvent sous le feu des projecteurs, la plupart du temps dénudée. Autour d’elle, les chanteuses s’échauffent la voix, d’autres partagent des tutos eye-liner ou dansent.

Dépuceler l’audience

L’anticipation du show décuple l’énergie de la troupe. On chante des comédies musicales, on se taquine sur les régions natales respectives, on ne mâche pas ses mots sur le patriarcat. « Je ne suis pas misandre, j’ai un ami homme » , les rires fusent. Les pauses clopes divisent la préparation : maquillage, clope, coiffure, clope, habillage, dernière clope avant de monter de scène.

Evita de Mee, stage kitten du soir (chargée de ramasser les vêtements sur scène entre les
numéros), raconte comment elle a impressionné les copains de sa fille en affonnant plus vite
qu’eux. Il faut dire qu’elle en impose Evita. Avec sa voix grave, ses presque 56 ans, la doyenne de la troupe a « démarré le cabaret au moment où les gens arrêtent, j’avais 45 ans ». Elle s’occupe de faire tourner l’ASBL, chante, s’effeuille et finira même en nu intégral lors du prochain spectacle. C’est elle aussi qui installe le public, leur propose des accessoires à vendre en rigolant. Avec Evita, l’ambiance cabaret commence bien avant le lever du rideau.
Très vite, elle se rend compte que ce soir-là, l’assemblée est « vierge ». La plupart du public va assister pour la première fois à une représentation de cabaret : « à l’attitude des gens, tu le vois, ils ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangé ! Mais les plus stressés ça ne devrait pas être eux ! » glisse-t-elle avant de filer en coulisses.

Bientôt les lumières s’éteignent, le public se tient prêt à en prendre plein les yeux. Et les
papilles… Le thème du soir : la grande bouffe. Chaque numéro sera en lien avec la nourriture. Entre fantasmes, absurde et troubles du comportement alimentaire, le spectacle promet un savant mélange, utilisant la sensualité des performeuses pour évoquer un sujet de société.

Nues et culottées

La MILF supérieure du Sassy définit le cabaret bruxellois comme un « espace d’expression
scénique et artistique pour toutes les personnes qui, d’une certaine façon, ne se retrouvent pas
dans la norme, qui ont envie de critiquer la société. Historiquement, le cabaret a toujours été un espace de revendication, d’impertinence et de critique de la société. ». Cela annonce la couleur.
Le rideau se lève, les performeuses du soir apparaissent sur scène adoptant des positions
loufoques, de la nourriture plein la bouche, les mains. De la crème au chocolat est renversée
par terre, des bananes sont mangées, de la chantilly est léchée. La frontière entre érotisme et
bienséance est chahutée.

Les numéros s’enchainent, les vêtements tombent au sol, le public crie. Pole dance ou effeuillage burlesque, chaque fois on joue de la sensualité féminine. Les performeuses finissent leurs numéros en string et cache-tétons, filent se changer en coulisses pendant qu’Evita ramasse les vestiges d’un teasing teinté d’humour.
Ce positionnement sur la nourriture ne se suffit-il pas à lui-même ? Est-il nécessaire de finir à
moitié nue sur scène pour servir un propos politique ? La limite est très fine.
Cette volonté de susciter du désir, de se sentir belle, toutes les danseuses la recherchent au
départ. Les sous-vêtements sexy, la fumée, les porte-jarretelles noirs, les jeux de regard,
l’attente de la participation du public en criant, sifflant ou applaudissant, tout rend la
performance enivrante.

Mais cela ne s’arrête pas là. Les femmes sur scène se sont émancipées du regard que la
société pose sur leur corps. Quand Lili Mirez-Moi, les yeux pétillants, danse sur une chaise et
enlève un à un ses vêtements, au son de Maïté dégustant un Ortolan, la réflexion sur la nudité
va alors bien plus loin.
« S’est longtemps posée la question de si je me dénude ou si je joue de ma sensualité, de mon
corps sur scène, est-ce que finalement je ne fais pas le jeu du patriarcat ? Est-ce que je ne suis pas exactement là où le patriarcat m’attend ? » s’interroge Lili Mirez-Moi. « Oui mais non. Je n’ai pas un corps standard de danseuse. J’ai 41 ans, j’ai eu un enfant, mes seins sont redescendus clairement d’un étage, j’ai de l’endométriose donc il y a des moments où on dirait que je suis enceinte de 3 mois. A partir du moment où, dans une société qui estime que mon corps n’est pas sensuel et qui ne veut pas le voir, je décide de le mettre en scène et soit d’en rire, soit de l’érotiser, c’est une vraie prise de pouvoir et c’est politique » , explique-t-elle.

Sur la scène, peu de corps nous renvoie à l’imaginaire du cabaret parisien, rempli de
mannequins-danseuses aux jambes interminables. Ici pas de french cancan, pas de plumes à
gogo mais une hyper-inclusivité dans la nudité, valeur maîtresse de la charte de l’ASBL. Pour le Sassy, la nudité sur scène permet de mettre en avant « des corps vieillissants, des corps gros, des corps non blancs, non binaires […] et dire que ces corps, ils méritent d’être vus. Et ils ont le droit d’être drôles, ridicules, mais aussi d’être sexy et sensuels. »
Lorsque le rideau se baisse et que les applaudissements éclatent, la bien-pensance s’est pris
un gros coup de sein. Et ça, ça fait du bien.

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