Il est en train de revigorer les quartiers qui longent l’artère du Canal. Pourtant, entre le mirage des objectifs environnementaux et le phénomène de gentrification qui s’esquisse, le Plan Canal séduit… et dérange.
Photos : Lambin Alizée (CCBY NC SA).
-Une matinée de novembre du côté de la porte de Ninove, Bruxelles-
Anciens docks, ateliers et usines… Ici, le patrimoine industriel belge a été reconverti. De la gare du Nord à la gare Maritime de Tour&Taxis, le territoire du Canal se veut désormais attractif et contemporain. Dans la foulée de l’année 2012, le pari d’apporter un second souffle à une zone considérée comme incarnant la fracture sociale et économique de la capitale est amorcé. Un dessein urbanistique audacieux pour lequel trois objectifs majeurs sont affichés : conforter l’activité économique, renforcer la qualité des espaces publics pour favoriser la cohésion sociale et enfin, créer du logement. Le challenge est outrecuidant et d’autant plus au regard d’une stratégie de communication qui revendique le caractère durable de ses nouvelles infrastructures. Un peu plus d’une décennie plus tard, cette reconquête à près de neuf millions d’euros suscite l’intérêt des promoteurs immobiliers et, dans le même temps, embrasse les débats sur les questions de classes, mais aussi d’environnement.
Un non-sens environnemental
Flâner le long du Canal n’est pas forcément une promenade de santé. Si les pistes cyclables flambant neuves fourmillent de vélos des deux côtés de la rive, il en est de même pour les automobilistes. Avec la petite ceinture à proximité, le trafic est dense. Pots d’échappement, sons de cloche et klaxons de trams font aussi partie de ce nouveau décor fait de structures en fer forgé.
Alors que les images promotionnelles de la ville de Bruxelles font la promesse d’une bouffée d’air frais, d’un eldorado de la durabilité, pour le moment, il est encore difficile de s’y projeter. Quelques façades immaculées, voire futuristes et luxuriantes de verdures sont bien là, mais ce sont avant tout les grues gigantesques qui frappent par leur présence. Elles fleurissent de toutes parts, se fondent parfaitement dans ce paysage industriel, mais n’en sont pas moins le fruit d’une multitude de projets immobiliers. Les abords du canal sont, eux aussi, très denses. Les bâtiments s’emboîtent, s’encastrent tels des livres trop à l’étroit sur une étagère de bibliothèque.
« Il s’agit d’abord d’une course aux ambitions immobilières spéculatives basée sur la rentabilité plutôt que sur la préservation de l’environnement » s’insurge Mohamed Benzaouia, chargé de mission pour l’ASBL Inter-Environnement Bruxelles (IEB). «Ils construisent toujours plus de buildings, de parkings et renforcent les problématiques liées à l’écologie » ajoute-t-il. Son asbl, l’IEB, fait partie du réseau associatif qui lutte contre les projets d’urbanismes considérés comme hostiles par une partie des habitants. “C’est difficile de faire bouger les lignes quand les permis sont octroyés en amont des comités de concertation” explique toujours M. Benzaouia. Il fait notamment allusion à la construction de la tour Sainctelette, située au bout du quai des Charbonnages à Molenbeek. Un projet vigoureusement porté par l’ancien secrétaire d’État bruxellois à l’Urbanisme Pascal Smet (Vooruit), mais jugé extravagant et non pertinent par une partie des usagers du quartier. À l’image du marais Wiels ou encore du chantier de la future ligne de métro 3, ce qui enhardit la polémique, c’est le fait de bâtir en zone marécageuse et de procéder à un drainage des sols. Une pratique contestée par les écologistes en raison de l’assèchement des nappes phréatiques et des problématiques hydriques qu’elle engendre. Avec le retrait en juin dernier de Pascal Smet, la saga de la tour Sainctelette est pour le moment toujours dans l’impasse. Reste à savoir si cette entreprise recevra l’aval de la nouvelle secrétaire d’État à l’urbanisme, Ans Persoons (Vooruit).
Ce qui irrite en outre les habitants, c’est le manque d’espaces verts. “Pourquoi ne pas mettre des parcs plutôt que des buildings ?” interpelle avec ferveur un habitant en garantissant ne pas être le seul à raisonner de la sorte. Des arbres s’enracinent les uns après les autres le long du canal, il existe quelques jardins et potagers communautaires, une ferme sur le campus du CERIA, mais pour ce qui est de la verdure, à priori, ça s’arrête là. Les lieux de rencontres sont d’un autre type, ce qui cette fois, n’est pas pour déplaire aux usagers du quartier. Désormais, des aires de jeux en dalles antichocs à proximité des zones résidentielles, plusieurs terrains de basket, un skatepark avec vue sur le canal, ou encore des bancs en fer et bois, ont été disséminés çà et là. De nouveaux espaces urbains qui ont pour vocation de contribuer à plus de cohésion sociale, bien que du côté des membres de l’asbl IEB, on redoute l’effet inverse. Ils craignent une flambée des prix de l’immobilier, un nouvel équilibre au sein de la zone canal en raison d’un « embourgeoisement » de cette dernière.
Une mixité sociale en péril
Créer du logement était un autre objectif décisif de ce réaménagement urbanistique. Depuis le milieu des années 90, la croissance démographique de la capitale a augmenté de 30%. Une montée en flèche qui, simultanément, a induit une demande de plus de logements sociaux. Symptomatique d’un État qui peine à répondre aux besoins d’une population plus précaire, les habitations subventionnées, fonctionnelles et salubres manquent dans la capitale. Tel qu’il est annoncé sur le site web de perspective.brussels, un organe d’expertise pluridisciplinaire, le territoire du canal offre un potentiel déterminant pour contribuer à “la production de logements pour répondre aux besoins de la population, plus particulièrement dans les catégories de revenus peu élevés”. Là encore, Mohammed Benzaoui ne cache pas son exaspération. Il dénonce un décalage majeur entre les impératifs démographiques et ce qui est en cours de construction derrière les échafaudages : « Si on ne construit que des logements moyens et de standing, on ne résorbe pas les enjeux sociaux. On assiste à un changement de population qui était, majoritairement issue de l’immigration ». Le manque d’attention à la réalité économique d’une majorité de ménages déjà installés le long du canal, fait craindre un phénomène de gentrification brutal et déjà à l’œuvre selon Mohamed Benzaouia : “Ceux qui ne pourront suivre la hausse des prix seront contraints de déménager en périphérie”.
Chargée de communication pour perspective.brussels, Caroline Piersotte assure que si l’ambition de renforcer la fonction résidentielle dans la zone du Canal est un fait, “la répartition du type de logements n’a pas été précisée dans ce plan”. Elle ajoute que selon un monitoring provisoire produit par leurs soins, “la part de logements financièrement régulés autorisés par les pouvoirs publics dans le périmètre de la zone canal est très nettement supérieure à la moyenne régionale”. Elle atteindrait la moitié des logements autorisés, contre un quart pour l’ensemble de la Région. Il s’agirait “principalement de logements moyens/modérés”, justement ce qui est pointé du doigt par l’asbl IEB.
« Ça a beaucoup changé en dix ans, glisse une passante en soulevant sa poussette pour monter sur le trottoir, c’est mieux. Moi, j’ai toujours vécu ici, ça a toujours été un endroit très multiculturel. Par contre, c’est vraiment triste toutes ces tentes sur le pont » fait-elle avec un mouvement de tête en direction des demandeurs d’asile installés entre le Petit-Château et un café tendance. Avec l’émergence d’ hôtels conceptuels , d’espaces de coworking, de commerces « in » et bio dont les parkings à vélos débordent, les alentours du MIMA changent, et ils ont le vent en poupe. Il faut bien admettre qu’il y a de quoi attirer, voire envisager une vie de quartier agréable au cœur de la capitale. Néanmoins et surprenamment, certaines rues rénovées semblent inhabitées. Elles donnent l’impression d’être toujours dans l’attente de leurs nouveaux et nouvelles occupant•es. La zone du canal allèche les promoteurs immobiliers, mais en est-il seulement de même pour de futur·es locataire·rices ? Oui, les quartiers aux abords du canal rencontrent peu à peu un nouveau public. Nonobstant, ils ont et portent toujours les stigmates d’une zone estimée comme désordonnée et difficile.
Le Plan Canal au défi
Grâce à son potentiel de développement, le territoire du Canal a de quoi aiguiser l’appétit des investisseurs. D’ailleurs, acheteur•euses et locataire•rices commencent à se bousculer au portillon. Alors que les autorités bruxelloises se félicitent de cette croissance économique qu’ils espèrent catalyser au-delà de l’horizon 2025, il ne reste que deux ans à ce projet faramineux pour aussi, et surtout, rencontrer les ambitions environnementales et d’harmonie sociale qu’il s’était fixées. Il serait dommage que des aménagements favorables à toutes et tous, attirent un nouveau public pour en repousser un autre. En-dehors du risque de fragmentation sociale, il serait tout autant regrettable de ne pas envisager avec sérieux, des mesures d’aménagement urbain qui s’adaptent aux défis de l’urgence climatique.