Le combat judiciaire d'un agriculteur face à Total Énergies

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Photo header © Eric de Mildt, Photo article © Brice van Durme

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Qu’est-ce qui pourrait pousser un petit agriculteur belge à attaquer en justice l’une des plus grandes entreprises d’énergies fossiles de la planète, le géant TotalEnergies ? Les plaidoiries de ce procès inédit ont commencé ce mercredi 19 novembre. La juriste Céline Romainville, qui s’implique bénévolement dans ce procès avec La Ligue des Droits Humains, a répondu à nos questions.

Le Farmer Case oppose TotalEnergies à Hugues Falys, agriculteur. Ce dernier intente une action en responsabilité civile contre le géant de l’énergie fossile, jugé responsable du réchauffement climatique, et par conséquent de dommages bien concrets dans son exploitation. Plusieurs ONG portent plainte à ses côtés : FIAN Belgium pour représenter les intérêts de l’ensemble des agriculteurs et agricultrices en Belgique, Greenpeace pour l’impact sur les écosystèmes, et la Ligue des Droits Humains pour le non-respect des droits humains. Le procès a lieu au Tribunal de l’entreprise de Tournai.

Céline Romainville, vous êtes juriste constitutionnaliste, professeure à la faculté de droit de l’UCLouvain, bénévole à la Ligue des Droits Humains et dans ce cadre, porte-parole du Farmer Case. Pour commencer, qu’est-ce qu’une action en responsabilité civile ? 

Ce sont des actions que l’on connaît tous. Par exemple, on fait un accident de la route, on entraîne des dommages sur une autre voiture, on fait un constat de responsabilité civile, on doit réparer le dommage qu’on a causé. C’est un principe qui est très général et que le législateur belge a souhaité garder général : il y a un choix délibéré de ne pas préciser tous les cas d’application de la responsabilité civile.

On peut donc considérer le réchauffement climatique comme l’un de ces cas ?

Il n’y a pas de raison que ce principe général ne trouve pas son application aussi lorsque les dommages sont beaucoup plus importants qu’une bosse dans une voiture. Or ici, il y a des dommages massifs à une série de droits et dans un état de droit constitutionnel, démocratique, c’est au juge de veiller au respect des droits fondamentaux.

Alors, Total n’est pas le seul responsable de la crise climatique, c’est évident. Dans une action en responsabilité civile, l’accusé peut ensuite se retourner contre d’éventuels co-responsables des dommages. Libre à Total d’aller chercher Gazprom, Shell ou Exxon s’il les estime comme tels.

Que reprochez-vous à Total ?

Total fait partie de la vingtaine d’entreprises actives dans les énergies fossiles qui sont responsables de plus d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. On prend ici en compte les émissions liées à l’extraction du pétrole ou du gaz mais également les émissions liées à l’utilisation de ces énergies mises sur le marché. Cette offre d’énergies fossiles a favorisé l’émergence d’une économie très carbonée. 

On sait désormais que Total est au courant de son impact sur le climat depuis les années 70. Mais par son lobbying, il a méthodiquement entravé la mise en place de politiques climatiques ambitieuses. 

Et quel est le lien avec Hugues Falys et sa ferme ?

Pour Hugues, cela impacte le modèle autonome de sa ferme. C’est-à-dire qu’il produit lui-même la nourriture pour ses bêtes. Il y a eu plusieurs mauvaises saisons ces dernières années, il a dû se fournir ailleurs. Il en est même venu à réduire la taille de son troupeau. On évalue ces dommages à hauteur d’approximativement 130 000 €.

Les phénomènes climatiques extrêmes comme les orages stationnaires et les grosses pluies ont un impact financier mais également psychologique. Ça entraîne une incertitude, qui elle-même génère un stress, qui peut se transformer en dépression. Il existe désormais des études au niveau mondial qui attestent des liens entre troubles mentaux et crise climatique pour les professions fortement liées aux éléments naturels, comme les agriculteurs. 

En Belgique, 8 agriculteurs sur 10 souffrent du réchauffement climatique alors que les principaux responsables ne sont pas inquiétés. 

C’est une menace existentielle pour les droits humains de tout un chacun. Il est normal de passer devant le juge pour faire respecter ces droits. 

Votre action s’inscrit dans un mouvement plus large. On compte pour l’instant au moins 2500 actions en justice en cours dans le monde et des condamnations ont déjà eu lieu. Est-ce que ces décisions ont un impact ? 

Il y a parfois une petite musique qui nous dit que ça ne sert à rien, que ces entreprises-là ont organisé leur impunité. Ça n’est pas tout à fait exact si on regarde empiriquement les dernières décisions. Il y a quelques semaines, BNP Paribas Fortis a été condamné par un jury à New York pour des violations des droits fondamentaux au Soudan. Le lendemain, l’action de BNP Paribas Fortis chutait de 10%. C’est colossal pour une action de ce type, les pertes se chiffrent en milliards par jour. Donc, il y a un effet économique. 

Dans le cas du Farmer Case, quelles sont vos demandes ?

D’une part, on demande une compensation financière pour les préjudices subis par Hugues. Ces réparations seront reversées à des associations qui accompagnent les agriculteurs dans leur transition vers le bio. Et d’autre part, on demande à Total d’adopter un plan de transition aligné sur l’accord de Paris, c’est-à-dire un arrêt immédiat des investissements dans les nouveaux projets fossiles, une réduction de 60% de leurs émissions directes de gaz à effet de serre et une réduction de la production de pétrole et de gaz.

Les dates des plaidoiries coïncident avec les dates de la COP30. On sent une baisse mondiale et nationale des ambitions politiques en matière climatique. Est-ce que lorsqu’il n’y a plus rien à attendre du politique, on se tourne vers la justice ?

Effectivement, l’action politique en matière climatique est décevante. Et c’est d’autant plus paradoxal qu’on sait que la fenêtre d’opportunité pour ne pas foncer droit dans le mur est estimée à 3 ou 5 ans maintenant. Après quoi, les dommages seront irréversibles. 

Heureusement la démocratie, ce n’est pas que la décision d’un pouvoir politique, du Parlement et du gouvernement. L’état de droit démocratique, c’est aussi des droits fondamentaux pour les générations actuelles et futures. Et la situation dans laquelle on se précipite, c’est une menace existentielle pour l’habitabilité de la planète, pour les droits humains de tout un chacun. Il est normal de passer devant le juge pour faire respecter ces droits. 

Je pense que oui, on va gagner.

Vous travaillez sur ce dossier à titre bénévole. Qu’est-ce qui vous pousse à mettre tout ce temps et cette énergie ? 

Je pense que l’urgence climatique résonne différemment en chacun de nous. Et chacun a ses propres leviers d’action. Moi, je suis juriste, j’ai longtemps travaillé avec ma casquette d’académique sur la question de la crise climatique. Et il n’y a qu’un seul constat, c’est qu’on va dans le mur. Ça devient alors difficile de regarder ses enfants droit dans les yeux le matin et de continuer à simplement documenter le naufrage.

A un moment donné, je n’ai plus pu. Et je me suis dit, c’est le moment de mettre mes compétences au service de cette action-là, à titre bénévole. Ça veut dire les soirées, les week-ends. Et ce qui m’a poussée à continuer au-delà de la fatigue et de l’épuisement que ça a généré, c’est la dynamique collective qui a été mise en place, une équipe de quelques dizaines de personnes très expertes mais tout à fait bénévoles, contre un géant qui a pu faire jusqu’à 20 milliards de bénéfices nets par an. 

Je suis persuadée plus que jamais qu’il faut trouver des manières de lutter contre la culture de la défaite sur les enjeux climatiques. Il y a des actions qui fonctionnent. Je citais celle contre BNP Paribas Fortis, cela fonctionne.

Vous pensez pouvoir gagner ?

Juridiquement, il y a un véritable argument qui se tient à dire qu’il y a un principe de responsabilité civile. Je pense que oui, on va gagner. Peut-être pas sur toutes les demandes, peut-être pas sur l’entièreté du dommage. Mais l’argumentaire, il est solide, il est ancré dans le meilleur de nos connaissances scientifiques actuelles.

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