J’ai parlé à Muriel, Marianne et Sophie, octogénaires et béguines libres
Photos : Azad Yagirian
Né au Moyen Age, le béguinage accueille des femmes, sans soutien social, qui refusent les contraintes du mariage et des ordres religieux pour vivre leur foi en toute liberté. Aujourd’hui, ce modèle inspire encore. C’est dans l’un de ces lieux que je rencontre Muriel, Marianne et Sophie qui, chacune à leur manière, ont décidé de poursuivre cette tradition.
Au cœur de Saint-Josse-Ten-Noode, à Bruxelles,, au 79, rue Potagère, se dresse un bâtiment blanc parmi tant d’autres, dont l’apparence ne révèle pas la véritable nature. Il s’agit du couvent de Béthel (littéralement “Maison de Dieu” en hébreu). Celui-ci s’organise sur trois étages avec des appartements occupés par des résidents, béguines ou autres, croyants ou non, à la recherche d’un endroit où loger. Il est midi. Quand la porte d’entrée, s’élevant sur plusieurs mètres de haut, s’ouvre brusquement, j’aperçois une dame au visage ridé, arborant un carré classique : Muriel De Beco, une béguine de 80 ans.
Autrefois mariée, elle choisit un beau jour de rejoindre la communauté religieuse des sœurs dominicaines. Les sœurs dominicaines, membres de l’Ordre des Prêcheurs, fondé par saint Dominique au 13e siècle, font partie des religieuses actives qui allient vie contemplative et apostolique. “J’étais appelée à entretenir une relation personnelle et unique avec le Seigneur sans intermédiaire, mais cela ne me convenait pas.” Très vite, elle décide de s’en défaire pour suivre un chemin davantage en accord avec ses aspirations spirituelles. Elle devient donc béguine.
Ces femmes ne voulaient pas non plus dépendre d’un mari. Elles souhaitaient rester libres entre elles et solitaires, contrairement à la structure hiérarchique d’un monastère
L’existence des béguinages remonte au 13e siècle, principalement dans les régions du Nord de la France, des Pays- Bas et de Belgique. Ils offrent un refuge pour des femmes qui cherchent à échapper à la fois à l’autorité patriarcale et aux pressions des institutions religieuses, en leur permettant de mener une vie spirituelle autonome, à l’écart des normes traditionnelles. En rejoignant ces communautés, elles bénéficient d’un statut souple, sans être tenues par des vœux définitifs de pauvreté, de chasteté ou encore d’obéissance, à la différence des religieuses qui étaient soumises à une hiérarchie ecclésiastique plus stricte. Malgré les siècles passés, l’esprit du béguinage perdure dans des sites religieux qui transmettent ses valeurs ancestrales, notamment en Allemagne, en Belgique, en France et en Autriche.
Muriel s’adonne à plusieurs activités, guidées par des « discernements » : des appels de Dieu survenant à des périodes spécifiques de son existence. Malgré ses craintes, elle trouve le courage de les accueillir. “Au final, confrontée à l’épreuve, je me suis sentie très heureuse. Ces femmes ne voulaient pas non plus dépendre d’un mari. Elles souhaitaient rester libres entre elles et solitaires, contrairement à la structure hiérarchique d’un monastère, par exemple.” Elle ferme la porte derrière moi et me sourit. “Il était clair pour les dominicaines de ce couvent que je n’étais pas en phase avec cette spiritualité telle qu’elles l’avaient conçue. Et elles l’ont accepté sans difficulté. Je suis une béguine libre. D’ailleurs, jeune homme, la béguine incarne une figure avant-gardiste du féminisme.”
Marianne Goffoël, 82 ans, sœur dominicaine et l’une des fondatrices des lieux, se dirige vers le buffet de sa salle à manger, à côté duquel repose un seau rempli d’eau sale. “Habituellement, je me lève à six heures et demie. J’aime faire mon ménage en parcourant l’application Prie en Chemin. Je suis multitâche.” Elle désigne du doigt une dizaine de livres entassés sur une table ronde. Elle se penche et ajuste ses lunettes. Marianne me tend un ouvrage intitulé Démence et résilience : mobiliser la dimension spirituelle de Thierry Collaud et l’ouvre à l’endroit du marque-page. Elle se met à froncer les sourcils au fur et à mesure qu’elle avance dans sa lecture. “Vous savez, la force de l’indépendance, même face à la maladie, reste essentielle.”
Au final, je mène ma vie comme je l’entends. Ici, c’est le paradis.
Sophie Vaes est une croyante âgée de 78 ans. Assise les pieds repliés sous cette chaise qui grince, elle tient entre ses mains un livre recouvert de poussière, qu’elle s’apprête à nettoyer. “Le hasard m’a conduite jusqu’au couvent de Béthel. À la base, je ne cherchais qu’un logement, à un prix raisonnable.” Soudain, ses yeux d’un bleu clair, presque translucides, me fixent. “Je suis ressortie blessée d’une association où des réunions obligatoires étaient prévues. On devait assister à ceci, à cela. Or, je n’en voyais absolument pas l’intérêt.” Vêtue d’un plaid, elle s’approche d’une commode en bois verni et y ajuste les accessoires avec soin. “En tant que chrétienne, ici, j’ai la possibilité de participer aux offices religieux. Ce n’est ni trop long, ni trop court… À vrai dire, c’est comme vous le sentez. Je n’ai jamais eu le sentiment d’une obligation. C’est une invitation”, dit-elle.
Sophie détourne son regard vers le sol pendant un instant. Outre la liberté dont elle jouit, la vie en communauté n’est pas toujours facile. “Il faut avoir guéri de ses propres blessures. Plus je me connais, plus j’acquiers une forme de patience qui m’offre du recul sur un événement qui me touche.” Elle enchaîne, d’un ton assuré. “Ce que j’aime prier avec les autres. Le fait de se poser, environ vingt minutes, dans l’agitation d’une journée, je trouve cela important. Au final, je mène ma vie comme je l’entends. Ici, c’est le paradis.”