De déchet à œuvre d'art

Depuis le début du 20ème siècle, les artistes utilisent des objets usagés pour réaliser leurs œuvres. En 1942, le célèbre Pablo Picasso a notamment soudé, pour sa « Tête de taureau », une selle de vélo usagée à un guidon rouillé.

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Photo Vie en transition

Depuis le début du 20ème siècle, les artistes utilisent des objets usagés pour réaliser leurs œuvres. En 1942, le célèbre Pablo Picasso a notamment soudé, pour sa « Tête de taureau », une selle de vélo usagée à un guidon rouillé.

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Peu après 1900, une fracture se crée dans le monde de l’art. L’art abstrait s’affranchit des modèles de la réalité afin de créer une nouvelle facette de cette dernière. En somme : « À bas le réalisme de Courbet et Breton ! » En se libérant de la réalité, elle se libère également de sa forme. Tout objet peut prétendre à la création artistique et à sa conception. 

Il est encore trop tôt pour parler d’« art par les déchets » mais en 1913, Marcel Duchamp frappe un grand coup avec sa première œuvre auto-qualifiée de « ready-made ». En fixant, une roue de vélo à un tabouret, il détourne un objet manufacturé de son utilisation d’origine pour en faire une œuvre d’art. Il multipliera ces détournements avec notamment la fameuse « Fontaine » de Duchamp ou encore le « Porte-bouteilles ». Trente ans plus tard, le célèbre Pablo Picasso soude une vieille selle de vélo à un guidon rouillé et crée la « Tête de taureau ».  On n’est encore loin d’une critique envers la société de consommation, terme qui ne naîtra d’ailleurs qu’au début de la seconde moitié du 20ème. 

La Roue de bicyclette de Marcel Duchamp (Fondation Louis Vuitton, Paris)

L’émulation d’après-guerre

En parallèle, « l’art brut » ou « l’art primitif », que Jean Dubuffet ne théorisera qu’en 1947, se développe. Ces œuvres sont imaginées par des personnes extérieures au monde de l’art, libérées des normes et des pratiques usuelles. Alors qu’il est interné à l’hôpital, Auguste Forestier taille des personnages dans des bouts de bois récupérés, il assortit ses statuettes de bouts de tissus ou de cuir, avec de la vieille ficelle pour les attacher. À Los Angeles, Simon Rodia confectionnera pendant 30 ans la « Watt Towers », une tour de 31 mètres de haut, constituée d’objets trouvés dans des décharges publiques.

Watts Towers

Mais le Niçois, Arman, est sans doute le premier artiste à utiliser les ordures des poubelles. À partir de 1959, il va accumuler des détritus dans des boîtes de plexiglas et des bocaux. Il confère alors le statut d’œuvre à des objets qu’on préférait jeter, sans toutefois les altérer. Encore une fois, l’intérêt d’Arman se focalisait sur la valeur esthétique émanant de ces objets. Sa technique de « l’accumulation » consistait à réunir en grand nombre d’objets similaires, comme des montres, des lunettes, des théières… Mais on peut douter du fait que sa volonté fut celle de critiquer l’abondance des déchets dans nos sociétés.

Le déchet comme critique sociale

Dans les années 60 apparaît « le Nouveau Réalisme ». Ils veulent revenir à la réalité sans tomber dans la figuration mais en utilisant des objets qui font partie du quotidien. En Argentine, Antonio Berni va dépeindre la situation sociale difficile de la population en utilisant des matériaux trouvés dans des bidonvilles. « Je venais de découvrir, dans les rues non pavées et sur le terrain vague, des matériaux abandonnés, qui constituaient l’environnement authentique de la Laguna Juanito. Des vieux bois, des bouteilles vides, du fer, des cartons, de la tôle… Ils étaient les matériaux utilisés pour construire les cabanes dans des villes comme celles-ci, enfoncées dans la pauvreté. » 

Juanito Laguna going to the factory por Antonio Berni 1977_001_140105.jpg

Ces propos tenus par Bardi en 1967 pour Le Monde dépeignent une certaine volonté d’utiliser l’environnement comme un témoignage de la réalité. Ce mouvement néo-réaliste qu’on qualifie de « Junk art » va inspirer d’autres artistes à l’instar de Bardi. L’américain David Hammons va récupérer, dans les rues new-yorkaises, des matériaux abandonnés liés à la culture afro-américaine. Des fragments de métal, des paniers de basket, des cigarettes, des cheveux… 

En Italie, le mouvement dit de « l’art pauvre » marque aussi dès le début des années 60 l’apparition de courants artistiques soucieux de défier à la fois l’industrie culturelle et la société de consommation. Ces artistes utilisent des « matériaux pauvres soit naturels, soit de récupération tels que le sable, la terre, le bois, le goudron, les chiffons, de la corde, de la toile de jute, des vêtements usés, etc. ». Ils veulent ainsi remettre en question l’attachement à la possession de biens composés de matières coûteuses pour mettre en valeur le geste créatif, spirituel, de l’artiste.

La prise de conscience

En 1988, la NASA évoque pour la première fois l’influence humaine sur le changement climatique. Le climatologue, James Hansen alerte les autorités sur le réchauffement provoqué par les effets de serre. À partir de cette date, les œuvres à vocation écologique vont se multiplier. À partir des années 80, le Brésilien Vik Muniz reproduit des œuvres d’art ou des figures emblématiques à l’aide de matériaux retrouvés dans des poubelles ou des décharges. En marge de Rio+20, il reproduit la baie de la ville avec ses déchets. Il déclare à l’AFP que c’est une occasion de « s’interroger sur ce qu’on peut faire de ces matériaux auxquels on ne donne plus aucune importance ». L’Argentin Dan Casado réalise des œuvres à partir d’objets trouvés. Pour lui, il s’agit d’une possibilité de donner une seconde vie à des déchets qui auraient fini dans un dépotoir. 

Les déchets ont également inspiré la musique moderne. Dans leur morceau « Plastic Boogie » issu de leur dernier album, les Australiens de King Gizzard & The Lizard Wizard critiquent l’abondance des plastiques, eux qui enveloppent nos repas et qui s’apprêtent à nous « tuer » par leur surnombre (N.D.L.R. : “Wrapped up in my dinner, it’s not fantastic. It’s gonna come and kill us”).

La relation qu’entretiennent l’art et les déchets a donc fortement évolué durant plus d’un siècle. Ce qui n’était qu’une nouvelle matière au début du 20ème, s’est peu à peu mué en vecteur de critique sociale pour enfin pointer du doigt les politiques environnementales à partir des années 80.

Ces pratiques artistiques tendent même aujourd’hui à se radicaliser devant l’urgence climatique. L’objectif, comme dans le Land’Art militant, est de parvenir à sensibiliser les visiteurs. Comme par exemple au jardin Grain’Storming à Rennes en 2014, ou via des associations d’éco-artistes qui interviennent dans les écoles ou les événements d’entreprise.

Comme l’explique dans son mémoire Anne-Laure Louvet (ULB, 2017), cette forme nouvelle d’art écologique « incite à l’action plutôt qu’à la contemplation, à la participation plutôt qu’à la consommation, à la proposition plutôt qu’à la représentation ou la dénonciation » (p. 36).

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