Quand la chaleur humaine défie l’eau glacée
Crédits photos: Romane Dechamps
A l’extérieur, l’eau a beau être glaciale, à l’intérieur, les cœurs, eux, bouillonnent. Depuis près d’un siècle, le Royal Cercle Theux Natation cultive un art rare : celui de la nage hivernale. Transformer chaque frisson en moment de partage. Au camping de Polleur, des dizaines de nageurs se réunissent tous les mercredis et dimanches pour transformer chaque frisson en moment de partage.
Nous sommes en octobre, en plein automne. Les feuilles orangées tapissent le sol, le temps est frais, à peine 13 degrés. Quand j’arrive au camping, il fait encore clair. Je découvre une piscine bordée d’un grand toboggan jaune pétant. Il est 18h30, un mercredi soir, le rendez-vous hebdomadaire du club, avec celui du dimanche matin. Malgré la fraîcheur extérieure j’aperçois déjà au loin du mouvement dans la piscine.
Je m’approche du bassin. L’ambiance est conviviale : tout le monde semble se connaître. On se lance des blagues, on se tape sur l’épaule, on se fait la bise. À côté de la piscine, une enceinte diffuse une playlist tout droit sortie des années 80 : Born in the U.S.A., Betty Davis Eyes, I Want to Know What Love Is, With or Without You. La musique colle parfaitement à l’atmosphère vintage du camping un peu vieillot.
Derrière la barrière, un petit chien attend calmement sa maîtresse, qui s’apprête à affronter le grand bain.

Déjà, la piscine s’illumine : de grands projecteurs font ressortir le bleu turquoise de l’eau. La nuit tombe peu à peu, le ciel se teinte de violet, et la forêt qui entoure le camping complète ce décor presque cinématographique. Le thermomètre affiche 12 degrés dans l’eau. En hiver, il peut descendre jusqu’à 2 pour les plus courageux.

Dans le vestiaire, chauffé bien sûr, les nageurs s’activent. Ils sortent, bigarrés de peignoirs et de bonnets : pingouin, fleuri, classique ou même casquette de capitaine. Une petite armée frissonnante prête à relever le défi. Le moment redouté approche : le grand plongeon.


Sur le bord du bassin, les claquettes s’entassent. Certains hésitent, se mouillent la nuque, inspirent profondément. D’autres n’attendent pas : ils plongent en bombe, comme en plein mois d’août. Les premiers gestes sont toujours les mêmes : les visages se crispent, les bras se lèvent, puis viennent les grimaces et enfin les rires. Certains ne font que deux longueurs, d’autres tiennent dix minutes, riant avec leurs amis, comme s’ils avaient toujours fait ça.



– Elle est bonne aujourd’hui ! s’écrie un nageur.
Les plus téméraires grimpent les marches du toboggan et le dévalent comme des enfants.
Ici, il n’y a pas d’âge : ados, retraités, parents et enfants partagent la même eau glacée. Les plus jeunes râlent sur la musique « ringarde » de l’époque de leurs parents. Qu’ils viennent depuis dix ans ou pour la première fois, Gus leur répète la même chose :
— Il n’y a aucune obligation. Si tu ne le sens pas, tu ne plonges pas.
Gus, c’est le maître-nageur. Bonnet sur la tête, emmitouflé dans sa grosse veste verte fluo au logo du club, une banquise et trois pingouins, il garde un œil attentif sur tout le monde.
— J’ai jamais dû intervenir pour une urgence, dit-il.

Je lui demande pourquoi les gens aiment tant cette pratique un peu folle.
— Le froid a beaucoup de bienfaits pour le corps et pour la santé mentale, m’explique-t-il. C’est excellent pour les endorphines.
— Mais on ne risque pas de tomber malade ?
— Le froid, ce n’est pas ça qui rend malade, ce sont les microbes, répond-il. Toi aussi, tu devrais essayer !
Les nageurs ressortent de l’eau, lèvres bleues, peignoir serré. La plupart se dirigent vers les vestiaires, mais la soirée ne s’arrête pas là. Tous rejoignent une grande tente blanche installée à côté du bassin.
Je pénètre à l’intérieur : la sensation de chaleur contraste avec l’extérieur. Un grand poêle à pellet réchauffe la pièce, qui n’est pas très grande. L’ambiance y est joyeuse et détendue. Les membres se regroupent autour des tables, un verre à la main, bien mérité après l’effort. À droite, une grande marmite de soupe maison fume, accompagnée d’étagères pleines de bols et de verres. Au-dessus, trône la mascotte du club : un pingouin coiffé d’un bonnet et d’une écharpe. À ses pieds, deux jeunes filles discutent, assises en tailleur sur le sol, enroulées dans leurs grosses écharpes : Armelle et Camille. Elles viennent ici depuis neuf ans.
— Ce qu’on aime, c’est l’ambiance, dit Armelle. On fait des connaissances, c’est jovial.
— Et puis après avoir nagé, on dort bien, ajoute Camille en rigolant.


Quelques jours plus tard, je décide de revenir. Cette fois, c’est dimanche matin. Le soleil perce à travers la brume, et la même tente blanche bourdonne déjà d’activité. L’ambiance est différente, plus matinale, mais tout aussi festive. Les barmans ont troqué les bonnets pour des déguisements : le thème du jour, c’est Top Gun. Combinaisons vertes et lunettes d’aviateur, ils se sont tous prêtés au jeu. Chaque équipe de nageurs tient le bar à son tour.
-C’est quoi l’occasion du déguisement ?
On y sert de tout : café, bière, thé, coca. Dans un coin de la pièce, un grand tableau indique les horaires des équipes du bar, des informations sur les compétitions, et des magnets de dauphins, de chiens ou de naissances, comme sur un frigo dans une cuisine familiale.
-Il y a pas de raison ! C’est pour le fun, certaines équipes mettent plus d’ambiance que d’autres, me dit la barmaid.

C’est bien l’atmosphère qui se dégage ici : joviale, familiale, sans prise de tête. Ici, tout le monde est le bienvenu, tout le monde est accepté dans la joie et la bonne humeur, à la bonne franquette.
Au Royal Cercle Theux Natation, la convivialité est une tradition aussi ancienne que les plongeons dans l’eau froide. Ici, on rit, on partage, on brave le froid ensemble. Je repars en promettant de revenir, cette fois, pour tenter moi-même l’expérience de la nage hivernale.

