Au pied du fort d’Aubervilliers, les Jardins Ouvriers des Vertus défient les immeubles. Depuis 15 ans, Gérard Congé est l’une des sentinelles de cette oasis de 26 000m2. Tandis que la moitié va bientôt être détruite pour acceuillir les J.O 2024, Gérard vient, tant qu’il le peut encore, jeter un regard mouillé sur ce qui pourrait bientôt disparaître.
Crédit photo : Pauline Todesco CC BY NC ND
Ici, depuis 85 ans, on se retrouve aprés une journée harrassante, pour bricoler, jardiner, boire un coup, oublier la ville, s’inventer un monde. Les amours se conjuguent au fil du temps, les clans se dessinent pour s’opposer. En mettant le nez chez le voisin, on remarque un trou dans sa cuve. Un naïf croirait à un accident, un habitué à un sabotage. Aujourd’hui pourtant, abrités sous une tonnelle, les yeux rivés autour de grandes cartes scarifiées, dix des 85 jardiniers se dressent ensemble entre le béton et leurs plantations.
En face de cette maigre résistance, quatre membres de Spi Batignolles, le géant français de la construction, et Grand Paris Amenagement (GPA), le propriétaire foncier, sont venus désigner ceux qui devraient être sacrifiés le mois prochain, pour construire des annexes au centre aquatique olympique. “Je pensais être amputé de la moitié, finalement il me reste trois fois rien” s’exclame l’un des jardiniers. “On aura quand même l’entrée à la piscine gratuite ?”, plaisante un second, le coeur serré. Un dernier murmure : “Est-ce qu’on peut pleurer ? Rigoler ? Décider de quoique ce soit ?”
Le constructeur rappelle à quel point le projet sera éco-responsable, avec l’utilisation de matériaux recyclés et d’origine française. Au milieu du marasme ambiant, un homme de 73 printemps, stoïque depuis le début de la réunion, prend la parole. “La maire de Paris, soit-disant écolo, qui veut des espaces verts ! La faune, la flore que défendent les écologistes, elle est déjà là ! Ici, il y a des arbres centenaires ! Ici, il y a des dizaines d’espèces protégées ! Et vous voulez tout détruire pour couler du béton ? Vous êtes des irresponsables !”
L’une des représentantes du Grand Paris (GPA) lui répond :“C’est bien que les enfants apprennent à nager, non ?” Lui vocifère : “Il y a le terrain de football en face. Au lieu de la natation, apprenez-leur le foot !” Il est vrai qu’Aubervilliers, sous-équipée en infrastructure aquatique, réclame depuis des années la construction d’un centre. Mais ce n’est pas pour construire la piscine que la destruction d’une vingtaine des parcelles est requise, mais bien pour les annexes au complexe aquatique. Or, pour une ville dont le niveau de vie est 40% plus bas que le niveau médian des français, injecte-t-on 33,6 millions dans un village finlandais composé de saunas et d’hammams, d’un pentagliss et d’un solarium minéral pour répondre aux besoins de la population ? Le vieil homme murmure plus bas vers ses amis que la manière de faire, on les connait. C’est des requins du béton et de la finance.”
Cet homme, c’est Gérard. Il sait que son discours n’a servi qu’à déverser sa tristesse, et à réchauffer les coeurs de ses copains qui n’ont pas son talent pour les mots ou son courage pour les porter. Il poursuit en tendant son bras vers une parcelle à l’Est : “Moi, j’ai cinq ruches. Là où je suis, je peux pas rester, parce qu’il y aura des camions qui seront à même pas cinquante mètres ! Il leur faut du calme, aux abeilles. Alors, je vais où ? » On lui répond que le terrain sur le talus pourra être libre pour lui. Il accepte d’étudier la proposition, conscient qu’il signe peut-être pour un mirage. L’entrepreneur propose aux autres de faire venir un géomètre la semaine suivante pour vérifier si une cabane ou un arbre peut encore être sauvé. Gérard secoue la tête tristement. Ses amis se battent pour des centimètres maintenant.
“S’ils avaient réellement voulu faire les choses bien, ils auraient commencé par nous déménager avant de commencer le chantier. Non, eux, ils font leur chantier, et après, démerdez-vous. Dans trois ans, on vous déménage à Pantin – la commune voisine. C’est cousu de mensonges”, raconte-t’il en traversant les berceaux de primevères, bleuets, jonquilles, narcisses, coquelicots, crocus – les violets servant à faire du safran -, le souvenir enneigé d’un abricotier, d’un mirabellier, d’un pommier, d’un framboisier, d’un jujubier – dont le fruit ressemble à une olive – qui jonchent les 250 m2 de son premier terrain.
S’il n’a jamais eu d’enfants, il veille à transmettre la mémoire de ses anciens dans la terre qu’il élève, aux plantes qui la sèment et aux animaux qui l’habitent. Mais en plein hiver, le jardin hiberne. Il pose un linceul sur les salades pour les empêcher de geler, et rentre avant de faire de même. Il a déjà désinfecté les ruches au chalumeau, préparé une mangeoire pour les oiseaux qui naîtront bientôt, et même graissé les outils pour qu’ils ne rouillent pas.
Il commence à parler de ses outils, et son rire ne quitte plus la pièce. Ils sont son “musée sentimental”, et lui leur gardien amoureux. Ce marteau pour faire les tonneaux, à son grand père. Ce planteoir en bois, sa mère l’a fabriqué. “Ça a de l’importance, toutes ces choses-là.” Il passe la main dans sa barquette d’outils : “Je remue tout ça, et là, je pense à maman. Ou je vois ça, tiens voilà grand-père”. “Des fois, ma femme me dit : ‘Oh mais toi, tu te fous de tout’. Mais non, je me fous pas de tout. Pas de l’essentiel.”
L’essentiel pour la maire de Paris, au-delà du prestige inégalable pour la capitale et ses communes alentours, c’est que le centre aquatique fasse partie d’une des promesses phares qui lui ont permis de remporter les municipales de 2020. S’ils sont un succès, les J.O lui permettront de briguer haut la main un second mandat. Dans l’ombre des puissants, Gérard fulmine : “Vous savez ici, c’est le pot de terre contre le pot de fer ! Vous savez contre qui on va se battre ? Contre le Grand Paris ! Qu’est-ce qu’on pèse ? Nous, petits jardiniers, on peut rien faire.”.
Moins gardien des Hespérides que gardien désespéré, Gérard ne se sent pas épargné, mais en sursis. “Une fois qu’ils auront commencé, ils ne s’arrêteront pas.” Les plantations mangées par le béton, il y assiste depuis les années 70, quand les jardins courraient encore sur six hectares le long de l’avenue du général Leclerc. “On a pris ces terrains pour faire le métro, puis le parking, et on a dit aux jardiniers qu’on leur donnerait d’autres terrains. Les mêmes jardiniers, aujourd’hui, attendent toujours.”
Il ajoute, la gorge serrée : “Mais quand les grues viendront, je ne serai pas là, sinon je le sais, je vais me mettre à pleurer.” En s’éloignant pour rejoindre son vélo ‘elops 250’, il jette au vent les noms de tous les arbres qu’il voie, pour qu’on ne les oublie pas. Il pousse le portail, et soupire en tournant le dos à ses amours. « Ah ! Ce que c’est capable de faire les écologistes ! »