Quand tout semble endormi, M. Singh veille sur son magasin de nuit. Entre les paquets de langes, les cigarettes, le cognac et les samosa, il nous a parlé des taxes communales qui étouffent son activité.
Charlotte Ries
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Monsieur Singh à 63 ans. Il est originaire d’Haryana une ville au nord de l’Inde et vit en Belgique depuis 30 ans. Mais c’est à Vanderkindere qu’il passe ses nuits. Après un court passage dans l’Horeca, il décide de se réorienter dans les magasins d’alimentation générale. En 1998, avec sa femme d’origine belge, ils se lancent en tant qu’indépendants, et ouvrent leur boutique.
Les choses se compliquent en 2006 lorsque la commune décide de lancer une politique de découragement envers les commerces nocturnes. C’est notamment via une taxe annuelle de 1.500 € par établissement que la commune d’Uccle tente de ralentir la prolifération de ces derniers.
En 2013, Monsieur Singh décide d’agir et ouvre, à côté du night-shop, un magasin d’alimentation général de jour. « Un seul magasin, ce n’est pas assez pour payer toutes les factures. La journée, je ne fais rien. Je pourrais travailler au lieu de rester à la maison » s’exclame-t-il.
Aussitôt dit, aussitôt fait. En 2013, le commerce de jour ouvre. Son neveu travaille le matin, son fils Manjeet le remplace aux alentours de 14h et enchaîne le « service du soir » avec son père. Travailler en famille était, pour monsieur Singh, inévitable. Il ne peut se permettre d’employer des salariés à qui il devrait verser un dû chaque mois. « Nous travaillons dur, avant tout pour payer les factures. Le salaire vient après », résume-t-il. Loyer, électricité, terminal bancaire, tout cela à un coût. Avec une caisse d’environ 400 € par soir, c’est difficile de tout couvrir. « Et ce n’est même pas pour me les mettre dans la poche ; c’est en grande partie pour payer l’État », précise Manjeet.
Il est 17 h 30, le magasin de nuit va bientôt fermer et Manjeet n’a pas vendu une seule charcuterie qui se trouve dans son frigo allumé depuis sept heures du matin.
Les commerces fermés le dimanche étaient une réelle aubaine pour la famille. Aujourd’hui, quatre supermarchés ont ouvert dans le quartier et ouvrent aussi les dimanches. Monsieur Singh est effrayé par ces grandes entreprises face auxquelles son petit commerce ne fait pas le poids. Il est terrifié par la disparition des petits commerces qui se trouvaient autour de lui. En région bruxelloise, le taux de surfaces commerciales vides a plus que doublé, passé de 5% en 2009 à 11,1 % en 2019, et même 11,9 % à Bruxelles-ville.
De plus, le règlement communal impose une superficie maximum de 150 m2 par commerce de nuit et restreint les gérants en terme de stockage. Monsieur Singh se plaint de cette limite car elle l’empêche de se fournir en grande quantité et donc de bénéficier de réductions au même titre que ses concurrents. Cette superficie imposée se répercute aussi sur la diversité des produits qu’ils vendent.
Finie l’époque où chaque commerce avait ses spécificités. Aujourd’hui, les grandes surfaces vendent de tout. « Les gens connaissent tous les prix parce que tout le monde vend la même chose. C’est difficile d’imposer une marge bénéficiaire ne faisant pas fuir la clientèle. Moi, j’achète cher mes bouteilles de vins très cher, et je touche maximum 1 € ou 2 € sur chacune d’entre elles. J’en vends 2 à 3 par jour… comment voulez-vous que je paye mon logement avec cela ? », se révolte Monsieur Singh. Selon lui, l’État a besoin d’argent et pénalise ceux qu’il veut.
La commune justifie sa politique par les nuisances sonores engendrées par ce type de commerce.Un argument qui fâche Manjeet : « Pourquoi nous pénaliser nous ? Les restaurants du quartier vendent aussi de l’alcool. Les gens boivent et rigolent aussi pendant la nuit. Pourquoi eux ne doivent pas fermer ? ». Monsieur Singh s’indigne lui aussi. Il n’accepte pas d’être mis sur la table des accusés lorsque l’alcool est abordé. « Les gens qui boivent le soir ne se procurent pas leur alcool que chez nous. Achetez la journée, c’est même moins cher que chez nous et buvez le soir. Mais ne remettez pas la faute sur nous ».
Néanmoins, les membres de la famille Singh s’en sortent, d’une manière ou d’une autre. Depuis sa maison, juste en face du magasin, la femme de monsieur Singh supervise la boutique. Handicapée depuis quelques années, c’est elle qui a tout appris à ses hommes. Assignée aujourd’hui à domicile, elle représente un charge supplémentaire pour son mari et son fils qui travaillent d’arrache-pied pour lui procurer les soins nécessaires.
La famille Singh s’est rendue en Belgique « parce que la religion l’a dit ». Ils précisent que c’est Dieu qui a décidé d’où aller. Monsieur Singh ajoute que « Les gens partent partout aujourd’hui. En Angleterre, en France, aux USA aussi. Dieu a décidé qu’on devait venir ici, alors on y est. Je ne sais pas ce que demain nous réserve ».
Un sikh se soumet à la volonté de Dieu. C’est le mot d’ordre du Sikhisme : rechercher l’union avec Dieu, considérant qu’il n’y a pas de différence entre celui qui aime Dieu et Dieu. Les sikh sont 20 millions en Inde, ce qui représente 1,9 % de la population. Tout comme le Premier ministre indien Manmohan Singh, beaucoup d’hommes sikh se nomment « Singh », ce qui signifie « lion ».
Quand on les questionne sur leurs loisirs, les deux hommes éclatent de rire : « Non-non, nous n’avons pas de hobbies. Nous travaillons et c’est tout. J’ai mal au genou en plus … » justifie Monsieur Singh. Manjeet retrouve des copains de temps en temps, du côté de la Porte de Namur ou de la Grand-Place. Mais sinon, il ne connaît pas bien les autres quartiers et aime bien le calme d’Uccle.
Manjeet tient à conclure sur une note positive. Il raconte que malgré les difficultés qu’ils traversent avec la boutique, ils s’en sortent et ont la chance de vivre convenablement et de retrouver leur famille en Inde au moins une fois par an. Apporter les soins nécessaires à sa maman et rendre son père fier, n’est-ce pas le plus important ?