Habitats part'âgés

Entre le domicile et le home, une autre voie pour les aînés

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Entre le domicile et le home, une autre voie pour les aînés

Les personnes âgées représentaient en 2023 environ 20% de la population belge. Avec les années, cette proportion ne fera qu’augmenter et posera nouveaux défis, par exemple en termes de logement. À mi-chemin entre le domicile et l’institutionnalisation, l’habitat partagé fait son apparition. Quelles sont ses conditions financières ? Quelles différences y a-t-il avec les homes ?

Un gros pull bordeaux sur le dos. Des manches retroussées qui laissent apparaître un chemisier fleuri rose et gris. Jeannine sourit. Une longue piste rouge sépare les deux équipes: les canaris et les zinnekes. « Attends, je vais traverser la mer rouge », dit-elle en allant rejoindre des copines de l’autre côté. Une aînée s’avance lentement, boules de pétanque posées sur le déambulateur. « On n’a qu’une heure », s’empresse de préciser un résident. Des applaudissements pour le gagnant. Une boule dans chaque main, Jeannine lâche : « elle est ma boule, celle-là ».

Partie de pétanque chez les petites soeurs des pauvres dans l’après-midi

Jeannine est arrivée chez les Petites Sœurs des Pauvres il y a un an. Cette communauté des Marolles (Bruxelles) se met, depuis 1854, au service des personnes âgées issues de la pauvreté. Elle y a emménagé de son plein gré. « Tu es libre, mais tu es quand même observé », nuance-t-elle. Ambulances et pompiers sont venus la chercher à son domicile. Elle est restée un mois à l’hôpital suite à une anémie. « Je ne souffrais pas, mais j’étais en danger de mort ». À 85 ans, elle trouve désormais plus sécurisant d’être dans un habitat collectif.  

Selon une étude de l’Observatoire de la Santé et du Social, un Bruxellois de 65 ans et plus sur cinq ne peut pas (ou à peine) compter sur d’autres personnes en cas de problèmes. La majorité des personnes âgées en maison de repos s’y trouvent moins pour des problèmes de santé que pour la peur d’éventuels soucis à venir. Certains résidents ont été victimes de vol ou d’agression dans la rue. D’autres n’ont plus de famille à proximité et n’ont plus personne sur qui compter. La structure de la société a changé, et les personnes sont davantage isolées aujourd’hui qu’hier. Un peu plus d’un tiers des Bruxellois âgés de 65-79 ans (et presque la moitié des Bruxellois âgés de 80 ans et plus) vivent seuls. Entre des familles scindées et des enfants qui partent vivre à l’étranger, les personnes âgées se sentent délaissées.  

Portrait de Jeannine dans sa chambre

La participation comme moteur

Giuseppe, lui, s’est installé il y cinq mois dans un immeuble à Etterbeek. Divorcé, il cherchait un projet dans lequel se lancer, mais qui lui garantissait des moments d’intimité. « Ici il y a une partie privée qui nous permet de mener des activités extérieures », explique cet homme vêtu d’un petit chemisier à carreaux, pull en V et lunettes sur le nez. Son habitat, autogéré par des seniors, est né en 2004 à l’initiative d’Abbeyfield, une ASBL qui propose des habitats groupés participatifs et locatifs. Aujourd’hui, elle compte 12 maisons en Belgique, dont 3, à Bruxelles. Au sein de cette maison gérée par la commune, huit appartements ont été aménagés. Guiseppe dispose d’un living avec cuisine équipée, une chambre à coucher, d’une salle de douche et d’une cave. Une chambre d’ami est aussi de mise. À 71 ans, il a trouvé un compromis entre le domicile et la maison de repos. Abbeyfield n’est pas une « institutionnalisation », comme on dit pour désigner le placement dans un home. En mettant ses résidents au centre de l’organisation, le projet leur donne le pouvoir de décision. Pour postuler, il faut envoyer une lettre de motivation, qui est suivie d’une consultation chez le médecin et d’une période d’essai de 15 jours. Une validation doit être donnée par les habitants et le conseil d’administration.

Salon de Giuseppe

Un comité participatif est aussi organisé trois fois par an chez Jeannine. Composé de sept résidents volontaires, il aborde un tas de sujets. – mais anonymement. Un résident italien désirait avoir de la sauce italienne sur ses pâtes et quelques jours plus tard, il en avait. Différents services sont aussi demandés aux résidents, comme la préparation de tartines distribuées aux pauvres à midi, l’organisation de la messe ou la gestion de la bibliothèque.  Jeannine arrose les plantes du couloir qui mène au réfectoire. La sœur qui s’en chargeait a des douleurs au dos. « Je vais le faire pour toi, mais quand tu reviens, c’est fini », dit-elle d’un ton décidé. Elle se sent utile en aidant les autres résidents. « Moi je fais du bénévolat sans le savoir, mais je ne dépends de personne », dit-elle.

Dans l’habitat de Giuseppe, des repas communautaires sont organisés le lundi et le vendredi soir. Chaque résident cuisine à tour de rôle. Lui qui est originaire d’Italie a préparé des boulettes siciliennes. Œuf, formage, persil. Réunis autour d’une table recouverte d’une nappe jaune canari, ses colocataires étaient ravis. Une fois par mois, un comité discute du futur de la communauté. Cette semaine, la liste des tâches a tourné. Giuseppe s’occupe de contacter des ouvriers en cas de difficulté. Il est expérimenté. Peindre des appartements et des maisons, c’était sa profession. Une responsabilité est attribuée à chaque résident en fonction de ses capacités, qu’il s’agisse de l’entretien du jardin, coordination, trésorerie. On change de coordinateur tous les trois mois pour éviter tout jeu de pouvoir.

Portrait de Giuseppe dans sa chambre

Accessibilité financière 

Dans les habitations Abbeyfield, une participation aux frais est demandée. À Bruxelles, le montant tourne autour de 860 euros. Les frais varient d’une maison à l’autre. Le loyer, les repas en communauté ainsi que les choses à réparer peuvent faire monter la facture. D’après l’Observatoire de la Santé et du Social en région bruxelloise, le prix mensuel à charge d’un résident de maison de repos en 2014 s’élevait en moyenne à 1.356 euros. En 2020, les prix de 40% des structures à Bruxelles excèdent les 2.000 euros par mois, des prix qui ont fortement augmenté ces dernières années.

Pour ses dépenses, Jeannine s’en est remise à sa nièce. Elle lui fait confiance. Chez les petites sœurs des pauvres, une messe est célébrée chaque jour à 11h, au premier étage. Les résidents sont libres d’y participer, et elle aime se rendre dans la grande chapelle composée d’un autel et de quatre rangées de bancs en bois. Au pied d’une grande croix, trois prêtres se tiennent debout devant l’assemblée. Des sœurs se sont installées sur la rangée de gauche. Enjouée, une sœur chante dans un micro et une autre joue du piano. Élisabeth, une résidente que Jeannine a décidé de prendre sous son aile, vient s’asseoir à côté d’elle. Avec son tempérament, Élisabeth a du mal avec les autres résidentes, mais avec Jeannine, cela se passe bien pour le moment. « Jésus est le chemin qui va nous donner le sens de la vie », assure le prêtre. Dans la salle résonnent les petits ronflements d’Élisabeth, qui s’est assoupie.

Messe de 11h chez les petites sœurs des pauvres

Vivre en relation avec les autres

Dans la matinée, Giuseppe a pris un cliché d’un parc qu’il repeint à présent dans son atelier. Sur la toile, une brume s’échappe de la pelouse éclairée par le soleil. Maintenant qu’il a du temps, il s’est découvert un talent. Il signe, dans le coin inférieur droit, des peintures très réalistes à l’acrylique et à l’huile. Sa dernière création est un petit oiseau, qui attend encore sa signature et une couche de vernis. Avec l’autorisation des résidents, Giuseppe a accroché des peintures dans le salon, le hall d’entrée et la chambre d’ami. « Une fois, j’ai tout descendu en bas et j’ai dit choisissez ceux que vous préférez sauf celui-là, car je l’ai promis à mon fils ». Cette peinture, adossée contre une armoire à terre, attend son nouveau propriétaire depuis deux mois. « Ça, quand les enfants deviennent grands, il y a toujours l’excuse du travail », soupire-t-il. En octobre, il participera au parcours des artistes de sa commune et exposera ses peintures pendant deux jours dans son salon. Une façon pour lui de participer à la vie sociale de son quartier.

Peintures réalisés par Giuseppe

À midi, un repas est servi dans le grand réfectoire au premier étage. Tous les résidents ne sont pas de la partie. Ceux avec moins d’autonomie mangent à leurs étages respectifs. Jeannine mange à la table numéro 4 avec trois amies qu’elle n’a pas choisies. Une sœur dans le coin du réfectoire agite une cloche et entame une prière dans un micro. « Au nom du père, du fils… ». Des bénévoles  passent entre les tables pour prendre les commandes. Le menu est le même pour tous les résidents, mais les aliments peuvent être sélectionnés séparément. Sur un petit papier, les encadrants recueillent les demandes à l’aide de croix. Une croix (un peu), deux croix (normal), trois croix (beaucoup). Le vendredi c’est du poisson. Une annonce marque la fin du repas. Un tournoi de pétanque sur inscription est organisé avec les résidents de la maison Sainte-Monique jeudi prochain. Après le déjeuner, il leur arrive de rester parler jusqu’à 14h30 autour d’un café.

Perte d’autonomie 

Le service, composé de bénévoles, de sœurs et d’aides-soignants, n’accueille pas les personnes atteintes de démence. Jeannine précise : « Si une personne développe cette condition ici, elle reste et reçoit des soins palliatifs. » Pour évaluer le niveau de dépendance des résidents, le service utilise l’échelle de Katz. Ne pourrait-on pas y voir un biais, puisqu’elle mesure la dépendance plutôt que l’autonomie du patient ? Selon l’Observatoire de la santé et du social, la Région de Bruxelles-Capitale compte une proportion plus importante de personnes âgées en maison de repos avec des niveaux de dépendance légère (profils O et A sur l’échelle de Katz) comparée aux autres régions. De plus, cette échelle influence le financement des maisons de repos : plus une personne est dépendante, plus l’établissement reçoit de fonds. Au sein de l’habitat partagé de Giuseppe, ce sont les résidents qui décident quand l’un d’eux devient trop dépendant. Une solidarité s’est instaurée entre eux. Contrairement aux maisons de repos, ils ne bénéficient pas d’une assistance médicale continue. Ainsi, chaque résident désigne un référent à son arrivée, qui prendra les décisions nécessaires en cas de besoin.

 La présence de la famille 

Giuseppe a des semaines bien chargées. Avec les transports à proximité, il a donné sa camionnette à son fils. Bénévole chez un collectionneur de vases depuis 3 ans, Giuseppe s’occupe aussi de l’informatique dans cette fondation au centre-ville. Un cours de peinture prévu tous les mercredis à Ixelles. Il assiste en outre à plusieurs événements culturels chaque semaine. Sur sa table, une dizaine de flyers témoigne de son goût pour la culture: La Monnaie, Flagey, le musée des instruments… Il se rend souvent aussi au consulat italien pour voir des pièces de théâtre ou prendre des livres à la bibliothèque. Da chambre, des livres d’arts (Turner, Van Gogh, Monet, etc.) sont soigneusement alignés sur une étagère blanche. Cette armoire, c’est son fils qui s’en est occupé. À son arrivée, Giuseppe a rafraîchi tous les murs de sa chambre et son fils l’a aidé à installer des meubles Ikea. « Ils sont beaucoup plus pratiques », dit-il. Le cousin de Jeannine aussi est passé chez Ikea. Elle ne savait pas où mettre ses chaussures et il lui a trouvé un meuble adapté. Quand elle était encore dans son lit à l’hôpital, c’est son cousin avec sa femme , sa nièce et son mari qui sont venus l’aider à aménager son nid. Jeannine occupe une petite chambre au quatrième, l’étage qui accueille les résidents les plus autonomes. « Quatrième étage, liberté chérie », dit-elle, ravie.

Dans le long couloir aux murs rose saumon, toutes sortes de cadres sont accrochés. Des photos de tulipes et de la dynastie. Au fond, la télévision trône au milieu d’un grand salon. Dans la salle à côté, une petite cuisine offre la possibilité aux résidents d’inviter et d’aller chercher du café toute la journée. Des chambres sont aussi disponibles pour accueillir les proches. Sa famille est déjà venue lui rendre visite avec des pistolets fourrés : « C’est sympa parce que c’est comme à la maison », trouve Jeannine. À l’entrée du bâtiment sont posés deux documents à compléter. L’un pour les visiteurs, l’autre pour les résidents. Date, prénom, heure sont demandés. « Tu fais ce que tu veux, mais tu dois prévenir que tu pars », dit-elle. Quand sa famille venait, elle prenait le linge sale et elle le ramenait propre. Maintenant elle a des étiquettes sur tous ses vêtements. C’est le personnel qui les lave. Elle continue de les repasser parce que ça la détend.

Vue de la chambre de Jeannine chez les petites soeurs des pauvres

Dans sa chambre, sur une petite table en bois, un petit frigo lui permet de garder au frais les restes de son petit déjeuner. Des rectangles de beurre, des Kiri et des grèves. Tous les matins à 8h, un chariot avec des thermos chauds passe le long du couloir. Chaque chambre a droit à un plateau. « Le couloir, c’est la rue du marché », dit-elle. Des aînés impatients viennent récupérer leur plateau avant que l’employé n’ait eu le temps de tout déposer. 

Une vue sur le palais de justice depuis sa fenêtre. Un coin prière avec une rose dans une bouteille en verre. Une série d’étagères remplies de mystères. Lit médicalisé obligé. Les fils cachés sous le sommier et le perroquet calé dans un coin de sa chambre. Elle le ressortira quand ce sera le bon moment. Des coquetiers, des bougies d’anniversaire et des petits livres reçus d’êtres chers. Jeannine reste en peignoir jusqu’à 9h, aère son lit et prie un petit quart d’heure. « Ici, j’ai pris l’habitude d’apprécier mon lever ».

A l’heure ou le vieillissement de la population nous pousse à réinventer nos modes de vie, l’habitat partagé apparaît comme une alternative humaine et solidaire. Il permet à des personnes agées comme Jeanine et Giuseppe de maintenir leur autonomie tout en créant des liens. Ils sont le reflet d’une société qui tente de redonner à ses aînés une place active et valorisante. Parce que vieillir ne devrait jamais rimer avec effacement.

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