Quand les guides touristiques racontent n’importe quoi
Crédit photo: Cécile Delacroix
Des millions de touristes s’aventurent chaque année à travers les rues de Bruxelles. Pour celles et ceux qui font appel à des guides touristiques, il y a un risque : se faire raconter n’importe quoi. Guides touristiques traditionnels ou guides de Free Tour, la formation n’est pas protégée en Belgique, laissant l’opportunité à chacune et chacun de raconter l’Histoire comme bon lui semble.
Grand place
Les pavés de Bruxelles sont un peu sa scène à lui. Les touristes deviennent spectateurs, eBrian lève le rideau. Il n’a pas besoin de micro, il a entrainé sa voix pour qu’elle porte. Parapluie jaune à la main, il est prêt à commencer son tour. Mais tout d’abord, il rappele ce que sont les Free Walking Tours. Parce que des roublards qui essaient de l’arnaquer, il en a eu.
« Nous les guides, vivons de vos pourboires. À la fin du tour, si vous avez eu une bonne expérience, vous pouvez donner un tip au guide » Clin d’œil. « Je suis le guide ! » s’exclame Brian, boute-en- train. « Mais pas de soucis, je vais d’abord vous prouver ma valeur. Vous pourrez décider de ce que vous me donnez ensuite ». Pour les guides touristiques, c’est ainsi que ça fonctionne : plus le tour est apprécié, plus le pourboire sera élevé et les commentaires positifs. Et plus il a de bons commentaires, plus il aura de clients et aura un meilleur classement sur le site de l’agence de booking.
On distingue deux types de guides. Ceux qu’Akif appelle les « anciens », les guides traditionnels, qui proposent des prix fixes par groupe. Puis il y a les guides de « Free Tour », reconnaissables grâce à leurs parapluies, comme Brian, qui misent tout sur leurs performances.
Hôtel de ville
Après une courte introduction sur la ville de Bruxelles, fondée au 8e siècle à Saint-Géry, Brian désigne de la pointe de son parapluie l’hôtel de ville derrière lui. « Vous ne remarquez pas un truc bizarre ? » Les touristes haussent les épaules. « Qu’est-ce qu’il y a, vous avez trop consommé de bières belges hier soir ? » Alors, toujours rien ? Le bâtiment est asymétrique : son côté gauche est largement plus petit que son voisin. « Revenons-en 1402. À cette époque, Jean Van Ruysbroeck était l’un des plus grands architectes de son époque. Il dessine les plans, réalise tous les calculs et donne son travail aux ouvriers. Puis il s’en va. Et il ne reviendra que pour l’inauguration ! Et lorsqu’il arrive devant l’hôtel de ville… ». Brian écarquille les yeux, porte les mains à sa tête et fait mine de se plier en deux en signe de désespoir.
« Le pauvre, il a presque fait un arrêt cardiaque ! » s’écrie-t-il. « Pour un architecte gothique, la symétrie est la clé ! » En bon orateur, Brian laisse une pause théâtrale. « Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : boire », conclut-il. C’est un moment important de sa narration, alors le guide regarde intensément son public et bombe le torse pour parler bien fort. « He got wasted, shitfaced, drunk as fuck and everything! Et c’est là qu’il a décidé de monter sur les toits, en équilibre sur la rigole que vous voyez là-haut, et -Ploutsch ! – il est tombé ! Une grosse soupe à la tomate, juste ici, sur la Grand-Place ! » La plupart des touristes rigolent, certains se contentent d’un sourire. « Mais nooooon ! En réalité, c’est une légende, les gars ! #Fake News ! » s’écrie-t-il, sans toutefois raconter la vérité historique du bâtiment. Pas le temps. Après tout, 2h30 de tour, ça passe à toute vitesse.
« En réalité, Jean Van Ruysbroeck a eu une mort paisible, » se désole Lies. « Des petits jeunes qui racontent des bobards, il y en a plein ». Et encore, tous ne précisent pas que c’est une légende. À 68 ans, Lies est guide depuis 7 ans. Comme la pension de retraite ne permettait pas de subvenir à ses besoins, elle a décidé de suivre une formation de 3 ans au CERIA. Sur la Grand-Place, elle est l’une des seules à avoir une formation de tourisme en poche. En effet, comme le statut de guide n’est pas protégé, n’importe qui peut prendre un parapluie et créer son itinéraire.
Statue d’Everard t’Serclaes
Voisine directe de la Grand-Place, la statue d’Everard t’Serclaes, dont le laiton était auparavant d’un gris anthracite, est devenu doré à force d’être touché par les passants. La légende, selon Brian, est différente pour les femmes et les hommes.
« Les filles, si vous touchez la statue, vous atteindrez la beauté éternelle. Les produits de L’Oréal Paris, c’est fini ! » s’exclame-t-il. « Du calme, du calme, retenez-vous encore un peu ! » Même si, à priori, aucune dame n’a fait mine de se précipiter sur la statue. « Pour vous, les filles, l’opportunité est double : vous aurez également plus de chances de trouver l’amour ! » Il a bon dos, le t’Serclaes. « Vous, les gars si vous touchez la statue, vous aurez juste de la chance ». Brian raconte qu’un jour, une touriste s’était scandalisée : « Quoi, ils ont droit à toute la chance du monde et nous, on se retrouve avec des hommes minables ? » Libre à chacun de se faire une idée sur la question. Surtout parce que, s’il est répandu que la statue porte chance, on ne retrouve aucune mention de beauté éternelle et d’amour dans les bouquins. Ou même sur Internet, mais vous pouvez chercher. Ah et en plus, la statue est une copie. La vraie, elle est au musée depuis 2011. Pas de chance.
« On choisit tous comment on raconte l’Histoire », confie Akif, qui a étudié l’économie à la VUB. Après avoir été cadre dans le commercial, il s’est rendu compte qu’il avait besoin de changement. « Les qualités que l’on recherche dans le secteur du commerce, ce sont un peu les mêmes que celles que l’on cherche chez un guide. Il faut être social, inspirer la confiance, être empathique, ne pas être gêné… Et, dans le fond, c’est ce qui me plaisait ». Inspiré par le concept des free tours, il décide alors de lancer son propre modèle, une sorte d’hybride entre le free tour et les tours traditionnels. C’est-à- dire qu’avec Akif, on paie à l’avance, contrairement au Free Tour, mais le prix est par client, et non par groupe. « Comme j’ai de bons commentaires sur les sites de booking , les gens paient ». Et au plus un guide a des étoiles, au plus il peut se permettre d’augmenter le prix.
Hôtel Amigo
Ah, l’hôtel Amigo. En plein centre, il en a vu passer, cet hôtel. Entre Angela Merkel, Emmanuel Macron ou encore Beyoncé ou Jay-Z, peu importe ce qu’on en pense, ça en jette.
L’hôtel Amigo était une prison. Construite en 1522 par les Espagnols, on l’appelait alors le ‘vrunt’. « Vous savez d’où vient le nom ? » questionne Brian. « C’est interactif, le tour, les gars ! Bon, je vous l’dis, alors. Les prisonniers avaient pour coutume d’appeler les gardes espagnols ‘amigo, amigo !’ Depuis les fenêtres. Et quand les bougres arrivaient en bas, ils se faisaient cracher dessus ! ».
« C’est faux, bien évidemment ». Akif, qui s’est penché sur l’histoire de l’hôtel, n’a pas exactement la même théorie. Selon lui, le mot ‘vrunt’ viendrait de ‘vant erren’, ce qui signifie ‘les seigneurs’ en vieux néerlandais, un terme que la plupart des Flamands ne connaissent plus aujourd’hui. « Et comme ‘vrunt’ est très proche du mot ‘vriend’, qui veut dire ‘ami’, les Espagnols l’ont appelé ‘amigo’. C’est sans doute un malentendu de traduction ».
D’après Akif, le truc, avec les touristes, c’est de bien les cerner. Puis en fonction de qui on a en face de nous, on adapte ce qu’on raconte. « À Bruxelles, il y a trois types de touristes. Les boutiques, les Ryanair et les Chinois. » C’est simple. Les boutiques, souvent des Étasuniens, sont ceux qui ont beaucoup d’argent à dépenser. Ce sont ceux-là, les plus intéressants pour un guide touristique. Les Ryanair eux, sont souvent des Espagnols qui voyagent low-cost et ne restent à Bruxelles que quelques jours. Et quand tu as 150 euros en poche pour tout le week-end, tu te tournes plutôt vers les Free Tour, qui certes n’ont rien de gratuit, mais te permettent de choisir le prix. Trois touristes sur 4 à la grand-place seraient des Ryanair. C’est ce qu’estime Akif. Le troisième groupe est le moins intéressant, pour le tourisme local : ce sont le plus souvent des touristes asiatiques, qui voyagent avec leurs propres guides ou accompagnateurs. Ils se prennent en photo et vont manger dans leurs propres restaurants avant d’acheter leurs des souvenirs « made in China ».
Manneken-Pis
L’essentiel, quand on est devant le Manneken-Pis, c’est de jouer des coudes pour se faire une place. D’ailleurs, Brian doit s’assurer au moins dix fois qu’il n’a perdu personne. Concernant le petit homme qui pisse, il existe autant de légendes que de guides, raconte Akif. Pour sa part, il préfère s’en tenir aux faits historiques, sinon, il s’éparpille trop. En plus, il n’y a pas grand-chose à dire, parce que personne ne connaît l’histoire exacte du manneke. Raconter des légendes ne peut être que plus tentant. Pas pour Akif. «Je ne vais jamais inventer un truc ». C’est également la position de Lies, qui estime qu’il est « normal de ne pas tout savoir ». Elle n’hésite pas à faire ses visites avec une farde d’informations sous le bras, pour parer les questions inattendues. Lies a d’ailleurs un ami, guide lui aussi, qu’elle aime parfois écouter. « Quand je lui dis qu’il ne faut pas raconter de bêtises, il me dit : ‘Oui, mais ça les amuse’ ». Son constat est simple : parmi les gens du Free Tour, les guides racontent n’importe quoi. Et puis surtout, c’est n’importe qui. Les guides viennent de partout, de tous les milieux. Il y a des quarantenaires, comme Akif, qui entendent se faire une place dans le milieu. Puis il y a des retraités, comme Lies, qui propose des prix fixes pour des tours plus traditionnels. Enfin, il y a des étudiants ou des personnes plus précaires, nombreux parmi les agences de Free Tour, qui espèrent ne rester dans le business que temporairement.
C’est le cas d’Arthur, 27 ans, qui est arrivé tout droit d’Amérique latine en janvier 2023, avec pour seul bagage un bachelier artistique. Il n’avait jamais imaginé devenir guide touristique avant qu’une amie ne lui propose. Et comme il avait besoin d’argent, il a accepté. « On m’a donné un numéro. J’ai appelé. J’ai eu le job tout de suite ». Quelques jours plus tard, il commençait son premier tour. C’était en mai de la même année. Les qualités que l’on recherche surtout chez un guide, c’est la maîtrise des langues et le contact humain. « En tant qu’artiste, je raconte aussi des histoires. Peut-être pas avec des mots, comme dans les tours, mais avec mon corps ». Pour lui, qui parle espagnol et anglais, ce qui compte, c’est le storytelling. « J’adore parler à des amis. Du coup, je fais la même chose. Je ne veux pas dire que la partie historique d’un tour est ennuyante, ce n’est pas ça. Mais rendre la visite vivante, c’est important, sinon personne n’écoute. Évidemment, je donne des dates et des infos comme ça hein, mais j’essaie de rendre le tout plus léger ». Pour lui, ces différents aspects du métier sont indissociables. « Les gens qui arrivent pour faire des Free Tour, ils viennent pour s’amuser, pas pour faire un master en histoire ».
Palais royal
Après presque deux heures de visite sous la pluie, les touristes sont contents de s’asseoir sur les marches du palais royal. « Dernier stop », prévient Brian. « Avant de se quitter, est-je peux prendre une photo du groupe ? Si quelqu’un ne veut pas être sur la photo, pas de problème ». D’ailleurs, si quelqu’un ne veut pas être sur la photo, c’est tout bénef. Parce que cette photo, elle sera envoyée à l’agence qui se charge de recruter les touristes, qui prend une commission par client. En moyenne, la commission varie entre 2,5 et 4 euros par touriste. Les agences les plus vicieuses, elles, laissent les guides choisir le montant eux-mêmes, en échange d’une plus grande visibilité.
« Nous voici devant le palais royal. Et oui, la Belgique a toujours un roi. Et même une reine, bientôt. Élisabeth. Elle est toujours célibataire, les gars ». Puis, soudain, Brian en a fini avec les blagues. Son ton est devenu sérieux. Changement de sujet.
Le moment est venu de parler du Butcher King, le « roi boucher ». Oui, c’est bien Léopold II. Brian parle de la colonisation du Congo par la Belgique sans détour. Plus que ça, même. Il parle de massacres, de barbarie, de génocide. Léopold II, c’est un boucher, un fou furieux. Fucking bastard revient quelques fois. D’après lui, la Belgique, « c’est aussi ça ».
« Ce n’est pas une critique, en fait. C’est une réflexion », estime Arthur, qui parle également du passé colonial belge lors de son tour. « Par exemple, moi, je parle aussi des zoos humains. Avec empathie, bien sûr. Et je fais toujours une minute de silence. C’est aussi ça, être guide : raconter l’Histoire ». Lies, elle, s’abstient. « Si vous voulez entendre parler du passé colonial de la Belgique, vous n’avez qu’à faire un tour là-dessus ». Ce qu’elle dénonce surtout, c’est que ça n’a rien à voir avec le tourisme. « Dans la charte du guide, on ne donne pas son opinion, on raconte des faits. Parfois, à la cathédrale Sainte-Gudule, moi, je le dis : je ne fais pas de la religion. Je fais de l’Histoire ».
C’est également ce que pense Akif, même si, lui, a une vision plus commerciale du secteur. C’est avant tout une histoire d’image. Mais si tous les guides interrogés pour cet article s’accordent à dire que les autres font mal et qu’il y a un problème, alors, comment raconter l’Histoire ? « Devoir faire une formation pour être guide, ça ne me plairait pas, » songe Akif, qui se considère d’ailleurs un peu comme un historien. « Je n’ai rien à prouver. Par contre, passer un examen pour avoir un diplôme qui protège notre formation, ça, je ne serais pas contre ». Il y a quand même un truc qui le chiffonne : les anciens ont la critique facile. « Être guide, ce n’est pas qu’une narration de l’histoire, c’est aussi un contact humain. C’est un peu comme si les anciens avaient oublié d’évoluer avec le monde. Notre rôle, c’est de vulgariser ». Et parfois, de simplifier un peu l’histoire. « Ce n’est pas toujours 100 % exact, c’est sûr, mais c’est pour garder l’intérêt du public ».
*tous les prénoms de ce récit ont été modifiés