Friche Josaphat : La poire de la discorde

Vue du ciel, d’où s’échappent ce matin des flocons, la friche Josaphat ressemble à une poire saupoudrée de sucre glace. L’ancienne gare de triage, rachetée en 2006 par la Société d’Aménagement Urbain, suscite depuis des années de houleux débats. En cause, les désaccords sur ce qu’il convient d’en faire. 

par

Photos : Milena de Bellefroid (CCBY NC SA)

Vue du ciel, d’où s’échappent ce matin des flocons, la friche Josaphat ressemble à une poire saupoudrée de sucre glace. L’ancienne gare de triage, rachetée en 2006 par la Société d’Aménagement Urbain, suscite depuis des années de houleux débats. En cause, les désaccords sur ce qu’il convient d’en faire. 

Photos : Milena de Bellefroid (CCBY NC SA)

Monique Steronaert vit depuis trente ans aux abords de la gare, devenue espace-refuge. En 2008, elle a vu les tonnes de sable extirpées à la construction du tunnel Schuman-Josaphat se répandre sur ce qui est désormais l’une des dernières friches de la capitale. Sa voix tremble encore à l’évocation de ce qu’elle a vécu comme une tragédie, même si les renards sont depuis revenus dans son jardin.

Forcément, quand le 25 avril 2020 une pelleteuse fait irruption sans crier gare au niveau de la ligne de chemin de fer, ça lui rappelle de mauvais souvenirs. Envoyée par la Région bruxelloise afin de mener des travaux préliminaires à son Projet d’Aménagement Directeur de la friche, la machine a eu l’impudence d’avancer en direction de la mare où pondaient alors certaines des 32 espèces de libellules recensées. Le dérangement de ces demoiselles a laissé un goût amer chez les riverains qui souhaitent protéger l’habitat d’une partie croissante de la faune bruxelloise. Pour Monique comme pour eux, la sentence est sans appel, « il faut revoir tout le PAD ».  

Et tout, ce n’est pas rien quand on se penche sur la recette initiale de ce programme : 1600 logements, une gare RER, deux écoles, une crèche, un équipement sportif, des bureaux, des commerces et un hôtel, répartis sur les 25 hectares de l’ancien site de la SNCB. Exit la poire sauvage, welcome to the Big Pear

Suite aux pétitions, aux enquêtes de quartier critiques et à la vindicte sur les réseaux sociaux, la Région a mis de l’eau dans son vin et le nombre de logements est descendu à 1360. Les plans du projet exposent avec une attention toute particulière les futurs « espaces naturels » de la zone : des bandes de gazons larges d’une vingtaine de mètres et un parc public qui ne tardera pas à être colonisé par une espèce invasive bien connue, les joggeurs. 

Les révisions ont semblé un peu maigres aux ornithologues et autres défenseurs de la biodiversité. On n’attrape pas les naturalistes avec du vinaigre.

Pépin dans le plan

Mathieu Simonson fait partie du noyau dur du collectif Sauvons la friche Josaphat, ce qui lui donne accès à l’intérieur du terrain. Tout en déambulant dans le potager hors-sol, il reconnaît la gravité de la crise du logement bruxellois. Bien sûr qu’il faut offrir des habitations aux personnes en difficulté financière, quitte à sacrifier une partie de la friche. 

Un bien public contre un autre, le deal paraît correct. Sauf que voilà, dans les 1600 logements, moins d’un quart sont prévus pour être des logements sociaux. Et ça, ça reste coincé en travers la gorge de l’apôtre de la nature. « Cela vaut-il la peine de détruire ce qu’il y a d’unique pour construire ce qu’il y a partout ? » demande-t-il en embrassant du regard les herbes hautes de l’endroit.

Cela vaut-il la peine de détruire ce qu’il y a d’unique pour construire ce qu’il y a partout ?

Mathieu Simonson

La friche Josaphat abrite une biodiversité supérieure à celle du Zwin, à 25 hectares contre 150. Certaines espèces n’ont été observées qu’ici en Belgique, comme l’abeille Anthidium septemspinosum. Ce serait dommage qu’elles rejoignent la troupe de la Compagnie des nouveaux disparus, théâtre itinérant qui stocke son matériel à l’entrée du site. 

Si le PAD soutenu par la Région bruxelloise n’a pas subi de fortes contestations à son annonce en 2017, les marches pour le climat et la crise sanitaire sont depuis passées par là. On ne sacrifie plus aussi facilement qu’avant les zones non bétonnées. Même le maître-architecte de Bruxelles, Kristiaan Borret, préconise que la capitale européenne calme ses ardeurs constructrices pour les dix années à venir. Sur le site de la pétition à l’encontre du projet, des voix s’élèvent pour qu’on rénove des bâtiments délabrés ou qu’on réquisitionne les inoccupés à la place d’en construire. La Région prétend que c’est impossible, que ça coûte trop cher. 

Couper la poire en deux

Les alternatives au PAD, que ce soient celles du collectif ou de l’ABSL protectrice de la nature Natagora, se rejoignent dans les grandes lignes. Construction sur un seul hectare, ce qui suffirait à égaler le nombre de logements sociaux prévus par le projet soutenu par la Région. Le reste, au compost, afin de préserver le versant ouest de la friche, le plus intéressant d’un point de vue écologique. Les défenseurs de la faune et la flore peuvent compter sur le soutien d’Ecolo et du PTB. Même du côté du MR, on trouve une fervente fan du collectif, Alexia Bertrand. Fille de… Luc Bertrand, président du holding AvH, qui avait à l’époque racheté le site Tour & Taxis, et l’avait revendu une fois défriché et construit, empochant au passage un joli pactole. Comme quoi, tout est bon « pour faire chier les socialistes » raille-t-on du côté de Sauvons la friche Josaphat. Socialistes qui, bien que majoritaires au gouvernement bruxellois, semblent bien seuls à la table des pro-PAD. 

Au cabinet de Rudi Vervoort, Ministre-Président de la Région bruxelloise, on ne nourrit pas pour autant de rancœur à l’égard des différents détracteurs. Les craintes sont considérées comme légitimes, plutôt saines même : « la démocratie a bien fonctionné dans cette affaire, les citoyens ont été entendu ».

Si le site est en stand-by depuis des années, c’est bien pour tenter de faire cohabiter biodiversité et logement le plus pacifiquement possible. Perspective.brussels retravaille les contours du projet et en proposera une nouvelle version courant mars.  « Ce genre de sujet est clivant par nature, nuance-t-on au cabinet, on sait que certains ne seront jamais convaincus. Les naturalistes estiment que la friche ne doit être accessible que pour eux, or, on entend en faire un espace public pour tous les Bruxellois. »

« Les naturalistes estiment que la friche ne doit être accessible que pour eux, or, on entend en faire un espace public pour tous les Bruxellois »

Cabinet Vervoort

Quant à l’idée de diminuer le nombre de constructions pour privilégier les logements 100 % public, elle fait naître des moues sceptiques sur les visages de collaborateurs vervoortois. Ça ne correspondrait pas aux besoins du quartier et risquerait de le ghettoïser. 

Nature peu commune

Pendant ce temps, les hiboux des marais et les busards des roseaux rodent autour des mares aménagées de la friche Josaphat, loin de se douter des dangers qui planent sur leur oasis… Et sur Bruxelles tout entière, où la sécheresse pourrait se faire ressentir d’ici quelques années. Comme responsables, la densité de population et la gigantesque quantité de surfaces imperméables — asphalte, pierres, constructions — qui casse le cycle de l’eau. Alors, la capitale gardera-t-elle une poire pour la soif ?



Nouveau sur Mammouth

Est-ce vraiment utile de voter aux européennes ?
Aller à l'école jusque 17h... bonne ou mauvaise idée?
Pourquoi y a-t-il beaucoup de chinois au Congo ?
La fin du rêve de Bernard