En Wallonie, les agriculteurs sont à la croisée des chemins.
Florent Cerise
Entre les nouvelles normes climatiques, transition vers le bio et paperasse toujours plus lourde, beaucoup peinent à garder la tête hors de l’eau.La région parle de soutenir la durabilité du modèle agricole, mais sur le terrain, la réalité est tout autre.
À Vedrin, en périphérie namuroise, c’est en troquant ses bottes et son tracteur pour ses chaussons et sa chaise de bureau que Christian Lavoix incarne cette réalité. Je l’ai suivi deux jours, au rythme de ses bêtes, de ses cultures et de sa paperasse.
En début d’après-midi, je rejoins Christian. Il m’accueille à son domicile, tout ce qu’on peut imaginer lorsque l’on pense à une maison de fermier. Une bâtisse en face de la ferme cernée par les prairies. Christian, est âgé d’une quarantaine d’années, il a le dos courbé vers l’avant et se déplace lentement dégageant une bienveillance et une lassitude forgée à travers ses défis du quotidien. Il me fait patienter dans le hall durant une dizaine de minutes, il est au téléphone avec son vétérinaire au sujet des vaccins. « Ceux-là il faut encore les faire ?! ». Dit-il en fronçant les sourcils. Une fois l’appel terminé, il met son téléphone dans la poche de sa chemise à carreaux et me salue.

Christian m’explique fièrement s’occuper de 140 Blancs Bleus Belges, un troupeau réparti dans ses 27 ha de prairies et une centaine de poules pondeuses bio qui profitent de 1,5ha pour gambader. Sa principale activité est la culture : 12 ha en bio, 87,5 en conventionnel. Ses yeux se ternissent quand il me parle de paperasse. « Les papiers, il y en a trop et il y en aura toujours plus », dit-il sur un ton mi-amusé, mi-lassé. Une lassitude quotidienne subie par une majorité d’agriculteurs.
Nous arrivons à l’étable après trois minutes de voiture. Le livreur de mazout est déjà sur place. Il remplit la cuve de Christian avec laquelle il approvisionne ses tracteurs. Son chien, Zoé, est à l’affût de ce visiteur étranger. « Elle n’est pas méchante ! », me rassure son maître. Une fois le plein terminé, Christian me montre un piège à rats. « Des papiers en plus, je dois indiquer quand je remets du poison », m’indique-t-il pour illustrer son propos de tout à l’heure.

C’est la fin de journée, nous remplissons un m³ d’eau pour abreuver les poules. L’eau claque, le moteur du bull vrombit, les poules caquettent, curieuses et impatientes. Le plein d’eau doit se faire une fois par semaine. En attendant de remplir le réservoir, on ramasse les œufs dans les pondoirs. La collecte des œufs se fait une fois par jour.
Une fois cette tâche terminée, on rentre au domicile de Christian pour mettre les œufs dans un local dédié. Il me montre tous les produits d’entretien et m’explique la procédure qu’il doit suivre pour être en règle et éviter les sanctions en cas de contrôle. « Avant ça allait, un Bic suffisait, maintenant il faut remplir des registres et acheter un logiciel. C’est juste une façon de nous contrôler plus facilement et de nous enlever plus facilement nos aides. Or, sans celles-ci on s’éteint ! », me lance Christian plein de désillusion face à cette situation qu’il juge cynique.

Le lendemain vers 06h50, le village sommeille encore, blotti dans un silence humide. Au bout de la rue, une lumière tremble derrière une fenêtre : celle de la maison de Christian Lavoix. Il m’ouvre la porte et me salue d’un geste bref, le visage encore engourdi. Zoé, le petit chien, bondit dehors dès qu’elle m’aperçoit. La journée peut commencer. C’est l’heure du déjeuner pour les bovins.
Le moteur ronfle, la paille crisse sous les bottes. Dans un ballet parfaitement rodé, Christian distribue le déjeuner à ses 140 Blancs Bleus Belges. Les jeunes reçoivent un mélange de céréales et de betteraves, enrichi en minéraux. « Doucement !», ordonne-t-il à une génisse trop pressée. Certains ont droit à des granulés plus gras. Chaque geste est précis, répété mille fois, mais jamais machinal.

À huit heures, nous passons dans le local de soins. Les étagères ploient sous le poids des flacons. Il prépare la tondeuse électrique. Aujourd’hui, il faut tondre les jeunes génisses, pour éviter les poux et la gale.
Dehors, la lumière s’étire sur les prés. Le bruit de la tondeuse se mêle au grondement lointain des voitures : la campagne s’éveille.

À neuf heures, Christian soigne une génisse infestée d’acariens. « Elle n’aime pas la tondeuse mais elle sera bien plus soulagée une fois le traitement fini. », annonce-t-il plein de compassion.
En Wallonie, les règles d’hygiène et de traçabilité se sont durcies au fil des décennies, notamment avec la Politique Agricole Commune et les plans climats régionaux. Les éleveurs doivent prouver qu’ils respectent les normes, au risque de perdre leurs aides financières. « Tu peux être un bon fermier, mais si t’es mauvais en paperasse, t’es foutu », résume Christian.
Vers dix heures, il troque la blouse contre les gants de mécano. Sous le hangar, il démonte l’attache-remorque de la moissonneuse, couverte de graisse séchée. Il est à genou, le dos courbé, il soupire l’usure de celui-ci.
À onze heures, un camion recule lentement dans la cour. Un nouveau taureau descend, massif, nerveux, destiné à assurer la reproduction du troupeau. L’arrivée d’un animal, ici, reste un petit événement — un pari sur l’avenir.

Midi approche.
De retour à la maison, Béatrice, son épouse, appose des cachets sur les œufs de la veille. Chacun doit porter le bon code et la bonne date, prouvant la conformité du lot. « La date de péremption c’est facile, c’est 28jours après la ponte », explique-t-elle. Nous sommes dans un local spécialement aménagé pour le stockage des œufs bios. Christian, lui, est déjà reparti dans ses papiers.
Plus tard, nous prenons la route à bord de son utilitaire pour livrer les œufs. Sur le chemin, il me montre un champ de petits pois bio, qui n’a pas pu être récolté. « Le bio, c’est risqué. Si le climat ne suit pas, tu perds tout. Pas d’assurance, ni de compensation. »

En 2024, la Wallonie a pourtant lancé de nouveaux programmes de transition agroécologique, censés encourager le bio et réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais sur le terrain, ces ambitions se heurtent à la réalité des saisons.
L’après-midi se termine dans une prairie isolée, à soigner quelques bêtes. Il est temps pour moi de laisser Christian, un homme passionné par le métier, épuisé par la paperasse.

