Quand la détresse animale devient le miroir de la souffrance humaine
Crédits photos : Louise Joenen
En 2024, 1.698 animaux sont entrés à la SPA de Charleroi. Ce chiffre, à lui seul, reflète une réalité accablante : celle d’un refuge saturé, où la détresse animale devient le miroir de la souffrance humaine.
Virginie est bénévole à la Société Protectrice des Animaux de Charleroi depuis sept ans. Ancienne aide-ménagère, elle jongle aujourd’hui entre ses quatre enfants et ses journées d’inspections. Jérôme, son binôme du mardi, est un ancien para-commando. Il a quitté l’armée après un accident de parachute. Aujourd’hui, c’est dans la défense animale qu’il a trouvé sa reconversion. Tous les mardis, ils embarquent ensemble dans la même camionnette blanche au logo bien visible de la SPA pour des journées rythmées par les visites chez les maîtres soupçonnés de maltraitance.


Première Adresse
La maison se trouve dans un petit quartier calme. Une voisine indique la bonne porte. Derrière celle-ci, un homme d’une soixantaine d’années, l’air méfiant. Ses cheveux sont en bataille, son regard inquiet. À ses pieds, un chien massif vient saluer les deux inspecteurs. « Le petit n’arrêtait pas de le provoquer. Il aboyait, tournait autour. Sam s’est défendu. Il l’a attrapé dans sa gueule, mais il n’a pas mordu. Pas de sang, pas de blessure. Il s’est contenté de le repousser. C’est un croisé husky-labrador, 65 kilos, une vraie brute. J’ai juste séparé les deux. » L’autre chien n’est pas identifié. Une lacune fréquente lors des inspections. L’identification se fait généralement lors de la première visite chez le vétérinaire : une puce sous-cutanée, mentionnée sur le carnet de santé. Deux chats bondissent entre la table et les escaliers, attrapant quelques croquettes laissées là. Poppy, le deuxième chien, traîne la patte. Il respire difficilement, souffle fort comme un vieil accordéon troué. « C’est mon pépère, il a 21 ans », dit l’homme avec tendresse. « Il n’a plus de poils sur le dos, il n’entend plus rien, mais il est là. »
Sur les murs, des cadres. Beaucoup de cadres. Des photos de chiens. L’un d’eux attire l’attention : un chien noir dans un cœur rouge. Un compagnon parti trop tôt, sans doute. Tout ici transpire l’attachement. L’appartement est propre, les animaux sont nourris, l’ambiance est calme. Pas de signe évident de négligence. L’homme raccompagne les inspecteurs à la porte en parlant encore de Sam et Poppy. « Sam protège toujours le vieux. Ils sont inséparables », glisse-t-il en souriant.


Deuxième adresse
Une maison dont l’appui de fenêtre croule sous les bouteilles vides de Jupiler. Un homme d’une cinquantaine d’années entrouvre la porte. « C’est pour quoi ? » Il referme aussitôt. Sur son bras, des marques : griffures, morsures, cicatrices sèches. À l’intérieur, des cris. Une voix de femme. De longues minutes passent. Quand la porte se rouvre, il tient un staff américain noir et blanc en laisse courte. Kenzo. Le salon est une chambre. Un lit aux draps colorés occupe le centre. Une femme en poncho Stitch y est allongée. Autour, deux vitrines pleines de peluches à l’effigie du même personnage. À côté du lit, deux bacs de Jupiler comme tables de chevet. Au mur, des souvenirs : Elvis, New York, une photo de mariés, où l’on n’arrive même plus à percevoir les visages, effacés par le temps. Et puis, au-dessus, une petite maison dans une prairie, qui adoucit le tout. L’homme pointe une grande porte brune du doigt. « Le deuxième chien est dans la cave… Faites gaffe, je ne sais pas comment il va réagir. »

La descente est raide, il fait sombre. Une ampoule nue pend du plafond. En bas des marches, Beethoven, le deuxième chien. Il ne grogne pas. Il nous regarde, avec de grands yeux brillants. Il s’approche, redescend, tourne en rond et urine sur une pile d’objets. Une cave sans lumière naturelle. Sept mètres carrés, à tout casser. C’est rempli de vieilles affaires, on peut à peine se déplacer. Les ouvertures sont barricadées. Une porte au fond semble condamnée depuis longtemps. « Il ne s’entend pas avec l’autre chien, il est agressif, alors on n’a pas le choix. Il a de l’eau et à manger. » Explique l’homme. Jérôme hausse le ton. Il veut saisir le chien. La femme se lève. Son pantalon est décoré de têtes de Stitch, lui aussi. Elle crie : « Mon chien a toujours très bien vécu comme ça et il continuera ainsi. Pas question qu’on le donne. »
Le cadre légal est clair : les inspecteurs ne peuvent pas saisir un animal sans le consentement du propriétaire. Seuls la police ou le BEA (Bien-Être Animal) peuvent intervenir. Mais leur venue signifie amendes. Et ça, les maîtres ont tout intérêt à l’éviter.
Trois jours plus tard, la BEA reviendra pour un contrôle d’identification. Beethoven est toujours dans la cave. La femme, toujours en pyjama Stitch, raconte : « Il n’a pas le droit de monter. À chaque fois qu’il me voit, il montre les dents. Et puis il n’aime pas les gestes brusques, j’ai peur pour ma petite, elle n’a que huit ans. Mais mon mari le sort, de temps en temps. » La fille ainée ajoute : « Kenzo m’a déjà mordu les fesses, j’ai même dû prendre des antibiotiques. »
Beethoven les terrorise. Kenzo les mord. La femme se plaint : « Beethoven c’est surtout le chien de mon mari. Il ne veut pas le donner. On nous l’a déjà pris il y a quelques années, et on avait dû payer 400 euros pour le récupérer. »



Troisième adresse
Un immeuble. Devant la porte, beaucoup de sonnettes. Trop de sonnettes. Un voisin sort sa tête de sa fenêtre. Il vient nous ouvrir. S’ensuit alors une micro-enquête personnelle par tous les voisins. Ils se rejettent la faute les uns sur les autres, cherchant qui peut bien être le maître ayant reçu une doléance. Ils finissent par se mettre d’accord, c’est la porte du rez-de-chaussée.
« Toc-toc-toc »
Une petite voix se fait entendre derrière la porte. De longues secondes passent. Puis l’homme ouvre. Une chaleur sort de la pièce, comme si les fenêtres n’avaient pas été ouvertes depuis plusieurs semaines. À l’intérieur, deux petits chiens, Cheyenne et Mimie, courent dans tous les sens. La première, à poils ras, est si maigre qu’on voit ses côtes saillir sous sa peau tendue.
L’homme bégaye : « Elle, elle mange tous les jours. Mais elle ne grossit pas… Je, je ne comprends pas. » Ses griffes sont longues, recourbées. Elle n’est pas identifiée. « C’est la voisine du dessus qui me l’a donnée il y a un an… » Cheyenne est emmenée à la SPA. L’homme pourra la récupérer, à conditions de payer les frais de ses soins. Il baisse les yeux : « Je n’ai pas beaucoup d’argent, je ne pourrai pas payer tout de suite… » Le deuxième chien, à poils longs, semble en meilleure forme. Il devra cependant être emmené chez le vétérinaire afin que ses griffes soient coupées. Si rien ne bouge, il sera lui aussi saisi. Dehors, les voisins attendent. Ils ont envie de savoir ce qui s’est passé à l’intérieur. Ils en profitent pour papoter sur le dos de leur voisin. « Il était plus gros quand ma femme lui a donné. »
Dernière adresse
Une porte abîmée. La sonnette ne fonctionne plus. Jérôme lance quelques cailloux sur la vitre de droite, au premier étage. Un vieil homme vient ouvrir. L’odeur prend un peu plus aux narines à chaque marche. Comme un mélange de moisissure et d’excréments. C’est la quatrième fois que Virginie et Jérôme lui rendent visite. Cela fait plusieurs semaines que le maître vivait dans les crottes de son ancien chien, décédé suite à des problèmes de santé. Cette fois, rien à vue d’œil. Mais la puanteur est toujours là, incrustée dans les murs. Un seau d’eau sale traîne au milieu de la pièce, signe qu’un nettoyage récent a eu lieu.


C’est alors qu’un petit chiot arrive dans les pieds des deux inspecteurs. Il n’y avait pourtant que des chats, la dernière fois qu’ils sont passés. Le vieux explique que c’est l’autre locataire qui lui a ramené. Il avait vu que la mort de l’ancien chien l’avait plongé dans la peine. « Il est arrivé en me disant : c’est le chien d’une amie, elle le laisse pour 200 euros. Moi j’ai répondu que c’était trop, alors on a coupé la poire en deux, je l’ai pris pour 100. » Il l’a appelé Zora. Une petite femelle. Il montre fièrement le carnet de santé. Vaccins faits, tout est en règle. Les murs sont tapissés de décorations étranges, les coins de pièces débordent d’objets, ou de déchets, selon l’angle. Les murs sont rouges et oranges, ce qui donne une ambiance plutôt originale. Dans la pièce, un vieux western hurle à plein volume. Un bruit de fond permanent, comme pour occuper le silence. Dans la cuisine, l’évier déborde de vaisselle. Au plafond, des bandes collantes à mouches, noircies par des centaines d’insectes. Et au milieu de tout ça, une touche de tendresse : un dessin naïf, accroché sur le frigo, aux lettres colorées. Il est écrit « Titi » en rose et jaune. Un mot d’enfant dans un décor d’abandon. Un peu plus loin, les gamelles, pleines. Une litière aussi, bien utilisée. Dans les yeux du vieil homme, quelque chose avait changé. Un peu de fierté, un peu de douceur, et peut-être l’envie de recommencer.

En 2024, la SPA de Charleroi a enregistré 1.698 entrées. Cela représente en moyenne cinq animaux par jour, comprenant recueils, abandons et saisies, le tout pour à peine une adoption quotidienne. Une cadence soutenue, dans un refuge saturé qui ne cesse de tourner, sans jamais vraiment se vider. Les inspections ne visent pas seulement les « mauvais maîtres », mais des personnes seules, submergées par la vie. Pour qui un animal est parfois le seul repère, ou au contraire une responsabilité devenue trop lourde. Alors chaque mardi, Virginie et Jérôme reprennent la route.