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Croquis de vie dans un centre pour réfugiés à l'heure du durcissement de l'accueil

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Photos : Lilou Vanderheyden

Croquis de vie dans un centre pour réfugiés à l’heure du durcissement de l’accueil

Photos : Lilou Vanderheyden

Dans une maison promise à la démolition, quelque part à Bruxelles, douze hommes en procédure d’asile patientent faute d’accueil. La Plateforme Belrefugees en a fait un refuge temporaire pour ces hommes arrivés seuls. Autour d’un plat de pâtes, la vie reprend un peu : quelques heures pour oublier les refus, les démarches et un système d’accueil qui se referme. Ici, on attend ensemble, en espérant que la prochaine étape arrive enfin. Pendant ce temps, les réformes du gouvernement Arizona restreignent l’accueil pour décourager les nouvelles arrivées.

Dehors, le froid de novembre fait frissonner Bruxelles. À l’intérieur de cette maison de quartier, la vapeur des casseroles fait transpirer les fenêtres. Ce soir est un soir à part, un de ceux qui brise un peu le silence des autres jours. Ces soirs où la nuit tombe vite et où chacun finit par s’enfermer dans sa chambre, téléphone en main.


Trois bénévoles sont venues partager le repas. Pour les douze hommes, c’est une pause dans l’attente, un moment où l’on essaie de ne plus penser. Les fourchettes plongent. Les premières bouchées sont silencieuses, puis les commentaires fusent :
« Je n’avais jamais goûté une bolognaise avec du poivron. »
« Tu as mis quelle épice ? »
« C’est piquant, un peu ! »

Les langues se mélangent : français, arabe, anglais. Ahmad sourit en traduisant une blague d’Hassan au reste de la table. Il dit souvent qu’il ne préfère pas parler du passé. Pourtant, quand il est en confiance, il laisse parfois filer une partie de son histoire: le container dans lequel il a dormi, la douleur aux pieds à force de marcher quand il a fui son pays.

À l’autre bout de la table, Mbaye scrolle sur son téléphone. « Chaque jour se ressemble ici », dit-il en haussant les épaules. « C’est pour ça que j’aime quand un bénévole vient, ça casse la routine », ajoute-il. Quand on lui demande pourquoi il a quitté le Sénégal, il répond simplement : « Là-bas, tu ne gagnes rien… on est tous pauvres. Moi, je veux un meilleur avenir. » Sa femme et sa fille sont restées au pays. Ce soir, il mange en silence, ses pensées restent accrochées à l’écran. Après le repas, une bénévole propose une partie de babyfoot. La tablée se disperse, des duos se forment. La balle claque, les figurines grincent, les cris fusent.

Un peu plus tard, Noël rentre, son sac en bandoulière. Il fait chaque jour le tour de Bruxelles pour vendre des bracelets pour une association. Ce n’est pas vraiment un travail, mais ça lui donne une occupation. Ce soir, il s’écroule sur une chaise et observe la partie, trop fatigué pour jouer. À 22 h, quelqu’un sort un Uno. Ceux restés en retrait rapprochent leur chaise. Les cartes colorées circulent. Quelques-uns montent dormir discrètement. À 23 h, les bénévoles enfilent leurs manteaux. « À la prochaine. » La porte se referme. Les cartes restent éparpillées sur la table. Pendant quelques heures, cette maison a vraiment ressemblé à un foyer. Et pour ces douze hommes qui attendent, ce sont ces soirées là qui comptent. Ils patientent avant l’étape suivante : passer par le circuit Fedasil, obligatoire s’ils veulent espérer une régularisation.

Une maison pas comme les autres

C’est peut-être le seul « défaut » de cette maison : elle offre une vie presque normale, conviviale, où chacun garde son autonomie et sa liberté. Une vie très différente de ce qui les attend en centre Fedasil. Là-bas, les structures sont souvent immenses, surchargées, parfois sans accès à une cuisine. Beaucoup sont éloignées des villes, ce qui complique la recherche d’un boulot ou simplement l’intégration. Et les chambres, petites, se partagent parfois à huit. Une autre réalité, à laquelle il va falloir s’adapter. Cette maison est une exception dans un système saturé : un logement à taille humaine où les origines se mélangent, où la cohésion se crée, où l’on peut se sentir un peu chez soi. Destinée à la démolition et vouée à devenir un immeuble neuf, elle a été confiée à Belrefugees en attendant la suite du chantier. Depuis 2021, elle abrite douze demandeurs d’asile.

Ils viennent du Burundi, du Sénégal, du Nigeria, du Burkina Faso. D’autres sont arrivés de Syrie ou d’Afghanistan. Les parcours sont multiples, certains plus lourds que d’autres. Des trajectoires parfois opposées, des langues qui se croisent, des religions différentes. Mais tous attendent la même chose : une réponse, un papier, un statut. Une attente qui devient semaines, puis mois, parfois années. Et cette maison leur permet de ne pas être livrés à eux-mêmes, de s’intégrer un peu, d’y croire encore.

L’entrée donne directement sur le salon : un canapé fatigué, une table basse, un sapin de Noël planté là toute l’année. Le babyfoot trône dans un coin. Au mur, des stickers de la tour Eiffel et des papillons ; en face, des polaroïds des anciens occupants. Quatre chambres pour douze hommes. Un jardin qui permet de respirer sans vraiment sortir.

La cuisine, petite et encombrée, c’est le cœur de la maison. Là où Ahmad prépare souvent le repas, où Hassan teste des pâtisseries, où Armand tente une recette en appelant sa mère pour connaître les étapes à suivre. Là où les odeurs racontent, à leur place, les souvenirs de chez eux.

Ailleurs à Bruxelles, l’accueil diffère complètement, si certains ont la chance de patienter au chaud, beaucoup d’autres attendent dans la rue. De plus en plus de personnes risquent le même sort. L’accueil devient plus restrictif, et les plateformes qui tentent d’héberger les sans-abris dis-posent de moyens toujours plus limités. C’est le cas de la plateforme Belrefugees. Cette structure est née il y a quinze ans dans le parc Maximilien. Mehdi Kassou, l’un des fondateurs, se souvient : « À l’époque, plusieurs centaines de personnes réfugiées originaires de Syrie, d’Irak arrivaient quotidiennement en Belgique. Des bénévoles venus de partout et des collectifs se sont mobilisés. »

Dix ans plus tard, la plateforme s’est professionnalisée : « Aujourd’hui, la plateforme, c’est un peu plus de trois cents salariés partout en Belgique francophone, à Bruxelles et en Wallonie. Il y a plusieurs centres d’hébergement d’urgence, le hub humanitaire, des centres d’accueil de jour, des centres d’hébergement de plus petite capacité en Région wallonne, des écoles de langues et des cours d’initiation à l’informatique. » En 2024, tous dispositifs confondus, Belrefugees a assuré plus de 422 000 nuitées, accompagné 11 000 personnes et servi 335 000 repas.

“Le gouvernement fabrique des sans-abris”

Il y a des textes qui passent inaperçus, et d’autres qui font trembler un système avant même d’être votés. L’accord de gouvernement Arizona, annoncé début 2025, en fait clairement partie. Son idée centrale tient en une phrase : moins de places d’accueil pour moins d’arrivées. Et cela alors que les places manquent depuis des années, que des milliers de personnes dorment dehors et que l’État a été condamné plus de dix mille fois pour « non-accueil ».

Selon le Ciré (Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers), le gouvernement entreprend une politique d’exclusion destinée à dissuader et à réduire le nombre de places disponibles. Pour Mehdi Kassou, c’est une impasse : « Je ne pense pas que ce durcissement va freiner les arrivées, mais je pense qu’il va augmenter le nombre de personnes à la rue. En fait, ces politiques de rejet au niveau du fédéral sont des politiques qui fabriquent, à une échelle industrielle, des sans-abris qui errent dans les rues de Bruxelles. »

L’accueil individuel disparaît. Les ILA, logements gérés par les CPAS, ferment. Retour à un accueil collectif et centralisé. Pourtant, cet accueil individuel est le seul qui protège certaines personnes vulnérables : une femme victime de violences peut fermer une porte, une personne LGBTQIA+ s’y sent en sécurité. De plus, selon le Ciré, ce système coûte moins cher que les centres collectifs.

Les personnes en procédure Dublin ( celles dont les premières empreintes ont été relevées dans un autre pays de l’UE avant leur arrivée en Belgique, et que la Belgique peut donc renvoyer dans ce pays initial) seront orientées vers des centres spécifiques, comme celui de Zaventem. Mehdi Kassou rappelle que ces profils représentent « 50 % des demandeurs d’asile en Belgique ». Sans accueil, et avec les nouvelles décisions, elles erreront encore plus longtemps : non plus six mois, mais dix-huit. Une charge triplée pour Bruxelles.

Quant aux personnes ayant obtenu un statut de réfugié dans un autre pays européen (les « statuts M »), elles restent exclues de l’accueil. La loi « accueil » de 2007, a été modifiée cet été par le gouvernement pour confirmer la limite du droit à l’aide matérielle (l’accueil). Cette exclusion s’étend également aux mineurs qui introduisent une demande après le rejet définitif de celle de leurs parents. Le résultat est directement visible sur le terrain : au Hub, le centre de jour où l’on distribue des repas à ceux qui dorment dehors, les travailleurs croisent désormais de plus en plus de jeunes et de familles.

Avec les nouvelles mesures du gouvernement Arizona, le délai pour le regroupement familial passe de douze à six mois, ce qui rend quasi impossible de rassembler les différents papiers nécessaires pour ces familles séparées par des guerres et des frontières. Le gouvernement veut réduire le budget migration de 1,5 milliard et dans le même temps, doubler les centres fermés, allonger les détentions, multiplier les obligations et les sanctions. Pourtant, selon le Ciré, un séjour en centre fermé coûte près de 220 euros par personne et par jour contre 50 euros pour l’hébergement en centre ouvert Fedasil.

Benoît Mansy, porte-parole de Fedasil, rappelle l’ampleur des moyens actuels : « L’année passée, on était autour d’un milliard d’euros de budget consacré à l’asile. C’est un budget qui n’a jamais été aussi important, mais c’est aussi lié au fait qu’on n’a jamais eu autant de places d’accueil. Le réseau d’accueil de l’asile représente 35 000 places aujourd’hui. »

Pourtant, en septembre 2025, 1 945 personnes ont été placées sur liste d’attente, prévenues qu’aucune place n’était disponible dans un centre Fedasil. Et les prévisions budgétaires annoncent le pire : selon la ministre de l’Asile et de la Migration, Anneleen Van Bossuyt (N-VA), le budget de Fedasil pourrait chuter de 83 % d’ici 2029. Une baisse qui ferait disparaître des milliers de places d’accueil. Benoît Mansy nuance : « Ce chiffre ne correspond pas à un chiffre officiel. C’est un chiffre qui a circulé, mais qui n’a pas été confirmé par le gouvernement. » Il explique néanmoins la logique gouvernementale : « Le souhait, c’est de réduire l’attractivité de la Belgique en matière d’asile. Donc diminuer les demandes d’asile en Belgique. Et si les demandes d’asile diminuent, on va pouvoir réduire le nombre de places. »

Pour lui, cette réduction ne signifie pas automatiquement plus de sans-abris : « Ce que je veux dire, c’est que si on ferme des places, ça ne veut pas dire qu’on va fermer un centre et mettre toutes les personnes dans la rue. » La diminution de capacité ne serait envisageable que si le nombre de demandeurs baisse : « Nous, on a bien noté la volonté du gouvernement, et on n’est pas contre, mais c’est plutôt un objectif à moyen terme quand la pression sur les centres sera réduite. »

Ces personnes quittent une grande misère pour en retrouver une autre, avec seulement l’espoir de survivre

Le Hub humanitaire est souvent le premier point de contact pour ceux qui cherchent du soutien. Les équipes de Belrefugees orientent vers un hébergement et servent des repas. Le vestiaire solidaire propose manteaux, bonnets, chaussures ou sacs de couchage, triés et présentés comme dans un vrai magasin, pour que chacun puisse choisir librement et avec dignité. Chaque semaine, jusqu’à 240 personnes, majoritairement en demande de protection internationale et en grande précarité, bénéficient gratuitement de ces vêtements. Malgré la pression, le service reste ouvert à tous, une nécessité alors que le réseau fédéral n’offre toujours aucune aide vestimentaire, même dans ses dispositifs d’urgence.

Les laissés-pour-compte

Ceux qui restent à la rue, c’est le Samusocial et Belrefugees qui les récupèrent : femmes seules, enfants, hommes isolés. Ils dorment dans des centres d’urgence, des squats, parfois dehors. Le délai pour une place en centre d’urgence s’étend parfois de quatre à six semaines pour seulement 28 jours d’hébergement.

Le rapport de Belrefugees le montre, les effets sur la santé sautent aux yeux : gale, infections, douleurs, détresse psychologique. Même les mineurs non accompagnés se retrouvent dans des squats saturés ce qui les met en contact avec les dangers des substances et des risques de la rue.

Mehdi Kassou ajoute : « Les gens quittent des zones de guerre, ou des zones économiquement ou climatiquement ravagées. Elles n’ont pas le choix de partir. Il s’agit de survie. Et donc elles quittent des zones de grande misère, mais pour rejoindre d’autres zones de grande misère dans lesquelles elles ont de potentielles perspectives de survie. »

Pour lui, les réformes Arizona auront un impact « désastreux » : « D’un point de vue humanitaire, évidemment, ça génère des situations absolument catastrophiques, avec par exemple dernièrement, le retour d’enfants et de femmes à la rue qui vivent dans des conditions désastreuses. On est sur une catastrophe annoncée et assumée de la part du gouvernement Arizona. Alors qu’est-ce que je réponds à ceux qui estiment que ces réformes sont nécessaires ? Non, elles ne le sont pas. En fait, ces réformes sont purement idéologiques. Elles sont à l’image d’une politique qui souhaite un renfermement sur soi de la Belgique. »

Le financement de Belrefugees dépend à 98 % des subventions de la Région bruxelloise et de la Wallonie. La région wallonne a déjà annoncé qu’elle ne renouvellerait pas son soutien en 2026. Quant au gouvernement bruxellois, toujours en affaires courantes, c’est l’incertitude concernant les financements. La plateforme tente d’anticiper : « Nous sommes en train de réfléchir à des dispositifs en famille, parce que le gouvernement fédéral en renvoie de plus en plus à la rue. Donc oui, on a commencé à s’y préparer et on va devoir a priori s’adapter à cette nouvelle réalité. Cela implique des nouveaux modèles d’hébergement et de relancer des grandes mobilisations citoyennes ». Mehdi Kassou ajoute : « Et plus le besoin est grand et plus il est important de ne rien lâcher. La solidarité est une valeur fondamentale qui garantit et garantira encore notre survie à l’avenir. »

Vivre en attendant

L’attente, tout le monde voudrait la réduire. Pour Fedasil, accélérer les procédures est la priorité. Benoît Mansy explique : « Aujourd’hui la durée de séjour chez nous est de quinze mois. Les longues procédures, ça bloque des gens dans des centres. Ils n’ont pas vraiment de perspectives d’avenir. C’est compliqué pour eux d’être dans cette situation d’attente. L’objectif gouvernemental c’est de ramener les procédures à six mois. Il n’y a pas que limiter les entrées, il y a aussi accélérer les sorties en accélérant la durée de la procédure. » L’idée semble logique : moins de délais, moins d’incertitudes, des réponses plus rapides. Mais beaucoup redoutent que, sans moyens supplémentaires, la vitesse prenne le dessus sur la qualité. Des dossiers examinés trop vite, au risque de renvoyer des gens sans avoir vraiment compris leur histoire.

Ces réformes sont purement idéologiques: elles reflètent une Belgique qui se replie sur elle-même

Pourtant, dans une maison comme celle-ci, l’attente prend une autre forme. Elle est longue, fatigante parfois, mais elle rassure aussi. Elle laisse le temps de souffler, de reprendre pied, de se sentir un peu chez soi avant l’étape suivante. Ici, attendre n’est pas tellement subir : c’est se préparer, retarder un moment où tout deviendra plus compliqué. Parce que peut-être que l’après sera plus lourd que le présent. Alors, paradoxalement, dans cette maison, l’attente devient presque réconfortante.

Dehors, le froid de novembre fait toujours frissonner Bruxelles. Dans la maison, la vie continue. Armand a trouvé un petit boulot et met quelques euros de côté. Sadou apprend le français sur Duolingo. Dans le salon, Hassan soulève des haltères bricolés avec des bouteilles d’eau. À la cuisine, Ahmad teste une nouvelle recette.

Puis viennent les heures vides, celles où l’on scrolle sans fin, comme Mbaye, où le temps semble à la fois long et presque suspendu. Dans le salon silencieux, le thé est servi. Une tasse semble vouloir se faire remarquer, son slogan trop sûr de lui clame : « Always live your dream ». Comme si ça lui passait par la tête à ce moment-là, Hassan lâche simplement : « Moi, je n’ai pas de rêve. » Pas de tristesse dans la voix, pas de plainte. Juste une évidence posée là. Mais quand ils se retrouvent autour de la table, ils y croient encore : les sourires des autres bénévoles, les histoires de ceux qui ont obtenu leurs papiers, l’idée que, peut-être, un jour, la Belgique dira oui.

Pour l’instant, ils patientent. Ensemble.

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