Quand la cause animale gagne les fermes
Quelque part dans le nord de la Lorraine française, dans la cour intérieure d’une ferme, se trouvent Mia, Caramel ou encore Olga. Tous ces animaux ont un point commun : ils ont été sauvés de l’abattoir et vivent désormais auprès de Marc, ancien éleveur devenu végane. Comme lui, un certain nombre d’agriculteurs renoncent à l’élevage et entament une « transfermation ». Décidant de ne plus engraisser d’animaux pour les vendre au commerce de la viande, une partie d’entre eux continuent de s’en occuper… afin qu’ils puissent vivre.
Années 1980, l’enfance. C’est l’aube et depuis sa chambre, Marc entend du bruit dehors. Son père est déjà au boulot. Depuis toujours, ils habitent à la ferme, et même depuis plusieurs générations : Marc est fils, petit-fils, et petit-petit-fils d’agriculteurs. Il décide de se lever et d’aller voir par la fenêtre – oui, c’est bien le camion qui est arrivé. Un camion imposant, avec d’étroites fentes métalliques de chaque côté. Aussitôt c’est le va-et-vient dans la cour, et l’enfant scrute la bétaillère qui semble engloutir son chargement. Aux oreilles des vaches pendent leurs numéros. Les voilà qui embarquent et peut-être Marc a-t-il des noms en tête en les voyant passer. Ce qui est certain, c’est qu’il ne les reverra plus. Ça le rend triste. D’ailleurs, il trouve ça un peu sinistre, ces vaches dont on s’occupe jusqu’à ce que le camion vienne les chercher et qu’on retrouve, sans le savoir, sous cellophane dans des rayons aseptisés. Mais c’est comme ça, non ? Les vaches, c’est fait pour partir à l’abattoir et être mangées. Marc, avec le temps, se fait à l’idée.
Volte-face
En tant qu’aîné de la famille, Marc le sait : ce sera à lui de reprendre la ferme un jour, comme c’est souvent le cas dans le monde agricole. Il n’a pas vraiment le choix, et c’est en 1996 que cela se produit – heureusement, le père est encore là pour aider le fils avec les animaux.
Toutefois, en 2004 le père de Marc décède. Presque aussitôt, le fils décide « d’arrêter les vaches ». Il vend ses derniers animaux à un maquignon, c’est-à-dire un marchand, puis décide de louer ses parcs, où la terre n’est pas cultivable, à une dame qui a des chevaux. Il devient dès lors exclusivement céréalier et sur ses 280 hectares de terres, cultive orge, tournesol, féveroles et pois. Peu à peu, la réflexion sur ce que les hommes font aux animaux peut revenir à son esprit, et Marc finira par devenir végane[1] en 2014. À une époque, pourtant, il lui est arrivé de penser, ils sont fous ces gens-là, comment ils font ? Aujourd’hui il a 52 ans et, s’il ne se revendique pas antispéciste, son épouse Monique est quant à elle convaincue qu’il l’est bel et bien – « Mais si ! Mais si ! », insiste-t-elle.
Le spécisme, si on le définit simplement, est la discrimination basée sur le critère de l’espèce, terme créé par le psychologue britannique Richard D. Ryder en 1970, sur le modèle du racisme, du sexisme ou du classisme. Plus précisément, c’est un système oppressif basé sur le postulat de la supériorité des êtres humains par rapport aux autres animaux, qui peuvent par conséquent être dominés et exploités à des fins humaines.
Dans la maison où habitent Marc, Monique et leurs trois chiens, il y a des muffins 100% végétal sur le plan de travail, dans la cuisine. Les terres sont dans les environs et la ferme à une centaine de mètres, plus bas dans la même rue. Après que Marc a renoncé à l’élevage, d’autres animaux y ont vécu, dont quelques dindes qui ont valu à l’agriculteur un procès, et des amendes atteignant plus de 8 000€ de dommages et intérêts pour ce que la Justice a qualifié de « vol en réunion ». C’est en 2017 que Marc, accompagné de militants du collectif 269 Animal Libération, s’est introduit dans un abattoir pour en sortir cette quinzaine de dindes dont aucune n’est encore en vie aujourd’hui. D’autres animaux leur ont succédé, comme les vaches Mia et Ceyti. Elles aussi, en tant qu’animaux dits de rente, étaient vouées à l’abattoir mais ont survécu grâce à une action similaire de libération. Désormais, vaches et bœufs attendent les beaux jours dans la petite cour de la ferme, avant de pouvoir de nouveau gambader dans l’herbe.
À côté de leur enclos, passé une vieille porte en bois, on se retrouve dans une grange au plafond haut : si on redresse la tête, on aperçoit un crochet au bout d’une épaisse chaîne en métal. « Tu vois le crochet ? Ils étaient pendus là. » Autrefois, on tuait tous les ans un bœuf à la ferme. Marc le voit encore. Il y avait de la viande à chaque repas. Son père faisait venir un boucher belge – la ferme est tout près de la frontière – et entre eux, ils se partageaient les morceaux fraîchement découpés.
À cette époque, dans la cuisine, ça sent l’ail et la viande déjà tôt le matin, la mère de Marc est toujours occupée de cuisiner, et on mange de tout. Odeurs de sang, de gras. « Les hommes doivent être forts, il faut qu’ils mangent de la viande – sinon, tu ne seras pas fort ! Ça, combien de fois je l’ai entendu… », s’exclame Marc. Il est obligé d’en manger, question de principes, de tradition. Alors pour ne pas être trop dégoûté, il la veut cuite, très cuite, grillée, « pour ne plus que cela ressemble à de la viande. »
C’est la succession de deux événements qui le porte au véganisme. D’abord, il y a l’été 2014 : Marc se rend à la mer du Nord, côté belge, avec son chien Cooper – « Coco pour les intimes ». Il fait chaud et l’ex-éleveur décide d’aller se baigner, mais soudain, c’est la panique : pensant que son maître se noie, le labrador, qui a pourtant très peur de l’eau, s’y jette. « Il était venu ‘me sauver’. Ça m’a bouleversé. Je dis toujours que c’est à ce moment-là que j’ai eu un déclic, c’était vachement touchant. C’est lui qui m’a fait ouvrir les yeux sur la conscience des animaux. » Marc devient végétarien. A peu près à la même époque se tiennent des manifestations contre l’abattage rituel en Belgique. Marc se rend à l’une d’elles, organisée par l’association Gaia, et, en regardant les pancartes, nouveau déclic: parmi ceux qui réclament l’interdiction de l’abattage rituel, c’est-à-dire sans étourdissement préalable des animaux, il y a également des gens qui demandent la fin de l’abattage, tout court. Marc quitte Bruxelles différent. Trois mois plus tard, l’ex-éleveur est végane.
Au-delà du goût
Certes, rares sont les gens qui, comme lui, passent en quelque sorte d’un côté à l’autre. Mais le phénomène prend de l’ampleur ces dernières années. Les anglo-saxons appellent cela la transfarmation – « transfermation », pourrait-on dire en français, ou comment la ferme se réinvente pour passer des productions animales à végétales. Ces transitions catalysent des enjeux divers : cause animale, économie, environnement, santé publique… Outre-Atlantique, de tels projets se développent depuis plusieurs années déjà et des associations comme Mercy For Animals travaillent à faciliter ces changements de cap. L’Europe est plus à la traîne, et notamment la France : la faute, sans doute, à un imaginaire encore très carniste[2].
Cela fait presque dix ans maintenant que Marc est végane, ce qu’il considère comme un acte politique, et si, au début, il était plutôt du genre à militer sur tous les fronts pour que les choses changent, aux côtés de ses collègues agriculteurs, il préfère la discrétion. « J’ai peut-être peur des représailles, parce que c’est délicat. » D’ailleurs, si son père était encore en vie, Marc pense qu’il aurait honte de lui.
C’est que dans le monde agricole, qui plus est dans le secteur de l’élevage, il y a un fort aspect identitaire. Remettre en question le métier, équivaudrait à « insulter des personnes sur des générations », comme le dit Silvère Dumazel. Lui aussi vient d’une famille d’éleveurs, et pourtant il a co-créé en novembre 2022 TransiTerra, un organisme qui entend accompagner les agriculteurs vers des productions végétales en France. À l’automne 2023, c’est le collectif pluridisciplinaire Terres en Transition qui est lancé, regroupant pour l’instant TransiTerra et l’association suisse Co&xister, avec pour ambition d’apporter « un soutien moral, logistique et financier »[3] aux éleveurs souhaitant cesser leur activité.
Virginia Markus est la fondatrice de Co&xister, sanctuaire pour animaux en Suisse. Elle entend pratiquer sur le terrain la coexistence inter-espèces, mais également accompagner les éleveurs « repentis ». La jeune femme, d’abord activiste notoire, connaît bien les enjeux culturels de pareilles transitions : « Aucun éleveur ne m’approchait à l’époque parce que j’étais considérée comme la militante confrontante avec laquelle ce n’est pas possible de dialoguer, raconte-t-elle, ou parce que j’étais perçue comme une bobo citadine qui ne connaît rien aux animaux de rente. La méfiance des agriculteurs était légitime, mais depuis que je suis installée au sanctuaire, je suis devenue une paysanne dans mon quotidien. Les éleveurs me croisent sur le terrain, s’arrêtent pour parler avec moi. J’ai appris à parler leur langue et à comprendre leur réalité. »
La Confédération helvétique connaît en Europe un nombre record de transitions et/ou de reconversions d’éleveurs. Virginia Markus et son homologue germanophone, Sarah Heiligtag, à la tête de Hof Narr[4], ont recensé au moins 140 cas rien qu’en Suisse, et tout particulièrement côté alémanique. Là aussi, la francophonie est en retard. Dans tous les cas, de la dizaine d’accompagnements qu’a déjà effectués l’antispéciste suisse, les constats côté ex-éleveurs sont les mêmes : meilleure conscience, plus de temps libre, augmentation des marges financières… Et sans cesse reviennent les mêmes mots : « Pourquoi on ne l’a pas fait avant ? »
Environnement et économie
Samedi 2 mars 2024, place de la République à Metz. Monique, l’épouse de Marc, y gère une antenne de l’association animaliste One Voice et organise une action de sensibilisation à la protection du loup, l’ennemi public n°1 aux yeux d’une partie des éleveurs français. Quelques manifestants se retrouvent, installent une tonnelle, des tables où le vent a l’air de feuilleter les prospectus qui y sont déposés. Les militants commencent à discuter avec les passants, ou tiennent des pancartes à l’intersection des rues bien remplies du centre, cet après-midi-là – c’est la fête foraine à quelques mètres, bruits de manèges et foule incessante. Marc devait venir, mais il n’est pas là : il faut profiter du ciel serein pour s’occuper des champs.
Le métier d’agriculteur ne connaît pas de répit, ou si peu. Ce qui a permis à Marc de s’en sortir lorsqu’il a perdu son père au début des années 2000, c’est de n’avoir plus que quelques animaux et de tirer la majeure partie de ses revenus de la culture des terres. « Il faut que chaque mètre carré de terre soit rentable pour une ferme, explique-t-il. Tous les terrains doivent rapporter, sinon on ne peut pas vivre. »
L’argent est probablement la plus grosse pression qui pèse sur les agriculteurs : sans aides de l’État, il est parfois simplement impossible de s’en sortir. Comme l’explique Silvère Dumazel, la tendance est à la capitalisation. Depuis les années 1960 et la politique agricole commune (PAC) en Europe, les agriculteurs doivent investir de plus en plus d’argent pour générer des revenus et la nécessité de rembourser leurs emprunts les lient, pieds et poings. L’agriculture de firme en profite. « Les grosses entreprises, déclare le co-fondateur de TransiTerra, vont pouvoir acheter beaucoup plus facilement les exploitations agricoles pour s’agrandir, parce que ce sont les seules qui ont les moyens. »
Pour Philippe Grégoire, éleveur laitier et président du Samu Social National Agricole, les coopératives aussi « sont tombées dans la financiarisation ». Si, à l’origine, leur vocation était d’aider les agriculteurs, elles ont aujourd’hui grossi à tel point que, d’après l’éleveur indépendant, les agriculteurs sont désormais sous leur emprise. Car, dès lors qu’ils doivent transformer « la marchandise » – lait, canards, poulets, lapins, cochons… –, ce sont elles qui s’occupent des factures. Selon le producteur de lait, les éleveurs sont donc prisonniers de l’industrie agro-alimentaire. Beaucoup aimeraient se reconvertir à cause de leurs soucis économiques, mais n’y parviennent pas précisément faute d’argent.
Si tous les éleveurs ne sont pas près de devenir antispécistes, l’intérêt des consommateurs pour des produits issus de l’agriculture végane[5] croît, et pourrait également amorcer un changement de modèle agricole. D’après une étude[6] parue en 2023 dans la revue Nature Food et menée par des chercheurs de l’Université d’Oxford auprès de plus de 55 000 personnes véganes, végétariennes, mangeant du poisson ou de la viande, le mode de vie le plus vertueux est le véganisme, qui par exemple émet moins de gaz à effets de serre, emploie moins d’eau et cause moins d’eutrophisation[7] qu’un régime carné.
Il n’en demeure pas moins que la consommation de viande a augmenté de plus de 50% entre 1970 et 2021, et a aussi été en hausse en France en 2022, pour la deuxième année consécutive. La réduction des cheptels pourrait donc s’accompagner d’une plus forte augmentation des importations, qui est déjà en cours, ce qui annulerait les effets positifs, d’un point de vue écologique, du recul du nombre d’élevages.
Dans le débat public, demeure cependant aussi la tentation du welfarisme, c’est-à-dire l’idée d’un élevage qui perdurerait mais « en mieux », partant du principe que l’exploitation des animaux n’est pas mauvaise en elle-même, et qu’elle peut respecter leur bien-être. Marc, lui, n’y croit pas. Il se remémore les années passées à la ferme auprès de son père et, entre autres, ce qu’il fallait faire pour que les animaux obéissent. En même temps lui viennent à l’esprit les images d’éleveurs que l’on voit parfois à la télévision, quand ils ont un petit à bras et qu’ils lui donnent le biberon. Alors il finit par secouer la tête. « Non… il y a des choses qu’on ne montre jamais. Tout est embelli. On parle de bien-être animal pour avoir la conscience tranquille et peut-être que grâce à ça, les gens mangent de la viande, mais ça ne change rien au problème. » L’ancien éleveur est catégorique : « Un élevage sans souffrance, ça n’existe pas ».
[1] Le véganisme consiste à refuser toute forme d’exploitation animale : ne manger ni viande, ni lait, ni œufs ou tout autre produit animal, ne pas porter de matières animales, boycotter les produits testés sur les animaux ainsi que les pratiques comme la chasse, la pêche, etc.
[2] Le carnisme est l’idéologie selon laquelle les humains doivent manger certains animaux – terme forgé par la psychologue américaine Melanie Joy.
[3] Voir le site https://www.terres-en-transition.fr/
[4] Littéralement, « la ferme du fou / de l’idiot », en référence à ce que penseraient les gens d’une ferme végane.
[5] Selon l’Association végétarienne de France (AVF), l’agriculture végane, qui exclut bien sûr l’élevage mais aussi les intrants d’origine animale, promeut des pratiques comme « les rotations de culture, la présence de couverts végétaux riches en légumineuses, d’arbres, l’utilisation de variétés rustiques », etc.
[6] Voir Scarborough, P., M., Cobiac, L. et al., « Vegans, vegetarians, fish-eaters and meat-eaters in the UK show discrepant environmental impacts », Nature Food 4, pp. 565-574 (2023).
[7] L’eutrophisation est l’accumulation excessive de nutriments dans l’eau, comme le phosphore et l’azote.