Bruxelles sous crack
Photo: Adobe Stock
Bruxelles est familière des consommateurs de crack. Elle en abrite dans ses métros, dans ses rues. Depuis quelques années, ce stupéfiant s’enracine dans la capitale. Ses usagers le consomment en grande partie dans l’espace public, ce qui leur vaut d’être parfois stigmatisés, souvent incompris. Entre police, milieu associatif et riverains, les imaginaires et les réponses à cette crise divergent. Balade dans Bruxelles sous crack, au cœur de ces approches contrastées.
La lumière blafarde d’une station de métro. Les murs en béton, le carrelage jaune défraichi. Une poubelle qui déborde, toujours. En haut de la pile tantôt une seringue, tantôt un sac-poubelle inoffensif. Des sièges rouge flamboyant qui font tache, comme s’ils voulaient donner une atmosphère de fête d’anniversaire à un enterrement. Deux escaliers bordent la station. Sur celui de droite, trois silhouettes, en quinconce. Et comme un accord tacite avec les passants qui dit, par peur ou par bon sens, il vaut mieux passer par l’escalator. Un homme assis, au milieu de la volée de marches, un briquet, une pipe. Il fume du crack.
Ce tableau se donne à voir entre les murs de la station de métro Ribaucourt. Cette dernière est une habituée des consommateurs de crack cherchant un abri pour combler le manque. Bruxelles traverse « une crise du crack ». Selon les chiffres de l’asbl Transit, centre d’accueil pour usagers de drogue, trois quarts des consommateurs de la capitale prennent ce dérivé de la cocaïne, ce qui en fait la drogue la plus populaire en rue.
Les ingrédients de l’avènement du crack
David Van De Velde est policier. Après six ans d’intervention, il quitte la rue pour la recherche, à la police locale de la ZP Wokra (Wezembeek-Oppem et Kraainem). Il est coutumier des dossiers de narcotrafic et a vu la situation de la capitale évoluer au fil des années.
Le crack, cocaïne basée ou fumable, est la version la moins chère de la cocaïne. Elle est obtenue en chauffant et mélangeant cette dernière avec du bicarbonate ou de l’ammonium, pour obtenir des cailloux. Moins cher, et encore plus addictive. David Van De Velde explique que l’augmentation de la consommation de crack est due à sa grande disponibilité dans les grandes villes belges et particulièrement dans la capitale. Chaque année de plus en plus de cocaïne arrive par le port d’Anvers. « C’est le principe économique de base. Lorsque l’offre d’un produit augmente, son prix diminue. » Le prix de la cocaïne a donc baissé, pour atteindre une valeur marchande actuelle de 50 euros le gramme. Les trafiquants cherchent des moyens d’élargir leur marché. Une partie des importations massives de cocaïne est transformée en crack, et vendue principalement aux personnes défavorisées. Selon les chiffres de GATE (salle de consommation à moindre risque bruxelloise), 30 à 50 % de ses usagers sont en situation d’errance. C’est un nouveau public de consommateur, qui augmente les ventes.
« Il est beaucoup trop facile de se procurer du crack à Bruxelles. Tout le monde connait les hotspots et les quartiers où tu peux en trouver » critique le policier. L’euphorie provoquée par le stimulant est de très courte durée, de 30 secondes à quelques minutes. La redescente est alors particulièrement dure. Ce caractère la rend encore plus addictive et la dépendance psychologique à la substance peut commencer dès la première prise.
Mes gosses ils voient ça, je serais pas étonnée qu’ils se mettent à fumer du crack aussi.
Une consommation à ciel ouvert qui dérange
Un soir, vers minuit, un métro de la ligne 6, en direction d’Elisabeth arrive dans la station de Rogier. La rame est inhospitalière, habillée de jaune de bout en bout. Les places y sont disposées par quatre, au grand dam des introvertis, qui ne savent pas très bien où poser leurs jambes et leurs regards dans cette foule hétéroclite.
Une femme monte à Rogier, visiblement ivre. Sa chevelure aux reflets blond et brun est attachée en chignon désordonné. Sur son dos, un gros sac à dos noir. À ses pieds, d’imposantes baskets. Elle se joint aux autres voyageurs du métro, mais fait fi des conventions tacites de ce lieu. Ces règles de bienséance élémentaire qui consistent à se taire et prendre le moins de place possible. Elle colle son visage à la vitre du vaisseau sous-terrain et adresse aux travailleurs de la Stib, restés sur le quai, grimaces et insultes. Ces derniers lui répondent par un rire et de l’indifférence. Elle entame alors un monologue qui leur est symboliquement adressé : « Putain, je me suis pris 100 balles d’amende pour une bière, mais y en a qui fument du crack sur les escaliers devant tout le monde. Et c’est moi le problème avec ma bière ? Mes gosses ils voient ça. Je serais pas étonnée s’ils se mettent à fumer du crack aussi. Il faut qu’ils les arrêtent, la police. Mais ils font rien, ils ont peur. S’ils le font pas, je vais le faire moi. » Elle quitte le métro à Ribaucourt. Ses baskets effleurent à peine le sol jauni qu’elle clame: « Putain, ils sont pas là ! » Presque déçue de ne pas pouvoir reporter sa colère sur les principaux concernés.
Ce discours désordonné aux relents d’alcool est symptomatique d’un sentiment de malaise qui touche certains usagers du métro et riverains, vis-à-vis de la consommation de crack dans l’espace public. Est-ce possible de l’éviter ? La répression policière est-elle une solution ? David Van De Velde est désemparé face au manque de moyens de la police pour lutter contre la consommation dans l’espace public. « Si une personne est sous l’influence de substances psychotropes dans un lieu public, la police peut la retenir le temps de son dégrisement, maximum six heures. C’est une solution à très court terme, très simpliste. ». Il pense que des actions à plus long terme devraient avoir lieu dans ces endroits. « Il faut s’attaquer à la source du problème, empêcher la distribution en Belgique. Mais on se heurte toujours au même problème du sous-effectif de la police et de la justice. »
Réduire les risques, la solution ?
Au-delà de la répression policière, d’autres acteurs, particulièrement du milieu associatif, plaident pour une approche différente du problème. Ils pensent que pour réduire les nuisances liées à la consommation de substance dans l’espace public, il faut adopter des techniques de réduction des risques liés à la prise de drogues. L’ASBL bruxelloise Modus Vivendi est pionnière dans le secteur.
Illia Sarkissiane est chargé de projet chez Modus Vivendi depuis dix ans. À côté de ça, il se définit de manière non-exhaustive comme un amateur de reggae, de thé noir et de chapeaux. Celui qui orne son visage ce jour-là est noir avec une bande brune et cache presque son regard doux et déterminé.
La réduction des risques désigne un ensemble de pratiques et de politiques dont le but est de diminuer les effets négatifs liés à la consommation de drogue, pour les usagers et leur environnement, au sens large du terme. Illia Sarkissiane précise : « C’est une approche de la santé publique différente de la prévention et du soin. Elle s’adresse directement aux usagers et usagères de drogue. L’idée est de donner l’information la plus objective, pour que les personnes puissent consommer en ayant le moins de risque possible. Et de toujours travailler dans les milieux de vie des usagers de drogue, et avec eux. C’est essentiel d’être là où les gens consomment, parce que passer une porte, c’est parfois compliqué pour eux. »
La réduction des risques, ça passe en partie par les SCMR, des salles de consommation à moindre risque. Ce sont des endroits qui offrent un environnement supervisé, avec une équipe spécialisée, pour permettre aux usagers de drogue, très souvent en situation de sans-abrisme, de consommer dans un lieu et un contexte sécurisé. Leur objectif est aussi de pacifier l’espace public en évitant la consommation de psychotropes dans des stations de métro ou dans des parcs. Il existe près de 100 SCMR en Europe, dont une à Bruxelles, à Lemonnier, inaugurée en mai 2022.
Illia Sarkissiane poursuit : « Les SCMR, c’est vraiment une bonne solution. » Mais ces initiatives sont difficiles à implanter dans la capitale. « Le truc particulier, c’est que c’est des salles qui sont ouvertes contre l’avis du fédéral. Dans la loi de 1921, qui régit la consommation de drogue en Belgique, il est écrit texto qu’on ne peut pas mettre de local à disposition pour faciliter l’usage de drogue. » Cette loi centenaire a été votée à l’origine pour éviter les fumeries d’opium en Belgique. « Maintenant, les mœurs ont changé. Mais à cause de cette loi, c’est très difficile d’ouvrir des salles de consommation. On y arrive parce qu’on est en Belgique, et qu’il y a tellement de niveaux de pouvoir qu’on arrive à négocier, mais ça ne facilite pas la chose. »
Une partie des riverains voient ces SCMR d’un mauvais œil, et freine leur installation, par peur que ces salles ajoutent un sentiment d’insécurité et de violence dans leurs quartiers. C’est le cas à Molenbeek. Une salle doit ouvrir ses portes dans un ancien hôtel situé à mi-chemin entre deux hotspots : Ribaucourt et Yser.
Des gens qui crient, qui se droguent on en voit. Mais si on ouvre une salle, ça va être encore plus.
Réticence des habitants face aux salles de consommation
La station de métro d’Yser a le même sol couleur blond délavé et la lumière caractéristique que les autres stations souterraines. Mais ses murs blancs décorés d’hexagones couleur écarlate aux allures hypnotiques sont uniques. Par terre, un sachet blanc caresse le sol et nargue un trio de poubelles blanc-jaune-bleu. Sur les sièges couleur acier, un père et son fils attendent. En haut de l’escalier, un homme et une femme assis par terre, entourée de leurs biens, mendient des pièces aux passants qui se bousculent aux portiques.
À quelques pas de la station, dans la rue de Laeken, se dresse la boucherie Olbrechts. Sa patronne partage son inquiétude à l’idée de voir ouvrir une salle de consommation. « Une salle où les gens peuvent se droguer ? Ha non, ça non hein. Non. Des gens qui crient, qui se droguent, on en voit. Mais si on ouvre une salle, ça va être encore plus. Ça va tirer dans tous les sens. »
Le travailleur de Modus Vivendi rétorque que tous les chiffres prouvent le contraire. En effet, plus de 16.000 consommations de drogue ont déjà été évitées dans l’espace public à Bruxelles grâce à la SMCR de Lemonnier. On ne constate aucune augmentation de la criminalité aux abords de la salle. « Mais voilà, c’est pas parce que tu dis ça que ça va rassurer les gens. En fait, les gens voudraient que les consommateurs de Ribaucourt disparaissent. Mais ça n’arrivera pas. Avoir une salle de consommation, ça permettrait qu’ils soient plus dans le métro, mais qu’ils soient dans la salle de conso. Mais ça, on a beau l’expliquer aux gens ils pensent que non, il faut qu’ils partent. On veut bien aider les toxicomanes, tant qu’ils sont pas à côté de chez soi. On est tous plein de bons sentiments, mais quand ils commencent à fumer dans ton entrée de garage, t’as pas envie qu’ils soient là. »
Changer de regard sur le crack par la dépénalisation
Illia Sarkissiane, à l’instar de beaucoup de membres du secteur associatif, pense que le problème de la consommation de crack doit être traité comme un problème de santé, et non d’ordre public. Pour lui la solution, c’est la dépénalisation. « Comme au Portugal. Ça fonctionne assez bien. Ils ont dépénalisé toutes les drogues. Donc quand tu consommes en rue, tu n’as plus affaire à la police, t’as affaire à la santé publique. C’est une autre vision. Les usagers de drogue, c’est pas des criminels. Souvent, c’est des gens qui ont besoin d’aide, d’une structure. Les criminaliser, ça ne fait qu’augmenter les violences et augmenter leur consommation. » Il pointe aussi le fait que la santé publique peut alors offrir des soins et des cures, car beaucoup de consommateurs de crack qui sont dans une addiction ont envie d’en sortir. « Mais ça va avec les conditions de vie. Quand tu vis en rue, c’est des conditions de vie compliquées et donc dormir si t’es pas complètement défoncé c’est pas possible. »
On est tous pleins de bons sentiments, mais quand ils commencent à fumer dans ton entrée de garage, t’as pas envie qu’ils soient là.
La consommation de crack ne peut être réduite à une simple nuisance. Elle est avant tout un enjeu de santé publique, symptôme d’une souffrance souvent invisible. Le crack se glisse dans les pavés, là où l’errance et le désespoir creusent leur lit. Au-delà d’un problème d’ordre public, c’est une réalité humaine et multiple. Ces silhouettes ont chacune une histoire et des maux, qu’elles oublient peut-être, le temps d’une flamme et d’un caillou.