Dans une ville (co)vidée, l’art de manifester n’a cessé d’exister, quitte à se réinventer. Sillonnons le Pentagone, en sons et en images, pour découvrir l’engagement en temps de pandémie.
Photos : Laura Dubois, Milena De Bellefroid, Divine Posadinu et Shirine Ghaemmaghami (CC BY NC ND)
Depuis maintenant un an, la rue est désertée. Y errer sans but, en groupe, ou passée l’heure fatidique du couvre-feu est proscrit. Le théâtre par excellence de la mobilisation citoyenne pleure ses pavés abandonnés par les foulées insouciantes des feus passants. Des Bruxellois engagés bravent pourtant les interdits et libèrent leurs mots, jadis prisonniers de cet enfer de silence, en choisissant d’agir. Pacifiquement souvent mais aussi au risque de violer la loi.
L’écho des casseroles
Déjà, au loin, tendez l’oreille…Goûtez à ce concert de cuivres. Non, non, aucun tuba à l’horizon, ni l’ombre du pavillon d’une trompette. Une musique contrariée de casseroles défoncées et dépareillées s’abat ponctuellement à la mi-journée sur le quartier historique des Marolles dans une cacophonie maîtrisée riche en revendications. Les commerçants ancestraux, dépités, voient toujours sommeiller dans leur tête le ballet d’âmes joyeuses et d’esprits enfantins qui défilaient l’œil curieux devant leurs vitrines. Les marchands, les habitants et les brocanteurs, liés par une solidarité sans faille, souhaitent reprendre leur histoire là où elle s’est subitement arrêtée et faire revivre le mythique marché du Jeu de Balle. Leur colère s’exprime dehors, cinq minutes, tous les jours.
Saints papiers
À quelques jets de pierres de la Place Sainte-Catherine, devenue le cimetière de la fête et du plaisir, se dresse l’église Saint-Jean-Baptiste au Béguinage. Habitués à la présence de fidèles, de curieux en quête de foi ou d’admirateurs de son style baroque italo-flamand, la paroisse catholique et le père Daniel Alliët ont troqué leurs messes solennelles contre un triste village de tentes et de matelas. À l’intérieur, des travailleurs clandestins installés en Belgique depuis trois semaines, trois mois, trois ans ou depuis des dizaines d’années.
Qu’ils viennent du Moyen-Orient, d’Amérique du Sud, du Maghreb ou encore d’Extrême-Orient, ces pas moins de 200 sans-papiers émettent tous le même souhait : régulariser leur statut et obtenir la reconnaissance d’un pays qu’ils chérissent et qu’ils considèrent être le leur. Mohammed, porte-parole du mouvement « Union des sans-papiers pour la régularisation » né sur place, revient sur les prémices de l’occupation débutée un jour de janvier, ses camarades de lutte à ses côtés.
Cent peurs et cent reproches
Un flot d’étudiants se presse vers la plaine du K du Campus Solbosch de l’Université Libre de Bruxelles. Les autorités universitaires ont bloqué l’accès à l’avenue Paul Héger, artère principale et haut lieu habituel de rassemblements des combats d’une jeunesse en colère. À travers l’averse et le vent glacial, des banderoles, aux slogans sûrement rapidement griffonnés dans l’abri d’une chambre d’un kot, se déploient. Les organisateurs de l’ « Acte III de Jeunesse en lutte contre la précarité et l’isolement » ne se démontent pas et improvisent une tribune de fortune sur une rangée d’escaliers, les poings déjà pointés vers le ciel, un mégaphone à la main. La violence policière sera au cœur des discours improvisés, chantés et passionnés de l’après-midi.
En selle pour la liberté !
L’absence de perspectives noie la jeunesse dans un profond désespoir. Les mines sont défaites, les regards absents. « Nous allons nous en sortir », « La lumière est au bout du tunnel », « Vous serez bientôt libres ». Autant de discours chantés comme un refrain par la classe politique et les experts dans les médias. Las et accablés par un lendemain sans issue, certains ont décidé d’enfourcher leurs vélos pour réclamer des mesures plus logiques.
La tête dans le guidon et bercés par des sons festifs des années 80, dirigeons-nous vers le Bois de la Cambre où le mouvement Cycle For Freedom, piloté par Marvin Weymeersch, sévit tous les dimanches.
Libertés à défendre
Le Bruxellois exporte parfois son militantisme en poussant les portes des provinces voisines. Charlie, zadiste convaincu, a rejoint les occupants d’une ancienne carrière de sable à Schoppach, dans la périphérie d’Arlon pour protéger la biodiversité du lieu.
Dans un camp de fortune, il veut conserver son monde vert et pur, quitte à user des codes de la violence. Vivre dans une ZAD, c’est s’attendre à l’expulsion à n’importe quelle heure de la journée. Et même si tout est détruit et disparaît, les zadistes espèrent au moins laisser sur place un éveil des consciences des coeurs trop pusillanimes.
Au bal (dé)masqué
Il fait longtemps clair les soirs de fête. Aucune montre ne presse le temps et personne ne guette le lendemain. La nuit est propice à l’oubli et au plaisir. Autour d’un verre, les langues se délient. Un an déjà pourtant que la fête est finie. Mais le démon de minuit entraîne toujours les noctambules les plus téméraires.
La “lockdown party” n’est pas une sauterie à thème mais un interdit qu’un pan de la jeunesse brave pour renouer avec un semblant de vie sociale, à leurs risques et périls.
Qu’ils fuient l’ennui, flirtent avec la loi, la transgresse, maudissent les jours blancs qui s’abattent sur la ville ou se battent pour vivre plus dignement, les Bruxellois démontrent que l’action citoyenne défie même les obstacles les plus invisibles.