L’ancien patron de la bourse de Bruxelles revisite son passé
Alexis Vercruysse
Longtemps, il a été le visage belge du capitalisme. Bruno Colmant revisite aujourd’hui son parcours. A l’heure du doute, il s’interroge sur l’homme qu’il est devenu. Tardivement, mais sincèrement, il réinvente sa révolte – contre le monde de la finance qu’il a servi – et dont il cherche encore le sens.

De toute évidence, Bruno Colmant est un homme complexe. Son apparence chuchote le contraire : chemise uniforme, long manteau beige, qu’il n’enlèvera pas, et une écharpe nouée d’un simple tour de cou. Un look de banquier qui a gravi les échelons. Rien qui suggère que l’ancien chef de cabinet de Didier Reynders, alors ministre des Finances, est aujourd’hui proche du Parti socialiste. Ou que cette même personne, ancien président de la Bourse de Bruxelles et de New-York, se dit révolté depuis l’enfance, contre l’ordre bourgeois. “Travailler”, dit l’ancien patron d’ING et de Degroof-Petercam, “ça m’a toujours emmerdé”. Son téléphone est sur le dos, allumé, comme pour rappeler que l’heure tourne. Il sonne, réponse mécanique : “je suis en entretien”. Puis plus détendue : “chez moi ? A quelle heure ?” Ce soir, un pain de viande. “La meilleure boucherie de Bruxelles se trouve juste à côté”, dira plus tard l’économiste, sur un ton de confidence.
Hiver 2008, le 26 janvier. C’était un samedi ensoleillé que Bruno Colmant n’oubliera jamais. Le hasard l’avait poussé à sortir prendre l’air par une porte latérale de la bourse de Bruxelles qu’il dirigeait à l’époque. C’est là qu’il l’a vu. Le jeune révolté. Il était monté sur le toit, déterminé, pour dénoncer tout ce que le bâtiment qui s’érigeait désormais sous ses pieds représentait : le capitalisme financier. La police était intervenue avant même qu’il n’ait eu le temps de déployer toute sa banderole “Make capitalism history”. L’histoire aurait-elle changé une fois la banderole pleinement libérée ? Elle est restée la même. “Il n’avait qu’une seule échelle, c’était absolument incroyable !”, se rappelle Colmant qui n’a compris que plus tard ce qui l’avait motivé, l’acte. La révolte. “Ce type avait raison”, avoue aujourd’hui l’économiste qui, à l’époque, n’en savait rien.
“Comme Camus, tu t’es révolté contre la Bourse”, disait la carte blanche de Bruno Colmant, publiée dans Le Soir du 5 février à l’attention de l’escaladeur. “Tes idées ne sont pas réalistes car le capitalisme est l’ordre naturel des communautés humaines. (…) La Bourse est indispensable à l’économie”, continuait la lettre. L’économiste, encore actuellement professeur à Saint-Louis et à Vlerick sait s’adresser aux jeunes. Mais raisonner cet altermondialiste d’une branche belge de la Quatrième Internationale ? Vraiment ? Qu’espérait-il en écrivant cette lettre ? Sinon s’interroger lui-même ? Dialoguer. Avec le professeur et l’enfant qu’on disait perdu d’avance. Avec l’économiste et le poète. Avec toute sa complexité. “Ce type avait raison, il avait un don impressionnant, le krach arrivait”, reconnaît Colmant. Peut-être fallait-il monter sur les toits pour toucher les hautes sphères. Cette fois-là, ça avait marché. Le jeune révolté avait marqué l’homme de la Bourse au fer rouge.
Le krach a tout changé, il a mis fin à un monde de naïveté. Le monde qui a bercé Bruno Colmant depuis l’école, celle de Chicago. Un monde dont il dit ne plus avoir envie, mais dans lequel il garde tout de même encore un pied. C’est le grand écart. Les convictions que le professeur s’était construites pendant toute sa vie ont commencé à rendre l’âme sous le choc des prémisses d’Occupy Wall Street, un mouvement de manifestations à New-York contre le capitalisme financier. En enjambant les manifestants pour aller travailler, Colmant prenait enfin conscience que les virtualités des chiffres de la bourse avaient des conséquences sur le vrai monde. L’avenir financier sur lequel les gens pariaient était bien réel. Quand les virtualités s’effondrent, les Hommes s’effondrent aussi. Cette prise de conscience a été l’amorce d’une “déconstruction intellectuelle”, dit l’économiste. Et l’amorce de plus de temps, pour apprendre, pour écrire davantage.
« J’ai encore un mandat bancaire mais je vois ça comme un travail d’expert, un expert froid et sans affect, comme un plombier qui répare un lavabo. »
Dans un monde tristement resté le même, Colmant dit s’être “réinventé lui-même comme Roger Waters a réinventé The Wall”. Pas touche à la musique, ni aux textes, mais un show plus politique, plus polémique. Une mise à jour. Rien d’étonnant pense Eric De Beukelaer, l’ancien porte-parole des évêques et actuel vicaire épiscopal du diocèse de Liège, bon ami de l’économiste. Ensemble, ils ont écrit deux livres : “Le prêtre et l’économiste” et quelques années plus tard “La Bourse et la vie”. Deux des quatre-vingt-sept ouvrages de l’œuvre de Bruno Colmant. “Il se remet constamment en question”, affirme Eric de Beukelaer avant de préciser en rigolant que « c’est peut- être dû à son caractère inquiet, dans le sens noble du terme. » L’inquiétude du temps qui passe. Être à la bonne place. “La période de ma vie pendant laquelle j’ai été le plus heureux ?” répète Colmant, surpris, ou malin. “J’ai toujours été soucieux”, finit-il par répondre. Le souci de l’état du monde. De son entropie.
Au crépuscule d’une carrière aux odeurs ultra-capitalistes, le professeur s’interroge sur ce qui l’y a mené. Pourquoi avoir collectionné les postes à responsabilités, plus influents les uns que les autres ? Pourquoi être devenu l’égérie d’un libéralisme sans frontières ? Pourquoi s’être rangé du côté des bourgeois qu’il n’aimait pourtant pas ? “La vie a fait que”, trouve Colmant comme seule explication. La passion ? Certainement pas. Enfant déjà, pas de passion, pas de sport, rien. Il se souvient plutôt des magazines L’Express, sa mère était abonnée. Il les parcourait : l’économie, la politique française. Depuis le début de sa carrière, Bruno Colmant n’a toujours attendu qu’une chose : le week-end. Pour lire et écrire. Libre. La voilà, sa passion. Des ouvrages de poésie sur l’enfance parce qu’il a peur de vieillir. Et surtout de l’économie financière, qu’il préfère écrire ou apprendre que d’appliquer. “Aujourd’hui, j’ai encore un mandat bancaire mais je vois ça comme un travail d’expert, un expert froid et sans affect, comme un plombier qui répare un lavabo”, confie-t-il sans gêne.
Parmi ses autres livres, La Belgique de demain, coécrit avec Olivier Mouton, une analyse politique de 24 thématiques auxquelles sont sensibilisés les citoyens belges, publié en 2023. Olivier Mouton est journaliste à l’hebdomadaire Le Vif, il connaît bien Bruno Colmant. Pour lui, son besoin d’apprendre, ainsi que son omniprésence autant dans les médias que dans les auditoires, n’est rien d’autre qu’un devoir citoyen dont il s’investit : rendre ce qu’on lui a donné, ce que l’État lui a donné. Et pour rendre légitimement : l’ancien universitaire boursier apprend, lit, étudie, tout le temps. Déjà à l’époque des magazines de sa mère, il n’avait pas douze ans. L’ancien capitaine du libéralisme financier dit volontiers qu’il doit “tout à l’État social.” Et il va plus loin : “je veux rendre au centuple ce que l’État m’a donné : une capacité de raisonnement.” Puis encore plus loin : “Entre l’État et le secteur privé, je choisirai toujours l’État, même si on est dirigé par des imbéciles”. Le jeune révolté marxiste de la bourse de Bruxelles en serait tombé du toit. Bruno Colmant sait surprendre.
Pas de droits d’auteur sur ses livres, pas d’argent pour ses conférences. “La connaissance est une formule abstraite qu’on partage”, dit-il. Il surprend bien. S’il veut être entendu, s’il veut être lu : “c’est pour soulager ses angoisses”, confie son ami journaliste, Olivier Mouton.
Une personnalité sensible se dévoile maladroitement : celle d’un homme qui n’affirme jamais rien mais parle d’intuition, suggère. Qui pense comme François Mitterrand : “une idée, c’est comme un bon cognac : il faut la passer deux fois dans l’alambic.”
« Je ne pourrai jamais obéir à une discipline de parti, ça me briderait, ça me briserait. »
La première idée de Bruno Colmant a été la revanche. Aujourd’hui encore, il se souvient de ceux qui le pointaient du doigt quand il était enfant. Les voisins, à l’école, dans les mouvements de jeunesse,… A Braine-L’Alleud, petite ville du Brabant-Wallon dans laquelle il a grandi, l’annonce avait fait jacter : l’annulation du mariage chrétien des parents Colmant, après avoir eu trois enfants, fait rarissime à l’époque. De quoi abreuver les vipères, médisantes, qui crachaient leur venin sur le petit Bruno. “L’enfant des divorcés”, l’appelaient-elles en l’imaginant devenir bon à rien. Sa soif de liberté était déjà insatiable. Lire et étudier, “la seule façon de s’en sortir”, répète-t-il aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard.
Pour sa revanche, Bruno Colmant a attendu l’été 1984, celui de sa proclamation. Diplôme d’ingénieur de gestion à Solvay en poche, premier de sa promotion en prime : il s’en allait sonner à la porte de ceux qui, à l’époque, le destinaient au pire. Il s’en allait montrer qui il était devenu. Qui il deviendrait. La suite, on la connaît. Une carrière aux œillères si opaques que même les issues de secours lui sont toujours restées invisibles. Une carrière aux œillères si opaques qu’il ne savait même plus pourquoi il était là, et ne savait même pas qu’il ne le savait pas. Si opaque que lui, le révolté contre l’ordre bourgeois, travaillait pour “rendre les gens riches encore plus riches”, lui avait un jour reproché sa fille unique.
La deuxième idée de Colmant a été qu’il s’était trompé, pendant toute sa carrière.
Les années passants, l’économiste a appris à ouvrir les yeux. Il a découvert de nouveaux horizons. Il a fait de nouvelles rencontres, Ségolène Royal lui parle d’écologie. Paul Magnette ou Thomas Dermine lui parlent de socialisme. Et comme pour racheter son passé à meilleur prix, Bruno Colmant va jusqu’à raconter, très amusé, sa sympathie envers Raoul Hedebouw.
Derrière son manteau et sa chemise uniforme brûlent en lui tous les ingrédients de l’homme politique, il le sait. Alors pourquoi pas lui ? Sur les listes du PS ? “Je ne pourrai jamais obéir à une discipline de parti, ça me briderait, ça me briserait. J’aime trop la pluralité, j’aime trop le débat, j’aime trop les gens,…” répond Colmant. Le “non” n’est toutefois pas catégorique. Celui qui regrette d’avoir longtemps manqué de discernement politique et de ne pas s’être engagé plus tôt reste fidèle à lui-même, incertain, torturé. Bruno Colmant parle de “bon moment”, de sa “bonne heure” qui n’est pas encore là. On retrouve la poésie de l’économiste, du professeur, de l’homme révolté, “chaque écrivain porte en lui une révolte”, chantent-ils tous en chœur. Sa complexité forme une belle harmonie. Après une carrière dédiée à l’embourgeoisement, sa révolte contre l’ordre bourgeois renaît de ses cendres.
En réponse à sa carte blanche de février 2008, le jeune révolté avait répondu ceci : “L’ordre naturel des communautés humaines, pour moi, tiendrait plus de la volonté d’agir pour que les droits humains fondamentaux soient garantis que du capitalisme…S’il n’existe pas de solutions ‘clé en main’ pour un socialisme du 21e siècle, ça ne nous dédouane aucunement d’essayer de le construire.” On croirait presque entendre Colmant. Il a vécu sa révolte sur les bancs de l’école. Dans une autre époque, il serait peut-être monté sur un toit.

