Carte Blanche
Photo : Sylvain Anciaux
10.000. 10.000 personnes rassemblées sur une place Poelaert bondée. Les merveilleuses images le montrent, le peuple a décidé de ‘’faire société’’. Dans un pays où l’extrême-droite rassemble près de 50% des électeurs flamands, se rassembler pour hurler que la vie des Noirs compte n’est plus un droit, c’est un devoir, un devoir moral. L’insoutenable silence de la population ne pouvait plus durer. Par respect pour Mawda. Par respect pour Adil. Par respect pour Mehdi. Par respect pour Semira. Par respect pour tous les autres. Couchés là, sur les pavés devant le Palais de Justice, nous fîmes enfin société après ces semaines de confinement qui ont creusé nos inégalités. Une société qui parle français, néerlandais, arabe, lingala, anglais. Mais une société qui parle le même silence quand nous nous recueillons en l’honneur de George Floyd et de toutes les personnes noires et racisées tuées par les mêmes uniformes bleus à travers le monde. Il n’en fallait pas plus pour exacerber les sceptiques par excellence sous couvert d’irresponsabilité sanitaire. Pourtant, nous persistons et signons : nous avons fait notre devoir moral.
Ils furent nombreux à vouloir la casser, cette magnifique communauté multiculturelle et cosmopolite. Georges-Louis Bouchez en a même fait son fer de lance sur Twitter ces dernières heures. Le parti libéral qui d’ailleurs, et on ne sait toujours pas de quel droit, s’approprie la parole du corps médical à qui il a coupé les mains par ses mesures d’austérité, notamment lorsque la Première Ministre appelait à ne pas se rendre à la manifestation par respect pour le personnel soignant lors du derniers Conseil National de Sécurité. L’ordre et le silence seront les maîtres mots du gouvernement post-Wilmès, si du moins il demeure naître.
Évidemment, les médias ne furent pas en reste. Certains sur-exposent la violence d’un nombre restreint d’individus, comme pour éteindre la flamme contestataire qui a uni 10.000 personnes. Ainsi, le JT de la RTBF le soir-même consacre 120 secondes à la manifestation en elle-même. S’en suit un duplex de deux minutes quarante : la journaliste est cadrée dos à un malheureux feu de signalisation, disloqué et abattu, un vrai décor de guerre. « Les forces de l’ordre ont bien tenté de parler avec cette bande de casseurs, mais rien à faire, ceux-ci continuent de jouer au chat et à la souris« . Bande de casseurs. Le terme est utilisé deux fois. Dans ces moments complexes, les mots ont leur importance. Quant au dialogue que la police aurait tenté d’aborder avec les manifestants, il est certes surprenant que ces derniers ne comprennent pas la langue des chevaux de frises, des gaz lacrymogènes et des matraques.
En presse écrite, La Libre a préféré polémiquer sur la violence post-manifestation et sur le non-respect des mesures sanitaires plutôt que de mettre l’accent sur l’indignation et la communion des milliers de personnes présentes. Images « hallucinantes » et manifestants « inconscients », rentrez chez vous, et dans le silence : »L’importation de la révolte américaine ne se justifie pas« . La préoccupation pour les commerçants bruxellois serait telle que la priorité absolue devrait leur être donnée plutôt que de se questionner sur l’importance de déboulonner les statues des colons (et commanditaires de crimes profondément racistes) belges. Il n’y a donc plus de doute, l’heure est à la relance économique. La relance idéologique, elle, attendra bien.
Mais revenons-en à ce qui a fait de nous une société, ce dimanche. Une majorité jeune, multiculturelle et cosmopolite rassemblée pour apporter son soutien à Georges Floyd, exiger la fin d’un racisme institutionnalisé dans les livres d’histoire, dans la police, dans l’espace public, à l’école ou à l’emploi. Une communion attendue depuis (trop) longtemps, où les blancs ont pris conscience de leurs privilèges pour se joindre aux personnes racisées sous un slogan salvateur, efficace et nécessaire : « No Justice, No Peace ». Couchés les uns sur les autres sur les pavés devant le palais de justice en hommage à George Floyd, les manifestants n’ont pas oublié l’épidémie qui aura occupé l’entièreté de l’espace médiatique ces derniers mois. Non, les 10.000 personnes présentes sur la place Poelaert ne se sont pas juste donné l’opportunité de choisir (enfin) ce qui serait à l’agenda médiatique – pour les prochains jours au moins. Le temps d’un après-midi, 10.000 citoyens ont bravé l’épouvantail sanitaire de ces derniers mois, comme celui de la crise économique qui se prépare pour les années à venir, afin de redéfinir les priorités qui occupent la population.
Les dénigreurs de ce dimanche, alors pétrifiés par l’angoisse de voir un peuple communier, ont accusé les autorités bruxelloises d’avoir autorisé (alors qu’il n’était que toléré) un tel rassemblement. Ce sont les mêmes qui, depuis des années, brillent par leurs absences à chaque manifestation ou rassemblement populaire. Imaginer qu’une telle manifestation n’aurait pas eu lieu sans l’accord de Philippe Close et de la ville de Bruxelles n’est d’ailleurs qu’ignominie et méconnaissance de la veine contestatrice qui peut (trop rarement) emporter et unir ce pays.
Dénoncer le racisme, qu’il soit institutionnel ou conjoncturel, dénoncer les violences policières, et se battre contre la discrimination n’est non seulement un droit, mais un devoir. Un devoir moral. La critique assumée des uns envers ceux qui exercent leurs devoirs moraux est la preuve irréfutable que le rassemblement de ce dimanche était nécessaire. « Le monde d’après », comme le veut la formule à la mode, se fera avec toutes les personnes opprimées… Quoiqu’il en coûte, même si ce sont les privilèges des sceptiques. Sceptiques, nous, nous le sommes plus.
Sylvain Anciaux, étudiant en M2 à l’IHECS