La digitalisation croissante ne semble pas toucher la justice qui reste dans sa tour d’ivoire. À moins que cette tour ne soit en papier et que, comme un château de cartes, elle soit à deux doigts de s’effondrer. Ou du moins c’est ce que pense Adrien van den Branden, avocat-entrepreneur.
Photos: Agathe Decleire (CC BY NC ND)
Loin des palais de justice délabrés, Adrien van den Branden travaille sur la boite qu’il vient de monter avec son ami Thomas Vanderstraeten, Canyon Legal. En bon lanceur de start-up, il présente son nouveau bébé à l’aide d’anglicismes. On est loin de l’obscur lexique juridique, des ancestraux « recel » et « nonobstant ». Le cadre de l’interview est aussi plus proche de l’univers effervescent de l’entreprenariat. Au 8ème étage d’un immeuble de la place Flagey, la salle est blanche, lumineuse. Au centre, un hamac, une machine à café, des grandes plantes vertes et deux vélos.
Digital native jusqu’au bout des doigts qui foncent sur son clavier, le jeune homme était trop petit pour se souvenir de la naissance du World Wide Web, en 1989. Aujourd’hui, l’auteur de l’essai « Les robots à l’assaut de la justice » (Éditions Bruylant) tente de mettre le droit au service de la technologie, et la technologie au service du droit. Pour lui, c’est évident : la justice court à sa perte et l’unique issue réside dans sa numérisation.
Aujourd’hui, la plupart des observateurs s’accordent à dire que la justice ne vit pas ses plus beaux jours. Comment expliquer cette déliquescence ?
La justice ne répond pas aux attentes des citoyens du XXIème siècle. Nous avons l’habitude, et spécialement les jeunes, d’obtenir un service rapide, en ligne, pas cher et de bonne qualité. Or, la justice évoque tout le contraire. C’est très lent, ça coûte cher, tout est en papier et la qualité des décisions n’est pas toujours au rendez-vous. Un décalage se créé entre les attentes des citoyens et la justice d’aujourd’hui. Et ce décalage ne cesse de grandir.
Nous sommes habitués à obtenir un service rapide, en ligne, pas cher et d’une bonne qualité. Or la justice est tout le contraire.
Personnellement, j’y vois un très gros risque. Celui de la fin d’un système public de la justice. Car les citoyens ne vont plus demander justice du tout, parce qu’ils se disent que ça n’en vaut pas la peine, ou ils vont se réfugier sur des plateformes de résolution de litige privées, amorçant une lente privatisation de la justice. En Belgique, il y a plus d’un million de jugements par an, pour onze millions de citoyens. Finalement, c’est assez peu par rapport au nombre de litiges qui surviennent. La réalité, c’est que la plupart de ces litiges sont résolus en dehors des tribunaux parce que ça coûte trop cher. Le besoin en justice est là, c’est sûr. L’unique manière de sauver le caractère public de la justice, c’est -selon moi- de la remettre au goût du jour, grâce à la technologie.
La justice belge n’est pas vraiment technophile. Par manque de volonté ou par frilosité ?
Je dirais que c’est par manque de volonté, voire par manque de vision. Les juges viennent d’une génération différente. Ils ont leurs préoccupations quotidiennes et ne réfléchissent pas à la justice de demain. Au niveau politique, à l’image de la plupart des gros défis technologiques, nos responsables sont un peu une guerre en retard et ne voient pas le grand tournant qui opère. La justice détient des moyens. Mais elle les emploie à rénover des bâtiments de justice ou à engager du personnel pour exécuter les mêmes tâches qu’il y a trente ans. A tout sauf à investir dans la technologie qui va améliorer la vitesse, la précision et le caractère abordable des décisions.
En Chine, la justice est au contraire à la pointe de la technologie. Certains procès se font par webcams, d’autres sont même présidés par des juges-robots. Ne tombe-t-on pas dans la dérive inverse ?
Les tribunaux chinois n’utilisent les technologies de dématérialisation et de juges-robots que pour certains litiges. Mais pour ce qui relève du pénal par exemple, la présence, la catharsis, l’écoute sont très importantes pour assurer la bonne résolution du litige. Adapter les tribunaux à la technologie ne veut pas pour autant dire qu’il faut tout automatiser. Pour chaque litige, il faut questionner la pertinence, sous l’aspect qualité-coût-vitesse, d’un recours à un juge humain ou un juge robot. Par exemple, pour traiter tout ce qui a trait aux amendes et à la circulation routière, c’est sans doute plus efficient d’automatiser complètement le litige. Au contraire, pour des crimes, des aspects de mœurs, des histoires familiales, tu ne peux pas laisser un juge-robot décider tout seul.
Adapter les tribunaux à la technologie ne veut pas pour autant dire qu’il faut tout automatiser.
De plus, peu importe ce que tu automatises, tu dois toujours offrir des garde-fous aux justiciables. On devrait toujours avoir le droit de faire gratuitement appel devant un juge humain. Et l’algorithme qui a servi de base à la décision devrait être mis à nu. Ainsi, on pourrait analyser ce qu’il se passe dans certaines circonstances et éventuellement contester la décision.
Les juges-robots font néanmoins débat. Certains critiquent notamment le fait qu’on applique à des décisions de justice futures une jurisprudence passée qui devient ainsi immuable, insensible à l’évolution potentielle de la jurisprudence et des valeurs de la société.
Les conditions de l’air du temps influencent en effet les décisions de justice. On l’a notamment vu avec #MeToo. C’est pour ça qu’il est indispensable de donner la possibilité de contester la décision devant un juge humain pour ne pas cristalliser la jurisprudence dans le passé et de la rendre évolutive.
La numérisation ne va-t-elle pas entraîner la perte de certains emplois ?
C’est la crainte, oui. C’est même la conséquence inévitable. Mais je pense qu’en numérisant la justice, on aura plus de cas à traiter. Les gens demanderont justice et ne passeront plus par des plateformes privées. On pourra alors augmenter le marché de la justice et traiter plus de cas avec autant de personnel.
La numérisation soulève aussi souvent des questions portant sur la protection des données.
Premièrement, il faut savoir que les jugements sont publics et que leur publicité est l’essence-même d’un État démocratique car elle protège contre le pouvoir des juges. Il est évident que ce sera plus facile de retrouver un jugement une fois numérisé. Pour protéger la vie privée des justifiables, on peut donc anonymiser les décisions de justice avant leur publication en ligne. Cependant, il me semble indispensable qu’elles soient toutes publiées. Aujourd’hui, en Belgique, il n’y a que 0,5% des jugements qui sont disponibles publiquement depuis la Seconde Guerre mondiale. Et ce sont ces 0,5% publiés qui constituent la jurisprudence. Ce qui biaise notre jurisprudence. En ne publiant pas l’entièreté des décisions de justice, on crée de l’injustice et on ne garantit pas des chances égales à tous. Il est donc impératif de publier ces décisions en ligne. Il est indispensable de numériser la justice.