Depuis bientôt 10 ans, Gaspard Giersé, historien de l’art et féru d’urbanisme, fait découvrir Bruxelles à un public de plus en plus large. D’abord lors de visites guidées plutôt confidentielles, les « visites de mon voisin » se sont ensuite déclinées sur les réseaux sociaux où il poste chaque jour photos d’archives commentées et capsules vidéos. Ce trentenaire bruxellois lance aujourd’hui son premier spectacle, « Bruxelles Chaos », une conférence humoristique qui raconte la capitale avec autant de railleries que de tendresse.
Tu travailles à partir de photographies d’archives que tu commentes. Comment procèdes-tu ?
Tout commence par mon obsession pour les images. Je vais souvent chercher au marché aux puces. J’utilise aussi pas mal de banques de données numériques qui renferment des trésors cachés. Ensuite, je retravaille les images avec Photoshop. Presque tout le temps, je les recadre. Je m’offre aussi le luxe de les restaurer, de les éclaircir, de les rendre lisibles. Je ne m’en cache pas. Je touche à l’archive. Je trouve qu’on n’est pas forcément dans le mensonge quand on éclaircit une photo trop sombre. On regarde naturellement une photo de gauche à droite -, on ne le sait pas toujours- on fait une lecture de la photo. Quand tu prends cela en compte, tu peux vraiment passer d’une photo qui ne raconte pas grand-chose à une photo très parlante. Et comme les réseaux sociaux sont des endroits terrifiants en termes de concurrence d’images, tout doit être très fort. Je colorise parfois, ou j’isole des morceaux. Si je veux raconter l’histoire des barrières Nadar par exemple,– qui est liée au photographe Nadar venu faire une démonstration à Bruxelles avec un grand ballon -, je fais un montage : je prends un ballon, je mets des barrières Nadar dessus, et toute mon histoire est résumée sur une image. Je commence par l’image et après vient le texte. Il y a quelque chose de l’archéologue de l’image dans mon travail.
Tu as également réalisé quelques vidéos de témoignages de personnes âgées dont l’histoire personnelle a rencontré la grande Histoire. Cela répond-il à une envie de compléter tes photos par des récits, de davantage faire « parler » tes images ?
Je travaille tout seul, avec peu de moyens. Commencer à faire un travail de vrai vidéaste de télévision, cela demande du temps, de l’argent. Mais mes oreilles sont grandes ouvertes tout le temps. Et surtout, mon créneau, c’est la vulgarisation. Je parle d’architecture en parlant des humains. J’aime bien voir quand un bâtiment est arrogant ou timide, quand il incarne du pouvoir ou pas, comment les humains se sont mis en scène. Dans le passé, on a beaucoup frimé avec des bâtiments. Maintenant, c’est un peu plus difficile à voir car l’architecture se passe beaucoup à l’intérieur, mais autrefois, il y avait plein de choses à lire sur les façades, ce sont des portraits des gens.
J’aime voir quand un bâtiment est arrogant ou timide, quand il incarne du pouvoir ou pas, comment les humains se mettent en scène.
Quelle est la vocation de ton travail ? Le considères-tu comme un travail militant ?
Quand je fais des vidéos comme celle sur Tour et Taxis où je parle d’un ghetto de riches, ou celle sur le couvent des Récollets à Nivelles où je demandais la démission d’une ministre wallonne ce sont des actes militants oui. Ce sont d’ailleurs des vidéos qui font beaucoup de vues et qui ont un impact. Pour Nivelles, le permis d’urbanisme qui devait permettre la démolition de ce couvent du 15ème siècle a finalement été invalidé par le Conseil d’Etat. Et moi, j’ai été trainé en justice pour diffamation et calomnies par la ministre en question ! J’étais fier ! J’aime bien rappeler que les villes sont un amas de décisions de différentes époques, et que ce sont des objets très politiques.
Comment ton point de vue historique t’aide-t-il à comprendre Bruxelles ?
J’ai compris une chose en observant cette ville, c’est qu’on parle souvent de la « bruxellisation »[1] comme d’un moment limité dans le temps, les années 60-70, où la machine s’emballe complètement, les promoteurs immobiliers, les politiciens véreux, les deux ensemble etc. Mais en réalité, quand tu regardes dans le rétroviseur, tu te rends compte que cette ville n’a jamais été capable de créer un urbanisme régulier. Même la Grand-Place, c’est un patchwork invraisemblable. C’est une ville qui, du fait d’avoir une identité assez faible, en creux, a toujours emprunté des modèles aux autres. Typiquement, quand on regarde les boulevards du centre, aujourd’hui le piétonnier, on voit que le projet était d’haussmaniser, mais c’est du Hausmann mal compris car les bâtiments sont complètement disparates. Même si on repère un peu le style, normalement Haussmann c’est tout mettre à niveau, les corniches, les balcons… Je vois déjà là l’ADN chaotique de cette ville. On le retrouve à pleins d’endroits. Bruxelles s’est toujours rêvée autre : elle s’est rêvée Paris, puis dans les années 1950, elle s’est rêvée ville américaine (autoroutes urbaines, viaducs démesurés, business center etc.), et encore aujourd’hui, avec le projet du musée Kanal, elle se rêve en capitale de l’art contemporain, comme si Bruxelles était Londres, avec un bâtiment démesuré, alors qu’elle n’en a pas les moyens, elle ne sait pas faire ça. Ce projet est un fiasco annoncé.
[1] La « bruxellisation »est un terme utilisé pour désigner les bouleversements urbanistiques d’une ville provoqués par de grandes opérations immobilières au détriment du cadre de vie de ses habitants, sous couvert de « modernisation ». Ce terme apparaît suite aux grands projets urbanistiques développés à Bruxelles dans les années 1960 et 1970.
L’Histoire t’aide à mettre de l’ordre dans le chaos ?
Oui ! En quelque sorte, avec mon spectacle Bruxelles Chaos, j’ai essayé de remettre les choses dans l’ordre. Les réseaux, c’est une mosaïque, des petits éclats : chaque jour, je donne un morceau de mosaïque aux gens. Là, je voulais mettre les choses dans l’ordre pour montrer qu’il y a un fil rouge dans cette ville, qui se déploie à travers les siècles, une identité particulière, en mille morceaux, qui a donné un urbanisme en mille morceaux, qu’on a un rapport au pouvoir, au protocole très spécial, qui se reflète dans l’urbanisme, et que tout ça est lié à notre histoire… C’est une ville pour moi sans équivalent, avec des gros défauts et des grosses qualités.
Tu dis ne pas vouloir célébrer Bruxelles car trop de choses ne fonctionnent pas, mais tu reconnais que ton travail est une déclaration d’amour à cette ville. Ta démarche ne revient-elle pas à romantiser le chaos bruxellois, à le rendre drôle et sympathique, alors que les conséquences ne sont parfois pas drôles pour les gens qui y vivent ?
Ce que je fais, c’est que je célèbre l’absence de dogme dans cette ville. Prenons le contre-exemple parfait qui est Paris : Paris est la capitale d’un pays ultra-centralisé, le siège d’un pouvoir fort, et c’est une ville pour moi très autoritaire, très dogmatique – le résultat d’un duo dictatorial, Napoléon et Haussmann, qui a eu le pouvoir de tout foutre par terre et de tout reconstruire, et tu sens que personne n’a eu son mot à dire dans cette histoire. Tandis qu’à Bruxelles, c’est tout le contraire. Aucun pouvoir n’a pu imposer un grand projet, à part quelques exceptions. J’y vois un espace de liberté. Tu peux arriver dans cette ville et t’y trouver bien parce que tu ne dois pas te fondre dans un moule. Moi, quand je vais à Paris, j’essaie de devenir le plus parisien possible, je dis directement soixante-dix et j’adoucis mon « r » bruxellois. Le côté positif de Bruxelles, c’est qu’il n’y a pas de dogme. Ce n’est pas très exigeant, donc le résultat est plutôt moche, mais c’est un lieu où on peut faire un peu ce qu’on veut, le pire comme le meilleur. C’est cela que je célèbre. Est-ce que je romantise ? Probablement un peu. Je relie ça à Manneken-Pis, le personnage qui est l’incarnation du petit peuple qui se moque des puissants en les regardant pratiquement droit dans les yeux. C’est lié à l’Histoire de Bruxelles qui a été une ville sous l’emprise de nations, et même de familles, étrangères. Bruxelles a été le siège d’un très gros pouvoir, nord-européen, avec une population qui ne s’y sentait pas du tout connectée : « tiens, on a encore vu passer un Charles Quint ! ».
« Je célèbre l’absence de dogmes dans cette ville. »
Les petits qui se moquent des grands, des puissants : te vis-tu comme ça en tant qu’humoriste ? Un humoriste bruxellois et non un Bruxellois humoriste ?
Complètement ! il y a cet humour qu’on appelle la zwanze, qui est une sorte d’humour qui renverse l’ordre établi, aussi issu du surréalisme. C’est là que je suis l’anti-Stéphane Bern… même si je n’ai pas le niveau. Et à vrai dire, pour faire un spectacle drôle sur l’urbanisme, il faut Bruxelles je pense. Je ne pourrais pas faire ça sur Madrid. Paris n’est pas drôle non plus. La prochaine épreuve du feu sera de voir si je peux parler d’autre chose que de Bruxelles.