Les Crevits, la ferme au rythme du lait 

Portrait d’une famille de producteurs laitiers dans le Namurois

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Crédits photos : Solenn Becquevort

Portrait d’une famille de producteurs laitiers dans le Namurois

Crédits photos : Solenn Becquevort

À Boninne, dans le Namurois, la famille Crevits fait tourner son exploitation laitière depuis des années. Bien connus dans le coin, ces éleveurs ont dû se réinventer, s’organiser autrement et, surtout, travailler dur pour continuer à vivre de leurs bêtes. Un portrait de famille qui raconte bien plus qu’une histoire de vaches : celui d’un couple namurois passionné par son métier.

Le message est tombé à 16h30 :  « Bonjour, ce soir pour la traite, c’est mieux que tu ne viennes pas. Les génisses ont eu peur de la chasse dans le bois à côté et tout est mélangé… Ce ne sera pas une traite normale. » 

C’est signé Marie-Cécile. Même à distance, on sent l’urgence et la vie d’une ferme, rythmée par l’imprévu, les bêtes, la météo, les saisons. Les Crevits sont producteurs laitiers. À Boninne, ​en région namuroise, tout le monde les connaît, et Marie-Cécile connaît tout le monde. 

« Depuis que je suis haut comme ça » 

Le lendemain, le stress de la chasse est passé, et la traite peut donc se dérouler avec une invitée journaliste. Le soleil tombe sur les prairies, il est déjà ​​18h. Pour la famille, la journée n’est pas encore finie. Les vaches meuglent dans l’étable.

La ferme Crevits se trouve à quelques kilomètres de Namur, coincée entre les bois de Marchovelette et le village de Boninne. Une ferme familiale, gérée par Marie-Cécile et Marc, accompagnés de leur fils Julien. Tous deux sont nés dans une famille d’agriculteurs ; acheter cette ferme, en 1987, était pour eux une évidence. 

Deux étables, divers outils agricoles, de vastes prairies et une petite bâtisse en pierre typiquement mosane à laquelle est accroché un minuscule magasin, signalé sobrement par une banderole verticale : produits laitiers. 

Il fait déjà trop froid pour certaines laitières qui préfèrent l’étable, à l’abri du vent

À ​​l’étable, l’odeur​​​​ est astringente, la boue omniprésente et les vaches respirent à grand bruit. Au milieu de ses bêtes se trouve Marc, le père : grand, massif, accent namurois à couper au couteau, bonnet et tablier bleus. Il fait penser à un pêcheur breton égaré dans le Namurois. 

Tous les jours, à 6h30 et à 18h, Marc s’active. La première étape de la conception de produits laitiers, c’est de récupérer le lait.  « C’est pas quelque chose qu’on apprend à l’école, ça », sourit-il. « Je trais les vaches depuis que je suis haut comme ça. » 

Marc attache ses vaches aux pompes automatiques. Certaines me regardent, méfiantes.  « C’est normal, c’est la race », dit-il « Les laitières, elles sont nerveuses. » Pourtant, autour de lui, elles s’apaisent. Il parle peu, mais son calme se transmet à ses bêtes. Elles sont de dos, et connaissent bien les machines.  

Marc protège les pis de possibles infections après la traite

Le lait est pompé des pis, préalablement assainis, et directement envoyé via un système de tuyaux vers une pièce adjacente, où se trouve une grande citerne de collecte. Dans cette pièce, Marie-Cécile, la mère, en détourne une partie pour sa production fromagère, et l’autre pour les veaux. Cheveux courts coiffés en brosse, droite dans ses bottes, le regard vif, une femme qui ne s’arrête jamais. « Les vaches, ​​elles ne sont pas très à l’aise avec moi, mais les veaux, eux, ils me connaissent bien. »  

En effet, quelques minutes plus tard, c’est un concert de meuglements quand Marie-Cécile et Julien, son fils, viennent leur apporter leur repas. La nuit tombe vite, et bientôt l’étable n’est éclairée que par les phares du tracteur que conduit Julien. Marie-Cécile plaisante : « J’t’aurais bien invitée à souper, mais on n’a pas fini avant 20 h 30 ! ». 

Louka, le chien de ferme, profite des quelques gouttes tombées au sol

«Il faut que je retourne mes fleuris» 

Une fois le lait récolté, écrémé et refroidi, Marie-Cécile doit le mettre en forme.  Les Crevits ne sont pas juste passionnés, ce sont aussi des éleveurs qui se sont réinventés. Avant 2009, la ferme ne produisait que du lait. Puis la crise du lait a frappé : 90 000 éleveurs ont été concernés par une baisse de revenus d’au moins 40 %. « On est allés manifester avec Marc », raconte-t-elle. « Une cousine agricultrice m’a alors dit : “Pourquoi tu ferais pas du fromage ?” » 

Il est temps pour la fromagère de sortir les fromages pressés

Pour revaloriser son lait, Marie-Cécile se forme alors au métier de fromagère, elle expérimente, échoue, recommence. Quatorze ans plus tard, elle a un carnet de clients bien rempli et un atelier de produits laitiers « Je fabrique du yaourt, de la maquée, des fleuris, des pâtes pressées… ». 

Ici,​ dans l’atelier, l’​ambiance est plus​​​​ sérieuse : on y retrouve plusieurs outils, machines ou étalages en métal. Marie-Cécile retourne rapidement une trentaine de petits ballotins pour que l’humidité reste parfaite, étape essentielle à leur affinage. Emballées dans leurs étamines, les pressés attendent que la fromagère leur donne leur bain de saumure, une eau saturée en sel qui prévient l’apparition de moisissures néfastes.  

Ici tout est fait main, chaque étape prendra le temps qu’il faudra

« Nous, on n’a pas l’impression qu’on est connus… » 

L’endroit est ​éclairé par de gros néons bleus. Dans le fond de la pièce, une imposante barrique en chêne sépare le petit-lait, à côté de la presse en bois, patinée par le temps. Rien n’est automatisé. « Ça fonctionne encore, pas besoin de changer ! » 

Certains produits, eux, ont besoin de plus de soin et de temps. C’est le cas des fromages à raclette que Marie-Cécile affine depuis déjà un mois. « Tu veux venir voir la cave ? » 

Marie-Cécile insiste pour utiliser cette cave, si elle change elle a peur d’altérer le goût de ses fromages

Elle me guide derrière le magasin, zigzaguant entre les caisses de lait et les outils, jusqu’à l’entrée d’une vieille cave voûtée en pierre, à l’air humide et tiède. « Attention à la marche ! » 

On descend un escalier de pierres bleues vers une petite pièce où, sur des planches posées sur des tréteaux, reposent près de 160 meules de fromage. Ortie, nature, provençal… Marie-Cécile trempe un chiffon dans la saumure et les lave, une par une, avec un soin méticuleux. « On commence toujours par les plus vieux », explique-t-elle. « Comme ça, les jeunes profitent des bonnes bactéries. » 

L’affinage prend du temps, ce fromage a seulement quelques semaines

On entend un tic régulier venant des tuyaux de la chaudière, on courbe le dos pour ne pas se taper la tête contre les murs. Pas très efficace comme lieu, alors je lui demande si elle n’a jamais songé à s’agrandir. Elle marque une pause, une meule de provençal à la main. Puis elle me dit : « S’agrandir, ça veut dire produire plus, vendre plus. Et c’est là que commencent les emmerdes. Et puis, les ​​clients aiment​​​​ le fromage que je vends, si je change de cave, j’en change le goût. Peut-être qu’ils ​ne ​viendront plus. » 

Elle regarde l’horloge. Treize heures déjà. « Mon Dieu, je commence à avoir faim ! » La famille n’a pas encore déjeuné. Au loin, Julien conduit le tracteur pour aller nourrir les animaux. La fromagère plaisante : « Chez nous, on mange que quand tout le monde a mangé ! » 

« Je te sers quoi ? » 

La dernière étape dans leur production à petite échelle, c’est la revente des produits. Une partie du lait est envoyée ​​brute​​​​​​ aux laiteries, notamment pour en faire de la poudre, une autre revendue transformée à des restaurants, des marchés, ou même des golfs…  

Marie-Cécile a un carnet de commande chargé qu’elle supervise grâce à son téléphone

Les Crevits gardent néanmoins leur petit magasin, où une partie des produits de Marie-Cécile sont vendus directement aux consommateurs.  À l’entrée du point de vente, une grosse cloche en fer forgé, qui retentit toute la matinée pour indiquer qu’un client est arrivé. Dans la cour, une voiture se gare. Une cliente descend, six bouteilles de verre à la main. Elle sonne la cloche. Marie-Cécile lui emboîte le pas vers le magasin et lui tient la porte.  

C’est une pièce assez exiguë, encombrée de produits variés. Derrière le comptoir, une simple table de bois, un vieux frigo ronronne rempli de yaourts aux mirabelles, raclette, fromage frais et pâtes pressées. Sur le mur du fond, des coupures de la presse locale retracent la vie du couple et les histoires agricoles de la région. L’ensemble peut paraître encombré, mais tout est en fait aménagé avec soin, des piles de lait d’Ardenne​à la vieille balance en fer. 

Marie-Cécile remplit les vidanges de sa cliente directement avec le lait du jour, tout en bavardant : des enfants, du voisinage, du temps. Une autre cliente repart avec du yaourt à la fraise en vrac. Dans le va-et-vient de la matinée, une chose ressort : ici, on revient, on papote, on prend des nouvelles. La convivialité est aussi locale que le lait. 

Marie-Cécile est une femme très occupée, on la voit rarement faire une pause

Entre deux clients, elle essuie ses mains sur son tablier, enfile sa charlotte ​​et repart à l’atelier. À les voir s’activer ainsi, j’en viens à me demander s’ils prennent des vacances.  « On a pris un jour de congé avec Marc la semaine dernière, on était dans les bouchons vers la côte. J’aime pas les bouchons, dans ces moments-là, je me dis que je serais bien mieux chez moi. »​​ Une famille à l’ancrage bien local, les Crevits.  

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