Dessin : Jean-Luc Vander Goten
Non, les livres autoédités ne sont pas tous des torchons bourrés de fautes. La pratique des auteurs tend à se professionnaliser, et connaît depuis bientôt 15 ans un essor sans précédent, grâce au développement par Amazon d’un service d’impression à la demande. Pour le meilleur, et pour le pire. Car si le géant permet à bon nombre d’auteurs de vivre de leur plume, le développement d’une telle offre présente aussi certains écueils…
Mons, 22 mars 2025. Nous sommes samedi, il est 10 heures du matin, et le Palais des Congrès ouvre ses portes. À l’entrée, une grande affiche rose pastel annonce la couleur : aujourd’hui et demain se tiendra ici même le salon littéraire de la romance, Love Story.
À l’intérieur du hall, plusieurs rangées de tables alignées, des piles de livres, et une écrasante majorité de lectrices. Seuls deux hommes se tiennent les bras croisés sur un mange-debout, et prennent, suppose-t-on, leur mal en patience.
Parmi les exposant(e)s, plusieurs maisons d’édition spécialistes du genre, mais pas seulement. Aux côtés des stands Butterfly, Harlequin et compagnie, plusieurs autrices font bande à part, et proposent à leurs tables des livres sans logo, ni marque. Signe qu’elles ont choisi de faire l’impasse sur un éditeur.
Concrètement, cela signifie qu’elles prennent en charge toutes les étapes du circuit, de la correction à la promotion, en passant par la mise en page, pour s’autoéditer. Un cas de figure qui pourrait sembler anecdotique. L’affaire de quelques plumes égarées, rejetées des maisons d’édition, et inconnues du grand public. Pourtant, sur le terrain, fort est de constater que la file s’allonge face à Flora Péony, autrice de pas moins de 13 romances, qu’elle a publiées par ses propres moyens. Et à en croire les statistiques, elle est loin d’être la seule à avoir sauté le pas.
D’après le rapport d’activité de la Bibliothèque nationale de France, les livres autoédités représentaient en 2023 un quart de la production littéraire totale. Là où, en 2010, ce chiffre s’élevait à 11,7 % seulement.[1] Mais le phénomène ne s’arrête pas aux frontières l’hexagone. Dans une étude réalisée en 2023 par le Service général des Lettres et du Livre, en Fédération Wallonie Bruxelles, 22 % des répondants indiquent avoir publié en autoédition.[2] Des chiffres significatifs, qui ne sont sans doute pas étrangers à l’arrivée, en 2011, d’Amazon KDP sur le marché francophone.
Grâce à cette plateforme du géant de l’e-commerce, n’importe qui peut désormais mettre en vente ses écrits. En version numérique, sur l’application Kindle, ou bien en version papier, via un système d’impression à la demande. Pas de stock, pas d’invendus. Amazon n’imprime que le nombre d’exemplaires nécessaires, évitant ainsi aux auteurs autoédités de débourser des sommes importantes sans avoir la certitude d’un retour sur investissement.
Des auteurs déçus par l’édition classique
On pourrait croire, vu de loin, à une solution de repli pour les auteurs. Et de fait, c’est le cas pour certains d’entre eux, qui s’autoéditent par dépit après avoir essuyé plusieurs refus de la part des comités de lecture. Mais au-delà de la difficulté à se tailler une place dans un marché saturé, l’autoédition s’impose également comme une alternative, pour un certain nombre d’auteurs déçus ou peu intéressés par l’édition classique. D’après une étude publiée en 2015, il s’agirait même d’un choix volontaire et assumé pour 74 % des autoédités.[3]
Chloé : « J’ai compris que mon livre ne m’appartenait plus »
Parmi eux, Chloé Garcia, autrice de plusieurs livres de fantasy et de science-fiction. Dans une autre vie, elle travaillait dans l’aéronautique, en tant qu’ingénieure informatique. Un emploi stressant et peu créatif, auquel elle renonce finalement pour en revenir à sa passion première : l’écriture.
De là, les mots s’enchaînent, les pages se noircissent, et en quelques années, elle signe un, puis deux, puis trois romans : Un grain de magie, Un monde pour demain et Sous le regard de Laria, qu’elle publie dans deux maisons d’édition différentes. Pourtant, derrière ce qui semble être un véritable conte de fée, Chloé n’y trouve pas son compte.
Depuis qu’elle a cédé ses droits sur son livre, c’est comme si l’univers qu’elle avait créé lui échappait. Les mots restent les siens, et c’est bien son nom qui apparaît sur la couverture, mais elle regrette de ne pas avoir davantage de latitude, concernant l’exploitation de son œuvre. « J’ai compris que mon livre ne m’appartenait plus », explique-t-elle. « Si je voulais le faire traduire, en faire une version différente ou publier des extraits sur des plateformes, je devais toujours avoir l’autorisation de mon éditeur ».
Or en contrepartie, l’opération est loin d’être rentable pour Chloé. Tandis que son premier éditeur, qui pourtant ne se présente pas comme une maison d’édition à compte d’auteur, lui impose d’acheter 40 exemplaires de son livre pour couvrir les frais de production, le second lui soumet deux projets de couverture qui ne lui conviennent pas. « Ils prenaient des images libres de droits qui n’avaient aucun rapport avec mon univers », expose-t-elle. « Finalement, j’ai préféré payer un illustrateur moi-même ».
Résultat : une facture salée, et peu de retour sur investissement, compte tenu de la promotion limitée donnée à chacun de ses ouvrages. « Dans les deux cas, ils n’ont rien fait », affirme-t-elle. « Un post sur les réseaux sociaux le jour de la sortie et point barre ».
Aujourd’hui, Chloé dit même s’être sentie « arnaquée » par ces deux éditeurs, dont elle a décidé de se séparer pour voler de ses propres ailes. Après avoir récupéré ses droits, elle a ainsi pu donner une nouvelle vie à ses livres sur Amazon, grâce à l’autoédition.
Cindy : « On me demandait de dénaturer mon texte »
Le cas de Chloé n’est pas isolé. L’autrice Cindy Teston a elle aussi préféré faire machine arrière, après avoir soumis à une petite maison d’édition indépendante le texte d’une romance fantastique : L’Éveil du Phénix. Un manuscrit qui, en définitive, sera largement remanié par son éditeur, au point qu’elle ne se reconnaisse plus dans les corrections qui lui étaient imposées. « C’était un premier roman, je peux comprendre qu’il y avait des choses à améliorer, mais on me demandait de dénaturer mon texte », déplore-t-elle.
Or, c’est en vain qu’elle finira par céder à la demande de son éditeur. Car après avoir procédé aux modifications demandées, son livre sera mis sous presse, publié et vendu, mais malheureusement, elle n’obtiendra jamais aucune rétribution pour son travail. « Deux semaines avant ma reddition de droits, la maison d’édition a mis la clé sous la porte. Je n’ai pas touché un centime de mes droits d’auteur », rapporte-t-elle.
Rien d’illégal, en somme. En cas de faillite, les actifs d’une entreprise sont liquidés pour rembourser ses créanciers privilégiés, à savoir l’ONSS (ou l’URSAFF en France), le fisc et les banques. Les auteurs, eux, n’ont d’autre choix que de renoncer à leur part.
Mais cela reste un coup dur pour Cindy, qui suite à cette désillusion, décide de s’autoéditer sur Amazon. En plus de la mettre à l’abri de ce genre de mauvaise surprise, ce modèle lui offre non seulement une plus grande marge de manœuvre sur le plan créatif, mais aussi une meilleure visibilité sur ses ventes. Deux points essentiels pour l’autrice, qui depuis a publié une dizaine de romans en autoédition. « On peut choisir notre couverture, c’est nous qui décidons de tout, et on voit les chiffres en temps réel. Et ça, ça n’a pas de prix », se réjouit-elle.
Vivre de sa plume
Cindy n’a pas tort. Au-delà des mots, les livres sont aussi affaire de chiffres. Bien que cet aspect soit souvent mis de côté, dans un milieu où l’idéal romantique du poète désintéressé reste bien ancré, les auteurs souffrent d’une précarisation grandissante, qui a largement été documentée.
Le rapport Racine, notamment, faisait état en janvier 2020 d’une « tendance à l’appauvrissement des artistes-auteurs, en dépit de l’essor de l’industrie culturelle ». Il précisait par ailleurs que cette évolution était observée non seulement en France, mais aussi au Royaume-Uni et aux États-Unis. Conclusion : cette situation n’est pas simplement due à une conjoncture particulière, mais à « une organisation de la création défavorable aux artistes-auteurs », dénoncée par ce rapport.
Et de fait, parmi les différents acteurs de la chaîne du livre, l’auteur arrive le plus souvent en queue de peloton. Selon les termes de son contrat, il touche généralement entre 8 et 10 % du prix du livre, tandis que l’éditeur, l’imprimeur, le distributeur et le libraire se partagent le reste.
Sachant cela, certains auteurs préfèreront alors se tourner vers Amazon, qui de son côté offre jusqu’à 70 % de droits d’auteur.
Eulalie : « Pourquoi je donnerais mon roman à une maison d’édition ? »
C’est le cas d’Eulalie Lombard. Aujourd’hui autrice d’une vingtaine de romans autoédités, elle se lance au départ sur Wattpad, un réseau social dédié à l’écriture. Là, elle publie les deux premiers tomes d’une saga fantasy, Droit de sang, qui cumulent sur la plateforme plusieurs centaines de milliers de lectures. Voyant que ses romans remportent un certain succès sur la plateforme, elle décide donc de passer à l’étape supérieure, migre sur Amazon, et sans en avoir conscience, enclenche le premier rouage d’une mécanique bien plus grande qu’elle ne l’imaginait.
À l’époque, Eulalie est encore étudiante. Elle poursuit un master en cancérologie et prévoit, à l’issue de ses études, de faire carrière dans ce domaine. Vivre de sa plume ? Elle en rêve, mais sans vraiment l’envisager. Elle sait que le marché est saturé, que l’écriture paie mal, et que rares sont les auteurs à pouvoir en faire leur métier. Si elle fait appel au géant jaune, c’est avant tout pour elle, pour « avoir son livre entre les mains ». Alors à ce stade, l’argent n’entre pas vraiment en ligne de compte.
Pourtant, quelques années plus tard, le rêve est devenu réalité. Depuis cinq ans maintenant, Eulalie vit de sa passion grâce aux ventes qu’elle réalise sur Amazon, et a même été approchée par plusieurs maisons d’édition, dont elle a décliné les offres. « Je n’en avais pas envie », affirme-t-elle. « Pourquoi est-ce que je donnerais un roman qui fonctionne bien, qui est déjà suffisamment qualitatif pour être vendu, à une maison d’édition qui gagnerait plus que moi dessus ? »
Un éditeur, pour quoi faire ?
Les témoignages de Chloé, Cindy et Eulalie mettent en lumière une réticence importante, de la part de certains auteurs, à confier leurs écrits à une entreprise qui risquerait de ne pas en prendre soin. Mais peut-on véritablement se passer d’un éditeur, sans que la qualité n’en pâtisse ? N’est-ce pas la porte ouverte à des romans truffés de fautes, publiés à la va-vite, et dépourvus de vraie valeur littéraire ?
Sur ce point, la réponse des trois autrices est unanime, et de prime abord, plutôt paradoxale, puisque toutes jugent le rôle de l’éditeur essentiel dans le processus de publication. « Pour moi, c’est impossible de faire un livre tout seul », va jusqu’à affirmer Eulalie. « On ne peut pas publier un livre s’il n’est pas passé entre les mains de plusieurs personnes ».
Pour s’assurer de publier des textes qualitatifs, toutes ont donc recours à des correcteurs professionnels, qui se chargent de relire chacune de leurs productions. D’ailleurs, elles sont loin d’être les seules. D’après Eva Collin, qui en parallèle de sa carrière de romancière autoéditée, exerce une activité de correctrice-relectrice depuis deux ans, ce métier connaît actuellement un véritable essor. « Je le vois entre le moment où je me suis lancée et aujourd’hui », indique-t-elle. « Il y a beaucoup plus de personnes aujourd’hui sur le marché ».
Une offre croissante, en réponse à une demande importante des auteurs. Car édités ou non, ils sont nombreux à faire appel à ce type de services, pour avoir un regard extérieur sur leur manuscrit. Et si certains choisissent un simple « décoquillage », Eva constate que la plupart optent pour une formule de correction plus approfondie : la « relecture analytique ».
Le principe ? Un rapport d’une trentaine de pages, dans lequel la correctrice analyse tant la progression des personnages, leurs enjeux et leur progression au fil de l’intrigue que le rythme de l’histoire. « Puis, sur base de mon analyse, on a des séances de brainstorming, et l’auteur, en fonction des services qu’il a choisis, peut continuer seul ou se faire accompagner, pour sublimer son texte et le rendre encore plus percutant », poursuit-elle.
Une menace pour l’industrie du livre ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, un roman autoédité n’est donc pas forcément un roman médiocre, publié en quelques clics sans avoir été relu ni corrigé au préalable. De plus en plus d’auteurs tendent à se professionnaliser en faisant appel à des prestataires extérieurs, même si ce n’est bien évidemment pas le cas de tous les auteurs présents sur la plateforme.
« Il y a de tout sur KDP, des pépites comme des navets, des auteurs sérieux et des auteurs amateurs qui testent leur livre », indique Stéphanie Parmentier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’Université Aix-Marseille, qui a consacré sa thèse au phénomène de l’autoédition.[4] « C’est d’ailleurs cet aspect-là qui séduit les auteurs : il n’y a pas de frontière ou de laisser-passer sur KDP, ni de refus. C’est aux lecteurs de donner vie à un livre s’il est bon ».
Ainsi, malgré la présence d’excellents auteurs sur la plateforme, l’autoédition conserve pour l’heure un prestige limité, qui parfois va de pair avec un certain mépris. D’ailleurs, Eulalie peut en témoigner : « Les préjugés ont la vie dure, parce que malheureusement, pour certains auteurs, ils sont encore vrais ».
Mais l’arrivée de ces correcteurs indépendants pourrait-elle changer la donne, et empiéter sur le terrain des éditeurs ? Cette croissance importante de l’autoédition pourrait-elle, à terme, représenter une menace pour les maisons d’édition ?
Ce n’est pas l’avis de la Dr. Parmentier, estimant que les maisons d’édition conservent malgré tout un certain attrait. « Les jeunes auteurs ont en effet changé leurs pratiques éditoriales et se rendent plus volontiers sur les plateformes, qui ont une image plus dynamique désormais. Mais l’édition traditionnelle plaît toujours, et heureusement », insiste-t-elle.
Quant à une possible évolution de leur modèle, visant à accorder aux auteurs une place plus importante dans le processus éditorial, l’éventualité reste d’après elle peu probable. « Cela peut changer si des auteurs célèbres continuent de migrer vers l’autoédition comme c’est déjà le cas, mais c’est un tel boulot que peu d’auteurs sont prêts à prendre en charge tout ce travail éditorial », conclut-elle.
Néanmoins, certaines initiatives commencent peu à peu à voir le jour. Car si la majorité reste fidèle au système traditionnel, une minorité d’éditeurs indépendants remettent à présent leur modèle en question, pour accorder à l’auteur une place plus importante au sein de celui-ci.
Suite à ses déconvenues, Chloé a ainsi monté sa propre maison d’édition : Cordes de Lune, dont l’objectif est de remettre l’auteur au centre du processus de publication, en faisant de lui un collaborateur à part entière. Il n’y a donc pas de rapport de hiérarchie entre lui et son éditrice, qui s’efforce de le conseiller au mieux, sans pour autant lui imposer quoi que ce soit. « Je donne beaucoup de conseils sur la correction, le marketing, la couverture, mais à la fin, c’est toujours l’auteur qui a le dernier mot. C’est lui qui valide chaque étape éditoriale », explique Chloé.
Du reste, suivant la même logique, l’auteur touche 50 % de droits sur les ventes de son livre. Un pourcentage particulièrement avantageux, qui fait office d’exception dans le monde de l’édition. Mais une telle formule est-elle viable, compte tenu des frais de production, qui sont quant à eux assumés à 100 % par l’éditeur ?
Chloé a fait ses comptes, et d’après elle, les résultats sont plutôt encourageants. « Ça prend forcément plus de temps qu’une maison d’édition classique », prévient-elle. « Mais là on en est à la deuxième année d’activité, il y a plus de 40 titres dans le catalogue, et ça commence à venir. On commence à faire des bénéfices ».
Une affirmation qui pourrait susciter des interrogations parmi nombre d’éditeurs indépendants qui, bien qu’ayant fait le choix d’un modèle économique plus traditionnel, peinent à joindre les deux bouts. Cela dit, il faut préciser que la majorité des ventes de Cordes de Lune sont réalisées en ligne, évitant ainsi à l’entreprise de verser une commission de 30 % à un libraire. Quant à l’impression, elle est là encore assurée par Amazon, à des prix défiant toute concurrence.
Amazon, un imprimeur comme les autres ?
Un nouvelle fois, Jeff Bezos fait ainsi figure de grand sauveur. Face à un modèle éditorial en défaveur des auteurs, il offre à Chloé, Cindy et Eulalie une plateforme au fonctionnement purement démocratique, abolissant toutes les barrières qui se dressaient auparavant entre elles et leur rêve. D’autant qu’en imprimant sur commande, la multinationale apparaît dorénavant comme un acteur soucieux de son impact environnemental, face à de grands groupes éditoriaux qui, pour la plupart, pilonnent leurs invendus. « Les gens commandent, Amazon imprime et leur envoie. Il n’y a pas de gâchis de papier », rappelle ainsi Eulalie.
Mais au-delà des apparences et discours convenus, le mastodonte est-il véritablement le généreux mécène qu’il prétend être ? De nombreux doutes persistent, et ces belles promesses continuent de faire grincer des dents, eu égard au passif de la multinationale.
Mauvaises conditions de travail, pratiques commerciales déloyales, violation du RGPD… Amazon fait régulièrement les gros titres de la presse internationale, pointant du doigt l’ambition sans limite d’un acteur devenu incontournable de la vente en ligne. Quant à la protection de l’environnement, le géant jaune a beau montrer patte blanche, en déclarant vouloir passer au vert, ces beaux discours sont régulièrement remis en question par des experts de la question climatique. Ainsi, tandis qu’Amazon investit dans la création de parcs éoliens et que Jeff Bezos débourse des milliards pour la protection de la planète, un rapport de l’ONG stand.earth indique que dans le même temps, l’entreprise a vu ses émissions de CO2 grimper de 18 % entre 2019 et 2024[5]. Et ce alors même que sur son site, la multinationale annonce vouloir atteindre zéro émission de carbone d’ici 2040.
Difficile, dans ce contexte, de considérer les aspects positifs de KDP, qui apparaissent dérisoires face à l’ensemble des activités d’Amazon.
Pourtant, si l’on resserre la focale sur l’imprimerie de Bretigny-sur-Orge, où sont imprimés une bonne partie des exemplaires autoédités vendus en France et en Belgique, l’enseigne montre un visage plutôt souriant. D’après l’un des ouvriers employés sur le site, que nous appellerons Anthony, la charge de travail est raisonnable, et si le métier est répétitif, il est, dit-il, « loin d’être pénible ».
Quant à la qualité du service, elle semble globalement être au rendez-vous. Pour Chloé en tout cas, le rendu des impressions est réussi, et la majorité des exemplaires est livrée en temps et en heure. « Sur plusieurs milliers de commande, il y a parfois des problèmes. Mais avec Amazon, vous êtes pris en considération très rapidement, et en deux semaines, c’est réglé », assure-t-elle.
Cela dit, le son de cloche n’est pas le même du côté de Cindy. « Il y a des colis qui se perdent, des colis qui arrivent complètement défoncés, des problèmes de couleurs… Si je commande 50 exemplaires, tous n’auront pas la même teinte », rapporte-t-elle. D’ailleurs, aujourd’hui, elle n’utilise plus Amazon que pour publier ses textes en version numérique. Les versions papier, elles, sont imprimées par BoD, un autre imprimeur à la demande.
Par ailleurs, cette initiative d’Amazon interroge, étant donné qu’elle s’inscrit dans la continuité des manœuvres anticoncurrentielles du géant américain, contribuant depuis une trentaine d’années à l’établissement d’une situation de monopole. Or, en développant des infrastructures gigantesques, qui lui permettent de produire des livres par elle-même à des prix absolument imbattables, la firme fait visiblement un pas supplémentaire dans cette direction.
Faut-il, dès lors, s’inquiéter de voir de grands éditeurs céder aux sirènes d’Amazon ?
C’est ce que redoutait déjà Jean-Baptiste Mallet en 2022. Dans un article de L’Humanité, publié quelques jours avant la mise en service du site de Brétigny-sur-Orge, en novembre 2022, le journaliste alertait en effet sur les conséquences dommageables de cette nouvelle activité, tant sur l’industrie du livre que sur les droits des travailleurs. Interrogé par ses soins, Alain Jeault, délégué syndical central de la CGT Amazon, se déclarait ainsi défavorable à cette diversification. « Amazon n’a pas l’intention de former de véritables imprimeurs », affirmait-il. « Au contraire, l’entreprise cherche à déqualifier le travail en faisant travailler sur ces machines ultramodernes des agents de production polyvalents ». [6]
Et Anthony confirme : s’il estime avoir reçu une formation suffisante de la part d’Amazon, son salaire est resté inchangé par rapport à son précédent poste, en tant que préparateur de commande.
Les libraires montent au créneau
Les syndicats et les journalistes ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Cette omniprésence d’Amazon cristallise également une certaine tension chez les libraires, qui pris dans le courant du plus puissant fleuve au monde, peinent à se maintenir à flots.
Or vu les liens étroits qu’elle entretient avec le géant américain, l’autoédition reste plutôt mal considérée par une partie de la profession. En 2018, l’autrice Samantha Bailly avait notamment suscité la polémique parmi les libraires, en annonçant sa décision de « tester » la formule de KDP. Dans un post publié sur sa page Facebook quelques jours plus tard, elle déclarait même avoir reçu des insultes de la part de certains d’entre eux.[7]
Les craintes de ces libraires sont-elles justifiées ? L’autoédition représente-t-elle vraiment une menace pour les librairies ?
Pour Gaëlle Charon, déléguée générale du Syndicat des Libraires francophones de Belgique, la réalité est plus nuancée. « La vente en ligne, de manière générale, est un risque. Mais l’autoédition via Amazon n’augmente pas ce risque », estime-t-elle. « On a une baisse de fréquentation, due entre autres à la vente en ligne, au pouvoir d’achat des gens et à la morosité ambiante, mais pas à l’autoédition ».
Cette distinction est importante, car les auteurs autoédités vendent majoritairement des livres au format numérique, dont on sait aujourd’hui qu’il n’entre pas en concurrence avec le format papier. C’est ce qu’indique le 13ème baromètre sur les usages des livres imprimés, numériques et audio, publié en 2024[8] : tandis que 2/3 des lecteurs de livres imprimés lisent exclusivement sur ce support, 90 % des lecteurs de livres numériques ou de livres audio sont des lecteurs hybrides, c’est-à-dire qu’ils lisent également des livres imprimés. D’ailleurs, Gaëlle Charon confirme : « Le numérique faisait très peur aux libraires quand ça a commencé. Puis on s’est rendu compte petit à petit que chacun trouvait son public, et que ça n’avait pas de véritable impact sur les librairies ».
Néanmoins, l’autoédition n’est pas tout à fait absente des librairies. En parallèle des ventes qu’ils réalisent en ligne, un certain nombre d’auteurs autoédités collaborent aussi avec des libraires, qu’ils démarchent eux-mêmes en leur proposant des exemplaires de leurs ouvrages. Toutefois, Gaëlle Charon constate de son côté que les libraires ont plutôt tendance à décliner les propositions de ce type, car ils considèrent le rôle de l’éditeur essentiel, et ne souhaitent pas se substituer à lui. « L’autoédition peut se retrouver en vente physique en librairie. Mais de facto, les libraires sont ‘méfiants’ vis-à-vis de l’autoédition, parce que ça n’a pas été validé par un éditeur, et qu’il y a une telle pléthore de livres qui sortent qu’ils n’ont pas le temps de valider chacun des autoédités qui leur proposent leurs livres », rapporte-t-elle.
Pourtant, pour Eulalie, les libraires auraient tout intérêt à s’intéresser à ces nouveaux modes de publication, vu l’ampleur qu’ils prennent aujourd’hui. « Je pense que beaucoup devraient changer leur vision des choses, parce que le monde change et ils risquent de rester à la traîne, s’ils restent trop ancrés dans cette vision traditionnelle. Parce que les autoédités prennent de la place. Si on est là et qu’on fonctionne, c’est aussi parce qu’il y a de la demande ».
Une littérature propulsée par les algorithmes
En parcourant les meilleurs ventes de Kindle, on constate en effet que les autoédités jouent au coude à coude avec de grands noms de l’édition. Pour eux, pas de campagne d’affichage ni de passage télé : ils parviennent à se faire connaître sans l’aide d’un éditeur, grâce à la magie des réseaux sociaux. Storys Instagram, posts sponsorisés, vlogs d’écriture sur TikTok… Ces auteurs 2.0 créent ainsi avec leur communauté de lecteurs une proximité inédite, qui se traduit en chiffres, sur le tableau de ventes d’Amazon.
Et si l’on peut se réjouir de voir auteurs et lecteurs s’épanouir dans cette nouvelle relation, cette posture d’influenceur peut aussi interpeler. Cette évolution du marché ne présente-t-elle pas un risque, pour la diversité littéraire ? L’avènement de ce type de plateformes pourrait-il favoriser l’apparition d’une littérature formatée par les algorithmes, au détriment d’autres formes de récits ?
Pour la Dr. Parmentier, cela ne fait aucun doute : « Amazon ne valorise que ce qui buzze et se moque de la diversité littéraire ou patrimoniale ».
Mais n’est-ce pas précisément ce que font les maisons d’édition : favoriser ce qui marche et surfer sur la tendance, pour générer le plus de profits possible ? La question reste, bien sûr, à nuancer. Néanmoins elle mérite d’être posée, car si Amazon apparaît comme un monstre du capitalisme, les éditeurs restent soumis aux mêmes règles.
D’ailleurs pour Eulalie, le phénomène n’est pas nouveau : les éditeurs privilégient les genres à la mode, parce que ce sont ceux qui se vendent le mieux, tout simplement. Amazon ne fait que suivre le mouvement, en affichant en priorité les titres les plus vendeurs. « C’est le jeu, on ne peut pas reprocher au site de mettre en avant les livres qui se vendent », conclut-t-elle.
En librairie ou sur Amazon : l’issue de la partie reste donc entre les mains du lecteur. Demain comme hier, c’est lui qui aura toujours le dernier mot.
[1] Bibliothèque nationale de France, Rapport d’activité 2023 : https://www.bnf.fr/sites/default/files/2024-06/rapport_activite_2023.pdf, consulté le 11 mai 2025.
[2] Service général des Lettres et du livre, Étude sur la situation socio-économique des auteurs et autrices de livres en Fédération Wallonie-Bruxelles : https://auteurs.jupiterphaeton.com/wp-content/uploads/Bela_Etude_DEF_Wallonie_Bruxelles.pdf, consulté le 17 mai 2025.
[3] Charlie Bregman, L’auto-édition pourquoi comment pour qui: Guide tiré d’une enquête auprès de 130 auteurs (2015).
[4] Stéphanie parmentier, Du compte d’auteur à l’auto-édition numérique : études des formes et des pratiques de l’édition non sélective, 2020.
[5] https://publications.stand.earth/prime-polluter/
[6] Jean-Baptiste Mallet, Le loup dans l’imprimerie, dans L’Humanité, 31 octobre 2022 : https://www.humanite.fr/social-et-economie/amazon/amazon-le-loup-dans-limprimerie-769277
[7]https://www.facebook.com/SamanthaBaillyAuteur/photos/a.522960031063717/2584542084905491/?type=3&ref=embed_post, consulté le 1 mai 2025. / Vincy Thomas, Autoédition : Samatha Bailly explique son choix, dans Livres Hebdo, 12/10/2018.
[8] https://www.sgdl.org/images/phocadownload/Barom%C3%A8tres/sofia_barometre_2024_hd_compress%C3%A9.pdf , consulté le 17 mai 2025.