Au cœur de la cité Parc à Marcinelle
Crédits photos : Lilou Vanderheyden
À Charleroi, deuxième commune wallonne la plus touchée par la crise du logement social, plus de 4.800 candidatures attendent. Alors, parmi Corinne, Andrée ou Eric, qui sont les chanceux ? Ceux qui vivent dans un logement rénové ? Dans une tour où la propreté laisse parfois à désirer ? Ceux qui vivent dans une petite maison défraîchie ? Ceux qui vivent trop nombreux dans des logements trop petits ? Même à la cité Parc, les logements classent, ou déclassent, ceux qui y vivent.
Eric
Dès l’arrivée, impossible de les manquer : six blocs massifs de dix étages se dressent fièrement, tels des géants de béton. Tous identiques dans leur structure, ils se distinguent uniquement par leurs couleurs vives — bleu, vert, mauve, orange. De loin, ils paraissent presque joyeux… Ensemble, ils dominent le paysage, comme s’ils avaient été déposés là, au hasard, au milieu d’un grand tapis d’herbe.
Des chemins de promenade ont été créés récemment, ainsi qu’une plaine de jeux et un terrain de football. De nombreuses personnes s’y baladent avec leur chien, arpentant les petits sentiers pour dégourdir les pattes de leur fidèle compagnon. Éric et son chien, Samy, font partie de ces habitués. Ancien militaire parisien, il est arrivé à Charleroi il y a trois ans, car des proches y vivaient. Cela fait maintenant deux ans qu’il a obtenu un logement social : une petite maison de plain-pied, avec un petit jardin fleuri et une clôture en bois. Très modeste mais convenable. Il ne s’en plaint pas.
Il vit désormais de sa pension militaire. Quand on lui demande jusqu’à quand il compte rester dans sa maison, il rit et s’esclaffe : « Je vais mourir ici ! ». En désignant les tours du menton, il ajoute : « Heureusement qu’on ne m’a pas mis dans ces HLM. Là-bas, c’est le bordel. »
Dès l’entrée de sa maison, une odeur de cigarette saisit les narines. Trois canettes de boisson énergisante ouverte traînent sur la table, à côté d’un chevalet. Éric peint et aime jardiner à ses heures perdues. Au mur trônent des objets qui lui rappellent des moments de vie. Il s’allume une cigarette, ouvre une énième canette énergisée et boit à grandes gorgées. Sur ses bras, des tatouages “faits maison”, qu’il me montre en souriant. « On faisait ça à l’armée, avec les copains, quand on s’emmerdait. »
Il y a ceux qui cultivent un potager, et ceux qui n’ont même pas de balcon pour s’aérer.
Une micro-ville
La Cité Parc fonctionne comme une véritable micro-ville. Au centre, on trouve un commissariat, une école et une crèche. Un hall sportif jouxte également un terrain de dressage pour chiens. À quinze minutes à pied, supermarché, boulangerie, magasin de bricolage, de vêtements, friterie et pizzeria couvrent presque tous les besoins du quotidien.
La cité est sale. Des déchets et des objets insolites jonchent le sol. Les sacs noirs, pourtant interdits, sont entassés à proximité des bancs et des cages à ordures. Certains habitants jettent leurs déchets du haut du 10e étage. Les moins respectueux s’en moquent : ils savent qu’ils seront ramassés par la Sambrienne, et que la facture est envoyée à toute la collectivité. Une amende publique qui agace ceux qui, eux, respectent les règles.
Il y a ceux qui trient leurs déchets, et ceux qui les déposent n’importe où.

Corinne
Le matin, la cité est calme et vide. Elle dort encore. On est mercredi, et le soleil brille. Vers midi, la cité s’éveille doucement. Des femmes seules sortent des hautes tours, certaines avec des poussettes vides, d’autres encore en pyjama, se dirigent vers l’école de la cité. Dix minutes plus tard, elles réapparaissent, cette fois accompagnées d’un, deux, trois, parfois cinq enfants. Ensemble, ils regagnent leur bloc respectif.
En bas de la tour bleue, la numéro six, Corinne retient ses chiens qui s’approchent d’une petite fille dans une poussette. Elle se dirige vers l’ascenseur et appuie sur le bouton pour accéder au huitième étage. Son appartement compte trois chambres : elle y vivait avec ses deux filles. Depuis, l’une d’elles est partie vivre avec son copain.
Quand Corinne a fait sa demande de logement, elle espérait obtenir une maison. Elle n’avait même pas mis la cité Parc parmi ses choix. « Les gens me disaient : ne mets pas la cité Parc, c’est la pire. Mais je n’ai pas eu le choix, j’ai dû accepter », confie-t-elle. Elle s’estime quand même chanceuse d’être dans le bloc bleu, qu’elle juge « correct » comparé à d’autres, comme le huit ou le deux. Elle aimerait pouvoir déménager, mais elle n’en a ni le courage, ni les moyens.
Quand elle a emménagé, elle est arrivée dans ce petit trois chambres avec toutes les affaires d’une maison. Deux ans plus tard, son appartement déborde : des cartons, des objets entassés un peu partout. Dans la chambre de sa fille encore présente, une énorme cage à cochon d’Inde prend plus de place que le lit. La cuisine, presque plus petite que la salle de bains, est remplie d’ustensiles en tout genre.
Corinne aimerait se sentir mieux chez elle, mais elle n’ose pas investir de l’argent dans un lieu qu’elle pourrait devoir quitter quand sa dernière fille ne vivra plus avec elle.
Il y a ceux qui s’y plaisent, et ceux qui n’y restent que faute de mieux.


Des familles à l’étroit
À Charleroi, c’est La Sambrienne qui gère le parc de logements publics. Elle en possède près de 10.000. Dans la cité Parc, on compte 13 logements de 4 chambres et seulement 3 logements de 5 chambres. Les familles nombreuses peuvent demander une mutation ou candidater à nouveau pour un logement plus grand. Étant donné la rareté de ce type de logements, David Conte, porte-parole de La Sambrienne, reconnaît que l’attente peut être très longue, car les mutations sont traitées dans l’ordre de la liste d’attente.
Faute de place, certains appartements à une ou deux chambres sont occupés par des familles nombreuses. La loi stipule que des enfants de sexes différents et âgés de plus de cinq ans doivent avoir des chambres séparées. Mais pour beaucoup de familles, ce n’est tout simplement pas possible.
Il y a ceux qui ont leur chambre à eux, et ceux qui dorment dans le salon avec leurs trois frères et sœurs.
Le parcours du combattant
Obtenir un logement social à Charleroi, c’est un vrai parcours du combattant. Le processus est long, les délais souvent décourageants.
Pour y prétendre, il faut répondre à plusieurs conditions. D’abord, ne pas dépasser un certain plafond de revenus. Ensuite, accumuler suffisamment de points pour espérer obtenir un toit. Cinq points sont accordés si vous êtes sans-abri, cinq autres si vous êtes victime de violences intrafamiliales, trois si un membre de votre ménage est porteur d’un handicap reconnu, ou encore deux si vous êtes un ancien ouvrier mineur.
Autrement dit, plus votre situation est difficile, plus vous avez de chances de décrocher le précieux sésame : un logement social dont le loyer est adapté à vos revenus. Il faut cependant faire preuve de patience. Et même lorsqu’un logement vous est attribué, vous n’avez pas le choix ni du lieu, ni du logement. C’est donc une véritable course aux points pour des centaines de familles qui attendent, chacune espérant que son parcours de vie compliqué lui vaudra une place en haut de la liste.
La Sambrienne reconnaît que le système d’attribution de points créé par la Wallonie commence à dater. Son porte-parole explique que l’on accorde encore des points de priorité à d’anciens ouvriers mineurs ou à d’anciens prisonniers de guerre. Par contre, il n’y a pas encore de points de priorité pour des parents célibataires.
De plus, La Sambrienne détient le triste record des habitations…non habités ! 13 % de la totalité des logements sont inoccupés. Cela représente 492 logements théoriquement louables, mais vides, et 771 logements considérés comme non-louables.
La Sambrienne assure que tous les logements vacants sont suivis. Elle reconnaît néanmoins que l’inoccupation reste un véritable problème, et dit vouloir mettre en place un plan stratégique pour y remédier. Mais les délais s’allongent, les travaux s’accumulent, et certains logements sont en stand-by administratif. Pendant ce temps, certains logements vides sont pris d’assaut par des squatteurs malins, qui ne s’embarrassent pas d’attendre leur tour sur la liste… et profitent d’un toit sans payer le moindre loyer.
Il y a ceux qui règlent chaque mois un loyer, et ceux qui occupent gratuitement la maison d’à côté.

Andrée
Dehors, il fait bon. Tandis que les habitants des petites maisons profitent de leur jardin, ceux des blocs ouvrent grand leurs fenêtres pour laisser entrer l’air. Devant une porte d’entrée, une femme âgée est assise sur une chaise, son chien en laisse à ses pieds.
Andrée a 84 ans. Cela fait 48 ans qu’elle vit dans cette maison familiale de la cité. Elle souffre d’un glaucome et ne voit presque plus. Souvent, elle garde les yeux fermés. Mais lorsqu’elle parle, son débit est rapide, presque ininterrompu. Elle confie qu’elle se sent seule et qu’elle n’échange plus beaucoup avec ses voisins.
À l’époque, elle vivait avec son mari mineur dans les anciens bâtiments de la C.E.C.A (Communauté européenne du charbon et de l’acier) qui font maintenant partie de la cité Parc. Andrée est toujours restée dans la cité, changeant plusieurs fois de logement avant de s’installer, il y a 48 ans, dans cette maison.
Aujourd’hui, elle vit seule et parle souvent à son assistant vocal pour combler la solitude. « Je dis : OK Google. Ça me tient compagnie. Je lui demande l’heure, mais parfois, il ne comprend pas ce que je dis et il arrête de me répondre », raconte-t-elle en riant doucement. À ses côtés, Youyou, son chien, aboie vivement à chaque voiture qui passe. « Heureusement que je l’ai. Sinon, je ne tiendrais pas », souffle-t-elle. « On me dit d’aller en maison de repos, mais j’ai peur, parce que je ne vois plus. Alors je reste ici… »
De nombreuses maisons familiales sont aujourd’hui occupées par des personnes âgées vivant seules, tandis que d’autres familles s’entassent dans de petits appartements. La première priorité de La Sambrienne, avant même les mutations des logements trop petits pour les familles, est justement de libérer les logements trop grands.
Cependant, la réglementation actuelle ne permet pas d’imposer une mutation. Un système de surloyer existe dans certains cas pour les chambres excédentaires, mais cela ne suffit pas toujours à encourager le déménagement.
Il y a ceux qui s’entassent à cinq dans trois pièces, et ceux qui arpentent seuls des maisons vides.

Une cité contrastée
Dans cette cité aux façades uniformes, derrière les murs identiques et les blocs alignés, se cachent des mondes intimes. Des histoires discrètes ou bruyantes, des vies qui s’emmêlent dans un quotidien pas toujours facile. Des familles nombreuses à l’étroit, des personnes âgées isolées. Certains s’attachent à leur logement comme à une chance, d’autres n’attendent qu’une chose : en partir. Mais tous cohabitent, chacun à sa manière, dans cette micro-ville : la cité Parc de Marcinelle.
Sur un mur du bloc six, une phrase taguée attire l’attention : « Le futur, c’était mieux avant.»
