Alexis Vercruysse
A Charleroi comme ailleurs, des hommes et des femmes luttent tous les jours contre l’alcoolisme. Face à l’évidence de l’alcool et à son hyper banalisation, certains d’entre eux se rassemblent jusqu’à plusieurs fois par semaine pour se rappeler d’où ils viennent, et pour continuer à avancer sur le chemin de l’abstinence. Dans leur salle de réunion, les récits s’entrecroisent.
Ding.
La sonnette retentit sèchement et jette un silence presque religieux. Dans cette petite salle aux quatre murs blancs quasiment nus, les rires ont cessé de fuser soudainement.
Tout le monde n’est pas là mais il est 19h, la réunion commence. Avant toute chose : une communication de service. Le groupe, Vie Libre, cherche un nouveau trésorier, adjoint, et un nouveau président, adjoint aussi, c’est nécessaire pour les statuts. Homme ou femme, on s’en fout. “Si vous êtes intéressés, envoyez un message à Linda” souligne Samuel, avant de continuer : “Aujourd’hui nous allons accueillir Isabelle. Je ne sais pas si tu veux commencer ? Ou si tu préfères parler plus tard ?”
Elle est toute tremblante, un peu en retrait. Un mélange de timidité, de gêne et d’un peu de honte peut-être. Autour de cette grande table remplie de crasses à grignoter, une dizaine de femmes et d’hommes sont prêts à l’écouter. Elle ne les connaît pas, personne. Sur le parking, elle avait demandé où était le bâtiment 8A avant de retourner fumer près de sa voiture en attendant l’heure. On était devant.
“Bonsoir tout le monde, je m’appelle Isabelle, je suis absti…enfin j’ai fait une rechute. Ça faisait un an que j’étais abstinente. On dit de téléphoner avant et pas après mais bon voilà, malheureusement j’ai téléphoné après. Je ne jette la pierre à personne, c’est moi qui ai pris le premier verre (…) Je vous remercie de m’accueillir. Merci à tous.” Tout le monde répond aussitôt, presque en cœur, “merci à toi !”
Grégory n’y manque pas non plus, il est assis en face d’elle, il la soutient du regard en attendant son tour. Il en avait vu des nouvelles têtes… Puis il en avait revu certaines, d’autres pas. Toutes avaient un jour fait un choix fort. Le tout, c’était de savoir s’y tenir.
François Ghislain, un des rares alcoologues à Charleroi le reconnaît volontiers : l’arrêt, c’est tout ou rien. Il a l’habitude de comparer l’alcool à Matrix. “Tu prends la pilule bleue ou la pilule rouge ?”, dit-il souvent à ses patients. “Si tu prends la pilule bleue : tu décides de rester dans le système, tu bois de l’alcool, tu restes dans tes problèmes, tu ne vois pas la réalité telle qu’elle est. Si tu prends la pilule rouge : tu arrêtes de boire, tu vois la vie autrement, tu la vois telle qu’elle est, et tu vois aussi le système tel qu’il est, auto-destructeur.” Tout le monde ici avait pris la rouge. Grégory aussi. Il se souvient du temps de la pilule bleue : celui des maux d’estomac, des sueurs et des mauvaises nuits.

Le temps du Jasy
Au sortir du bois de Soleilmont, on débouche sur une nationale, juste en face, de l’autre côté des deux bandes bien plus empruntées que les sentiers voisins, c’est la maison des parents de Grégory, dans laquelle il a toujours vécu et vit toujours. Le Jasy, c’est juste un peu plus loin.
– Du tabasco avec le jus de tomate ? lui demande la serveuse.
– Je veux bien, merci ! répond-il avec assurance.
Rien n’avait changé. Même décor, mêmes habitués. Dehors il fait magnifique. A l’intérieur, un peu trop chaud. Grégory se rappelle de tous les moments qu’il a déjà passés dans ce Jasy avec une touche de nostalgie. A l’époque, il pouvait y rester des heures, à déguster des trappistes : une, deux, trois ou plus. Il préparait ses émissions radio, trois heures de carte blanche le vendredi ou le samedi soir, ambiance rock, sa vraie passion. Il se rend compte du long chemin déjà parcouru depuis. Une année, sept mois et vingt-six jours. 9135 euros d’économies, et 1809 heures. Son « Facebook d’abstinent« , I Am Sober, ne ment pas : ça faisait 600 jours qu’il ne buvait plus d’alcool, déjà ! Et parmi eux, “le plus beau nouvel an de ma vie” dit-il, et d’ailleurs “tout le monde l’avait dit !” Il avait fêté la nouvelle année avec quelques autres abstinents de son groupe de parole, c’étaient devenus des amis. Ils avaient été dormir à quatre heures du mat’. Le lendemain, il ne leur manquait qu’un peu de sommeil, leurs souvenirs étaient figés. Peut-être Isabelle sera-t-elle de la partie l’année prochaine.
La réunion
Pour l’instant, Isabelle écoute attentivement la prise de parole de Fabrice en remplissant à nouveau sa tasse de café après l’avoir vidée en un temps record. Puis elle se lance à son tour, clouée à sa chaise. Chaque mot semble vouloir rester ancré au plus profond d’elle, elle doit se les arracher. “Toute ma vie sociale ne tournait qu’autour des Alcooliques Anonymes” commence-t-elle par dire, “mais depuis ma rechute je ne veux plus y aller, je pense que je les dégoûte. Je suis complètement isolée. Je me suis inscrite au Forem mais je ne sais pas… En fait l’alcool m’a tout détruit, que ce soit mon travail, mes économies, il m’a détruit beaucoup de choses… Heureusement il a au moins gardé mon foie…enfin plus ou moins.”
Elle avait précisé ne pas vouloir plomber l’ambiance. “Mais non, ne t’inquiète pas !” lui avait-on répondu avant qu’elle commence. Elle finit par dire qu’elle était contente d’avoir trouvé ce nouveau groupe de parole, Vie Libre.
Grégory sait bien de quoi elle parle. Lui aussi l’avait échappé belle. “Je ne vais pas y aller par quatre chemins, vous avez une stéatose de niveau 3” lui avait dit son toubib. Plus que quelques petites étapes avant la cirrhose, “le stade ultime”. Il ne l’oubliera jamais, ça avait été le déclic. Il avait fait marche arrière toute : direction l’abstinence. Direction les psychologues, les psychiatres, et puis surtout, ces fameux groupes de parole, “essentiels dans le rétablissement” trouvait-il. “D’abord tu te rends compte que tu n’es pas seul, et que la plupart des abstinents ont la banane, ça rassure. Et puis ça permet de te rappeler que tu es alcoolique, parce qu’on peut bien vite l’oublier. Y aura toujours un petit barman accoudé sur ton épaule, prêt à te faire plonger à la moindre gorgée.”
L’alcool, une drogue dure
Bien souvent, ceux qui replongent s’enfoncent encore plus profondément que la fois précédente. Alors plus jamais, c’est plus jamais. Tout le monde le dit. Même Gaby.
Lui, les groupes de parole auxquels participent Grégory et sa clique, ça ne lui dit rien. Écouter les problèmes des autres, ça ne l’intéresse pas. Et pas besoin que les autres connaissent les siens. Il vit dans la rue avec sa femme. L’alcool, ça le connaît : le brouillard, le sevrage, la rechute, l’abandon. Puis de nouveau l’espoir, sans conviction, vain d’avance.
Dans sa tente entourée de cadavres de canettes, avec une voix rocailleuse d’un réveil de sous les ponts, il le dit sans hésitation : “Plus jamais, c’est plus jamais. Le problème c’est que quand tu vas faire un sevrage à l’hôpital t’es entouré, donc ça va, mais après trois semaines t’es dehors…”
Dehors… “Au paradis des alcooliques”, poursuit-il… L’enfer des abstinents ?
– Tu fumes quoi là ?
– De la coke, répond Gaby. L’avantage de la coke c’est que c’est juste psychologique.
Sa femme précise : “nous quand on dit stop, c’est stop” avant de déposer sa tête dans le peu de place qu’il reste dans l’ouverture de la tente, sur l’épaule de son mari.
– C’est plus facile d’arrêter la coke que l’alcool ?
Le couple se marre.
– T’as déjà vu de la coke qui passe à la télé toi ?
T’en as déjà vu sur les panneaux de publicité ?
De la coke sur les panneaux publicitaires… du jamais vu, non, inimaginable.

A Charleroi, c’est Jupiler qui a envahi tous ceux des arrêts de bus. Et pourtant l’alcool est une drogue dure, c’est l’OMS qui le dit. On le dit moins dans la vie de tous les jours, on ne le dit pas enfait.
Et pourtant c’est aussi nocif que de la cocaïne, que de l’héroïne.
A chacune de ses premières séances, l’alcoologue François Ghislain l’explique méthodiquement à ses patients : « la seule différence avec d’autres drogues dures, c’est le chemin de dépendance. Pour l’alcool il est énorme, pour la coke il est beaucoup plus court, mais à dépendance égale : c’est la même chose.”
Compliqué d’arrêter donc.
Xavier de Longueville, psychiatre au Grand Hôpital de Charleroi, confirme : “c’est terriblement difficile de prendre la décision de l’abstinence. Et puis avant de prendre cette décision il faut d’abord se savoir alcoolique…” Le plus difficile peut-être… Seulement huit pourcents des gens qui devraient être pris en charge le sont, d’après le psychiatre : “92% échappent au système, ils ne savent tout simplement pas qu’ils sont alcooliques.”
Le problème est vaste, sociétal. “C’est le statut de l’alcool qui est problématique” déplore-t-il. François Ghislain est du même avis : “c’est un vrai problème de santé publique, il faudrait faire une psychanalyse globale de la société pour se rendre compte à quel point une drogue dure et aussi destructrice que l’alcool est rentrée dans nos normes de consommation”.
100% zéro !
Pour Grégory, soigner son alcoolisme, c’est apprendre à accepter et gérer ses émotions, il en est sûr. « Tous les psys te le diront« , assure-t-il à Stéphanie lors de son tour de parole. Quelle sournoiserie ! “Si tu es malheureux ou déprimé : va boire un coup, ça ira mieux. Si tu te sens bien, que tu veux faire la fête : profites-en, va boire un coup ! Ton verre est ton meilleur ami”, enchaîne-t-il. C’est en effet ce que notre cerveau pense quand on le fait trop boire. Mais c’est “un faux ami ”, précise bien Samuel qui préside la réunion, la main non loin de sa sonnette. “Comme on dit souvent, l’alcool dissout tout, tout ce qu’on peut imaginer. L’argent, les maisons, les ménages, les enfants. Mais pas les problèmes”, poursuit-il entre la prise de parole de Véronique, déprimante, et une nouvelle et dernière intervention d’Isabelle.
Elle se sent différente, pas normale. Un samedi ensoleillé à rester cloîtrée à l’intérieur, volets fermés ? Non, décidément elle ne se trouve pas normale, “même dans les cures que j’ai faites, tout le monde aimait le soleil”, murmure -t-elle, perdue. Le groupe l’écoute avec empathie. Ne plus aimer le soleil, c’est tout à fait plausible : François Ghislain lui expliquerait tout de suite que “l’alcool est un dépresseur qui provoque la dépression, l’anxiété.” Dans son cabinet, il lui aurait dévoilé tout le processus, il lui aurait expliqué le « pourquoi » biologique : “pour avoir une humeur stable, notre cerveau produit un acide qui s’appelle le gaba, mais la consommation d’alcool l’en empêche. Donc les gens qui boivent souvent ne produisent quasi plus jamais de gaba, fatalement ça les déprime.”
Mais comment retrouver un peu de joie de vivre se demande-t-elle sûrement, comme beaucoup d’autres. Pour ses patients un peu trop fans de bière, l’alcoologue a une solution : “Buvez de la bière ! Sans alcool !” De la “zéro pourcent” : “le meilleur outil du monde” d’après lui. “Tentez l’expérience” dit-il à ses patients. Est-ce que ça leur a déjà donné envie d’alcool ? “100% me disent : jamais !” Et d’après ses dires, ça lui a déjà valu d’en sauver plus d’un ! La vieille école dit non, surtout pas, ça donne le goût et donc l’envie ! C’est faux : “n’importe quel neurologue te dira que ton cerveau reconnaît le goût, mais pas les effets. Alors s’il veut une bière, donne-lui, donne-lui une zéro. Il te foutra la paix” assure François Ghislain.

A la réunion de Vie Libre, tout le monde n’est pas aussi radical que l’alcoologue. Le groupe se divise entre convaincus et trop frileux pour essayer. Rien que d’y penser… non, certains ne peuvent pas s’y résoudre. Grégory, lui, fait partie des convaincus. Il y a quelques jours, il s’était acheté une bouteille de rouge sans alcool pour accompagner la pizza qu’il s’était faite livrer. Il n’en avait bu qu’un verre. “Pourtant la bouteille était là…”
Jusqu’à quand ?
La parole a fait le tour de la table, il ne reste qu’à Linda, la secrétaire du groupe, de remercier tout le monde pour dimanche. C’était l’assemblée générale de Vie Libre. Les différents groupes wallons de l’ASBL se sont rassemblés chez eux, à Charleroi. Tout s’était bien passé, elle en est émue. Elle se remémore cette journée avec un sourire libéré, trop longtemps oublié. Elle avait eu la force de sortir de longues années difficiles, d’un alcoolisme caché et de retrouver une joie de vivre. Elle en était fière. Pour l’instant quatre réunions par semaine la font tenir, et son nouveau rôle de secrétaire la fait tenir d’autant plus fort. Elle avoue être devenue accro à ces réunions. « Notre abstinence, c’est notre identité« , avait un jour dit un de ses amis de Vie Libre. Elle était d’accord, et cette nouvelle identité lui allait comme un gant. Grégory ne pouvait qu’approuver, lui aussi. Les deux disent vivre « une abstinence heureuse« .
Mais pour combien de temps ? Linda elle-même reconnait que seuls 3% des abstinents arrivent à tenir la promesse qu’ils s’étaient un jour faite : ne plus jamais boire.
“Je finirai peut-être par y retourner, si je perds ma fille…je ne tiendrai peut-être pas le coup” se dit-elle.
“24 heures à la fois !”
“Aujourd’hui je vois un verre d’alcool comme je verrais une chaise ou une table” avait un jour dit Grégory. “Mais dans dix ans ? Quinze ans ? Vingt ans ? On verra bien. 24 heures à la fois !”
Pour aujourd’hui, la réunion est terminée. Il ne reste qu’à faire un peu de vaisselle dans la pièce d’à côté. Grégory a déjà une cigarette entre les doigts qui ne demande qu’à être allumée. De l’autre côté de la petite salle, une vapoteuse cramponnée dans le creux de la paume, Isabelle se fraie un chemin entre les chaises et le monde qui s’est levé avant de s’éloigner, en murmurant quelques timides au revoir. Un pas devant l’autre, droit vers la sortie. “Faire le premier pas, c’est vraiment le plus dur à faire. Mais revenir c’est encore mieux”, lui avait dit Samuel avant qu’elle ne s’échappe. Elle avait fait le plus dur.
J’espère qu’elle reviendra.
Dans le brouhaha général quelqu’un lâche “Tous chez Odile”, un café de ville haute. “Pas pour moi” répond aussitôt Grégory, tout de même hésitant. Retour maison” !
Le lendemain matin, comme le veut sa routine quotidienne, il partagera à tout le monde sa review musicale du jour, sur Whatsapp.
“Voici le titre “Home” du groupe américain Edward Sharpe & The Magnetic Zeros. Un groupe de Los Angeles formé en 2007. J’aime bien cette chanson qui donne envie de siffler et met de bonne humeur. Enjoy !!”