Rehan Rihaz occupe son night shop 6, Rue des Fabriques presque 24h/24, tous les jours de l’année. Vous le connaissez peut-être déjà comme le patron de « Chez Madeleine », ou peut-être comme Mister Moon, hôte des soirées du Nouvel An en ce même lieu. J’ai essayé de craqueler la carapace du « big boss » des vendeurs de nuit, afin d’entrevoir l’homme qui se cache dessous.
Photo : Sarah Renard (CC BY NC ND)
J’arrive en fin de soirée, horaires Covid, c’est-à-dire vers 21h. Je prends des photos depuis l’extérieur, quand un petit monsieur au visage qui m’est familier arrive d’un air renfrogné, et me demande si j’ai l’intention de prendre des photos du magasin. Je me prépare à lui expliquer mon projet, quand il enchaine en m’expliquant qu’il doit d’abord se recoiffer et mettre un beau costume.
Il m’invite à le suivre, je m’exécute. J’entre dans un lieu plein de vie, simple mais agréable mélange d’habitués et d’inconnus, de rires et de banalités qui n’en sont pas. On s’installe naturellement dans l’arrière-boutique. Après une petite visite, il insiste pour que je me serve dans les frigos et les rayons si je veux quelque chose, et une croisière à travers sa vie commence.
Un enfant qui arrive en Belgique
Rihaz est arrivé du Pakistan en 1984 en Belgique, à l’âge de 11 ans. Il vient rejoindre son père, déjà ici depuis 1970. Sa mère, il ne s’en souvient pas ; elle est décédée quand il était très jeune. Son visage ne lui revient plus, et il n’a pas de photos. Le seul souvenir qu’il ait, c’est sa grand-mère qui lui a raconté il y a longtemps. La nuit avant que sa mère ne décède, ils sont montés sur le toit de leur maison au Pakistan, ont regardé les étoiles, et longuement parlé de la Lune. C’est en son honneur qu’il préfère qu’on l’appelle « Moon » aujourd’hui.
Arrivé en premier lieu à Bruges, Moon parle d’ailleurs « een kleine beetje Nederlands » certifie-t-il. Il n’y est cependant pas resté longtemps, le racisme y étant trop lourd à ses yeux. Les gens, en les voyant, ouvraient leurs fenêtres et criaient « Venez voir les enfants, regardez, des Noirs ». « On était des animaux dans un zoo », rapporte Moon. Lui et son petit frère sont donc venus s’installer chez leur oncle, à Bruxelles. Quand je lui demande ce qu’il aime le plus en Belgique, il répond, instantanément et vigoureusement : « Tout ! ». « Quand j’arrive à Zaventem après une visite au Pakistan, les portes s’ouvrent et je me dis oh, comme je suis chez moi. » Et en ce qui concerne ce qui lui manque de là-bas, il lève le regard dans le vide, le fixe sur les photos au mur, et après quelques secondes, il lance, droit dans mes yeux : « les racines ». Il hôche la tête. « Les racines, oui. Tu peux déraciner un arbre, il poussera ailleurs, mais tu auras quand même arraché quelques racines profondes, tu vois ? C’est ça qui manque, c’est la famille. Mais j’ai appris qu’on ne peut pas tout avoir ».
Un adolescent
Moon allume une cigarette, tire une bouffée et la repose. Il m’explique qu’il a également accompli son service militaire en Belgique. A 14 ans, il reçoit les convocations. Il aurait pu les éviter, étant étudiant, mais son père avait pour ambition qu’un de ses fils fasse l’armée, fasciné par les uniformes, symbole pour lui d’autorité. Alors le jeune Moon s’en va. Il va faire sa préparation à Vielsalm, en hiver, pour ensuite aller à Marche-en-Famenne. Les yeux brillant d’un mariage entre fierté et souvenir douloureux, il relate qu’il a passé trois mois sans manger de repas chaud, car il y avait du porc dans ceux qui étaient proposés. Après de longs débats avec son colonel, il est finalement parvenu à obtenir un menu 100% halal. « J’étais le premier commando, le premier à transformer le menu » assure-t-il.
A 17 ans, il travaillait dans le night shop de son oncle. Il dormait sur un matelas derrière le comptoir, se levait pour travailler derrière ce même comptoir de 7h à 3h du matin, tous les jours de l’année, Nouvel An et Ramadan compris.
Un homme de valeurs et de principes
Il marque une petite pause et jette un regard à l’écran affichant les caméras de sécurité. « Tu sais, Sarah, aujourd’hui je porte beaucoup de bling bling. Tu vois tout ça, les bagues, les chaines. Quand les gens critiquent, je leur répond « mon ami, j’ai travaillé pour ça ». Et c’est vrai, j’ai beaucoup travaillé. Pour moi, le travail, c’est la meilleure solution. Ça fait 33 ans que je paye les taxes, que je me lève pour travailler, et pas un seul jour de chômage. Je ne ferme le magasin que pour de graves raisons ».
Il se redresse et croise les mains sur ses genoux, se prépare à me dire quelque chose, quand nous sommes interrompus par un jeune homme, une bonne trentaine peut-être. Tous sourires, ils se font une embrassade et des compliments sur leurs tenues et coiffures respectives, en riant. Moon me le présente, c’est « Monsieur Cédric ». Celui-ci lui promet de ramener son assiette dans la semaine, et après quelques minutes encore, il s’en va. Moon m’explique qu’il a cuisiné pour monsieur Cédric il y a quelques jours, chose qu’il fait souvent. Il lui arrive de préparer des spécialités pakistanaises jusque 7h du matin pour les gens du quartier. En parlant de cuisine, un sourire se dessine d’une oreille à l’autre de son visage. Il m’avoue être très passionné, mais aussi très pointilleux. S’il lui manque ne fut-ce qu’une feuille de coriandre, il fonce au marché en chercher. « Le diable se cache dans les détails », assure-t-il en secouant le doigt, l’air malicieux.
Je comprends, en entendant toutes ses histoires et anecdotes, qu’en plus de travailler sans relâche, Moon est un grand cœur. A plusieurs reprises, il quitte son fauteuil pour parler aux clients, pour leur offrir des petits chocolats. A un moment, il aperçoit une dame âgée. Il me dit qu’il revient vite. Je le vois remplir deux sacs de nourriture, et sortir du magasin. En revenant une vingtaine de minutes de plus tard, il m’explique qu’il l’a déposée et a monté ses courses au cinquième étage, car elle n’a pas d’ascenseur. Son employé aussi est pakistanais. Ensemble, ils parlent Cachemiri. Il l’a connu quand celui-ci était coincé à la frontière italienne, et qu’il a appelé Moon a la rescousse. Celui-ci a réglé ses problèmes, et lui a permis de rentrer. Après quelques temps, quand il avait remboursé Moon de chaque centime, il lui a demandé un travail. Moon lui a lancé les clés en disant : « Tiens, tu ouvres le magasin demain matin. Sois à l’heure. »
Un homme de confiance
Moon offre facilement sa confiance, pourtant il a été souvent volé, trahi, déçu. Quand je lui demande comment continuer à faire confiance, il répond sans hésiter que tout le monde n’est pas pareil. Peu importe la couleur et la religion, chacun mérite une chance, une première chance aveugle. Parfois pour nous, un geste ne change rien, alors qu’il change tout pour les autres. « Même si tu m’as volé, c’est pas grave. Allah me le rendra 70 fois. Je travaillerai et je m’en sortirai. Il ne faut jamais souhaiter un malheur à quelqu’un, toujours tendre la main. C’est pour ça que j’expose les œuvres des jeunes, par exemple. » En effet, « Chez Madeleine » se définit comme un centre culturel pour tous.
Je ne réponds rien, je souris. On se regarde dans les yeux. On sent la fin de la conversation arriver. Un dernier dialogue. « Moon, si tu devais résumer en une phrase ce que tu penses de la vie, ce serait quoi ? » « Ah, Sarah. La vie c’est pas un cadeau hein. Il faut se battre, il faut travailler, il faut faire des sacrifices. C’est dur parfois. Mais la vie c’est aussi le plus noble des cadeaux qu’on puisse recevoir. Il faut être reconnaissant pour cette vie. »
Le magasin est fermé maintenant. Moon enlève ses bijoux, retire sa veste bleue et s’entoure d’un plaid rose à fleurs. On rigole encore un peu. Il me raccompagne ensuite à la porte et me demande si j’ai besoin d’un taxi. Je réponds que non, et je promets de revenir très vite, la tête pleine d’admiration et le cœur léger d’avoir fait une si belle rencontre.