Toxicopolis

CHAPITRE 1 : TRISTE ZONE

Charleroi c’est le Bois du Cazier, le BPS22, la boucle noire, mais aussi la drogue. Pour ce premier chapitre de notre série consacrée à la toxicomanie en terre carolo, Mammouth a rencontré des consommateurs d'héroïne, mais aussi des policiers et associations qui les fréquentent au quotidien.

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Photos : Camille Block (CC BY NC ND)

CHAPITRE 1 : TRISTE ZONE

Charleroi c’est le Bois du Cazier, le BPS22, la boucle noire, mais aussi la drogue. Pour ce premier chapitre de notre série consacrée à la toxicomanie en terre carolo, Mammouth a rencontré des consommateurs d’héroïne, mais aussi des policiers et associations qui les fréquentent au quotidien.

Photos : Camille Block (CC BY NC ND)

Depuis près de dix ans, la ville de Charleroi connaît une métamorphose. Le bas de la ville, autrefois réputé pour être le quartier général de la drogue, laisse place aujourd’hui à des enseignes de fast fashion, des restaurants inscrits au Michelin et quelques agences d’intérim. Pourtant, la délinquance et les stupéfiants n’ont pas disparu. Ils ont migré du bas vers le haut de la ville.

Bas de la ville

En ce début mars, un soleil éblouissant brille sur la ville de Charleroi. Impossible de voir à plus de cinq mètres devant soi. La Sambre est belle, presque propre et claire. Un couple est assis face à la rivière. Ils sont jeunes, une vingtaine d’années. Elle regarde au loin. Lui, essaye de capter son attention en se penchant vers son visage. De nombreux Carolos profitent de cette météo clémente pour une escapade au grand air ou un lunch en terrasse. A quelques mètres de là, l’imposant centre commercial Rive Gauche est désespérément vide. 

Dans les années 2000, ce tableau pittoresque n’était pas imaginable. Désignée, en 2008, comme « la ville la plus moche du monde » par le magazine néerlandais Volkskrant, Charleroi n’avait pas bonne presse. Avec l’arrivée de Paul Magnette (PS) sur la scène politique carolo, suivie en 2012 par son mandat de bourgmestre de la ville, la terre de charbon s’est progressivement transformée. Sur base d’un masterplan, l’objectif du mayeur était d’opérer une transformation complète de la ville, en proposant un réaménagement complet des lieux. Adieu les rues infréquentables dès 18h, les joints et les seringues au bord de la Sambre.

Si ce premier pari a pu être tenu notamment grâce à la naissance du centre commercial Rive Gauche, en 2017, les stupéfiants, eux, n’ont pas disparu. Anne Dauchot, journaliste judiciaire à la nouvelle gazette, le confirme. « Au tribunal correctionnel de Charleroi, depuis toujours, il y a beaucoup d’affaires de stupéfiants, de vols et de prostitution ». 

Graffitis "triste zone"
Dans le parking du Palais de justice, de nombreux graffitis sont présents. Photo: Camille Block (CC BY NC ND)

Haut de la ville

Le problème s’est déplacé à un kilomètre de là, dans le haut de la ville. Étrangement, ce n’est plus la douceur de vivre, sous ce soleil printanier, qui frappe, mais plutôt un sentiment d’insécurité. Les habitants ne sont plus assis en terrasse, mais certains à même le sol. La Sambre a disparu, laissant place à des longues avenues en travaux. De part et d’autre, s’aligne un habitat abandonné et délabré.

Dans une rue parallèle au musée du BPS22, deux jeunes femmes, poussettes à la main, se pressent de rentrer chez elles. Toutes deux carolos de naissance, elles ne se sentent pourtant pas en sécurité. Elles me mettent en garde. C’est mal vu de se balader seule dans ce quartier. L’une d’elle est éducatrice auprès des jeunes toxicomanes. Elle connaît son sujet. « Ici c’est le quartier de la drogue. Il y a des seringues partout. Si tu veux trouver des toxicos, il te suffit d’aller dans la première rue à gauche. Fais juste attention à toi. A 18 heures, tu rentres chez toi ! Maintenant, si tu veux les aborder, prends un paquet de clopes avec toi ».

derrière des barrières, des restes de matelas et vêtements jonchent le sol
A une dizaine de mètres du squat, quelques matelas et vêtements laissent imaginer les conditions dans lesquelles vivent les toxicomanes. Photo: Camille Block (CC BY NC ND)

Dans cette première rue à gauche, un couple. Les voix s’échauffent. Ils refusent de me parler, impossible de négocier. A deux cents mètres de là, une jeune femme plane, assise par terre, adossée sur la devanture d’un night shop,  une cigarette à la main. Elle ne parle pas très bien le français.

Trouver des toxicomanes qui accepteraient de se faire interviewer et photographier s’avère plus compliqué que prévu. Pourtant ils sont de plus en plus nombreux. En cinq ans les faits de toxicomanie ont augmenté de 50%, dans le pays noir. Des voix d’hommes portent. « Descendez de là, c’est un monument aux morts ». Trois policiers interpellent deux jeunes de quinze ans, assis sur cette statue. « C’est la deuxième fois qu’on vous le dit les mecs ». Bingo, les policiers me renseignent sur quelques squats du voisinage.  Ils évaluent ma carrure, et  insistent pour m’y accompagner. 

Table de fortune sur laquelle se trouve du journal et de quoi se droguer
Dans ce squat, des tables de fortune sont fabriquées. Elles permettent aux toxicomanes de préparer leur dose. Photo: Camille Block (CC BY NC ND)
matériel pour se droguer avec des cailloux d'héroïne
Dans le haut de la ville, l’héroïne est monnaie courante. Les consommateurs utilisent un chalumeau pour faire fondre des morceaux d’éponge métallique et de l’héroïne. Photo: Camille Block (CC BY NC ND)

Il faut traverser tout un chantier en construction. L’accès est difficilement praticable. Au bout de cinq minutes de marche, on quitte le bruit omniprésent des travaux de la ville. Il fait étrangement calme. Derrière un grillage en métal vert, des lambeaux de vêtements jonchent le sol, d’autres sont accrochés aux arbres. Par terre, des matelas laissent penser qu’il s’agit d’un campement de fortune. En contrebas, derrière le bâtiment, on aperçoit  des déchets ménagers, mêlés à quelques seringues.

Des vies dans un autre monde

Nous arrivons aux abords d’un squat. Le mot d’ordre est la prudence. « Faites attention où vous mettez vos pieds. Il y a des seringues partout qui peuvent transpercer vos baskets ». Le sol est sale. Un amas de vêtements, de câbles électriques, de défections et de bouteilles d’ammoniac recouvre le béton. Michel est là avec son chien, Bandit. Le soixantenaire grisonnant ne prend pas la fuite. Ça faisait presque dix ans que mes trois acolytes du jour ne l’avaient pas revu. La déception se lit sur leurs visages, comme s’ils étaient tristes de voir qu’il avait échoué dans sa réinsertion. « On le sait. Quand ils reviennent à Charleroi, ce n’est jamais bon signe », confie un des policiers.

Deux policiers encadrent un homme à genoux qui ramasse son matériel
Aussi étrange que cela puisse paraître, la police n’utilise pas toujours la force pour dissuader les toxicomanes de consommer des drogues. Avec certains, ils nouent un rapport de confiance. Photo : Camille Block (CC BY NC ND).
Un homme regarde vers le haut
Michel, toxicomane. Photo: Camille Block (CC BY NC ND)

Michel n’a pas de tabou quand il s’agit de parler de cocaïne ou d’héroïne. Il essaye d’abord de nous convaincre qu’il a arrêté et qu’il vient là uniquement pour voir ses amis, avant de se résigner à avouer. La situation est surréaliste. Il m’explique, à côté des policiers, de sa voix rauque, comment il se drogue.

A ses pieds, tout un matériel médical. « Je commence par écraser la cocaïne, puis je la mélange avec un peu d’ammoniac. Je mets ça dans la seringue et je me pique une première fois ». La drogue ne faisant pas effet immédiatement, il opère l’opération inverse. Il aspire, toujours à l’aide de la seringue, ce qu’il vient de s’injecter. Le sang vient alors se mélanger à la drogue. A partir de ce moment-là, il se réinjecte le tout. Ce processus permet une absorption plus rapide de la drogue dans le sang. Cette opération, les toxicomanes la font sur ce qu’ils appellent la table. En réalité, il s’agit d’un vieux matelas en mousse jaune posé à même sol.

Un homme et son chien
Michel et Bandit. Photo: Camille Block (CC BY NC ND)

Au bout d’un quart d’heure, nous laissons Michel tranquille. Sur le chemin pour retourner dans la ville, trois autres toxicomanes sont présents. Ils sont déphasés et paniqués de voir la police. Pourtant cette fois-ci, ils ne risquent rien. Un attroupement à lieu. Un sifflement et le monde s’est évaporé. « Ce sont les guetteurs. Ils sifflent pour prévenir les dealers que les flics sont dans le coin », commente un policier. 

Mes gardes du corps improvisés ont encore du travail. Je les remercie et poursuis mon exploration de ce monde obscur prudemment, en me rapprochant des travaux et de l’animation des rues.

des détritus dans un squat
Le vol de matériel de chantier et en particulier de câbles électriques est courant. Contenant du cuivre, ces câbles se revendent à prix d’or et permettent aux toxicomanes de s’acheter des drogues. Photo: Camille Block (CC BY NC ND).

En retournant du côté du BPS 22, des ouvriers ferment leur chantier. Tout un système de sécurité est mis en place. Au moyen de cadenas dernier cri, le matériel de chantier (brouettes, câbles, disqueuses, etc.) est minutieusement enfermé dans un local. Yanis (nom d’emprunt) est responsable de la construction de ce bâtiment. Depuis cinq mois, chaque semaine, il constate des vols. Quand il quitte le chantier, il ne sait pas ce qu’il retrouvera le lendemain. Les câbles électriques sont les objets les plus prisés par les drogués. Composés de cuivre, ils peuvent être revendus à prix d’or. 

Outre les vols, Yanis déplore les occupations clandestines du chantier. Depuis quelques semaines, le troisième étage du chantier a été recouvert d’isolation, ce qui n’est pas passé inaperçu dans le coin. Dès la nuit tombée, quelques toxicomanes escaladent les grillages de sécurité pour trouver un lieu coupé du froid, où se piquer. Des seringues usagées, ainsi que la nouvelle drogue en vogue, le Lyrica, sont régulièrement retrouvées. Le promoteur immobilier a par ailleurs décidé d’interdire l’accès à ce troisième étage, pour le moment.

Le Lyrica est un médicament antiépileptique et anxiolytique utilisé pour soulager la douleur neuropathique. Ce médicament contient la molécule de la prégabaline qui provoque des effets euphorisants et une dépendance.

A deux pas du chantier, deux hommes, la vingtaine, sont assis par terre. Lui s’appelle Kevin (nom d’emprunt) et vient de Charleroi. Son pote, à sa droite, c’est Jonathan (nom d’emprunt). C’est la galère qui les a rapprochés. Ils ont beau avoir près de dix ans d’écart, ils veillent l’un sur l’autre. « Quand l’un est trop défoncé, c’est l’autre qui veille à sa sécurité », précise Kevin.

un homme montre ses avants bras
Les ravages de la drogue se lisent aussi sur les corps. Les mains de ce jeune homme sont très abimées. Photo: Camille Block (CC BY NC ND).
Un homme assis par terre
17h, ville haute à Charleroi. Photo: Camille Block (CC BY NC ND).

La drogue, Kévin est tombé dedans rapidement. Issu d’un milieu aimant, mais à tendance alcoolique, il estime que ses parents ont tout de même une part de responsabilité dans sa chute. « J’ai été trimballé à droite à gauche, dans les cafés. J’étais livré à moi-même. A 13 ans, j’ai commencé à voler et à vendre de la drogue. Mon père, il allait me chercher au commissariat et il ne me disait rien. Ce n’est pas normal quoi. J’espérais au moins me faire engueuler. Je n’en serais peut-être pas là maintenant », dit-il avec un brin de colère dans la voix. D’après lui, c’est en partie dû au manque d’implication de ses parents dès le départ qu’il a par la suite écumé toutes les institutions publiques de protection de la jeunesse de Belgique, ainsi qu’une bonne partie des homes. « Toutes les IPPJ je les ai faites ! Il n’y en pas une que je n’ai pas fréquentée. Et ce n’est pas une fierté hein… ».

En quittant les lieux, l’ambiance est lourde. Bien que la lumière du printemps éclaire encore les rues à 18h, je ne me sens plus à ma place. Il est temps de rentrer. Si les toxicomanes rencontrés aujourd’hui ont été bienveillants avec moi, ils pourraient ne plus l’être à l’heure du manque. La consommation de drogue mène souvent à commettre des délits. C’est le cercle vicieux de la dépendance, qui mène de la rue à la case prison. Demain, mon immersion se poursuivra au tribunal de Charleroi.

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