Sans-abrisme : les maisons d’accueil aussi démunies que leurs résidents ?

La maison d’accueil est la première étape dans la réinsertion d’un sans-abri. Nous sommes allés à la rencontre de Abdeljalil, un résident de la maison d'accueil La Rive.

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Image : réalisée avec une IA pour illustrer ce que représente une maison d'accueil, (DP) réalisé sur Canva

La maison d’accueil est la première étape dans la réinsertion d’un sans-abri. Nous sommes allés à la rencontre de Abdeljalil, un résident de la maison d’accueil La Rive.

Image : réalisée avec une IA pour illustrer ce que représente une maison d’accueil, (DP) réalisé sur Canva

En juin 2022, Abdeljalil est accepté à la maison d’accueil La Rive. Son séjour sera « à durée indéterminée ». Voilà plusieurs dizaines d’années que Abdeljalil est à la rue et, à 52 ans, il va enfin pouvoir essayer de sortir d’un mode de vie dans lequel il s’était perdu, malgré lui. 

Il en aura passé des nuits dehors. Dans les centres d’urgences aussi. Pourquoi aura-t-il fallu attendre autant de temps avant qu’il puisse se loger ? Et essayer de se reconstruire ? Au-delà de la personne et de sa propre volonté de changement, le système mis en place en Belgique, et plus particulièrement à Bruxelles, ne facilite pas du tout la réinsertion des sans-abris. Nous sommes partis à la découverte de ce monde invisible des maisons d’accueil et de ceux qui tentent de le rendre plus visible.

Portrait de Abdeljalil allumant une cigarette,
Portrait de Abdeljalil allumant une cigarette, (CC BY NC SA) Louis Dieu

Abdeljalil, cela fait depuis 2007 qu’il est à la rue. Le décès de son fils aura été pour lui le début de la descente en enfer. « J’ai abandonné tout le monde. Ma famille. Moi-même. J’attendais de mourir » nous a-t-il expliqué. Avec l’aide de quelques amis, il passe des séjours plus ou moins long chez l’un et puis l’autre. Il tombe alors dans une spirale, se replie sur lui-même et se méfie des autres. “À l’époque, je m’en foutais de tout le monde. De moi-même. Je n’écoutais pas les personnes qui me voulaient du bien. Je me disais toujours que c’était calculé. Ceux qui me voulaient du mal bizarrement, j’allais vers eux.” 

« Personne n’est à l’abri, tout le monde peut être à la rue du jour au lendemain à cause d’une maladie, d’un décès, d’un accident… »

Abdeljalil, ancien sans-abris

Le sans-abrisme est multifactoriel. Les sans-abris le sont rarement en raison d’une possible toxicomanie. Celle-ci peut venir par la suite. Mais le sans-abrisme découle plus souvent de problèmes de logement, de violences conjugales, d’immigration ou de dettes. Des addictions viennent souvent s’ajouter et aggraver une situation déjà difficile. « Personne n’est à l’abri, tout le monde peut être à la rue du jour au lendemain à cause d’une maladie, d’un décès, d’un accident… » nous lance-t-il.

La drogue pour oublier

Après un certain temps et quelques mauvaises fréquentations, il ne reste plus à Abdeljalil que la rue et ses dangers. “Il y avait aussi beaucoup de drogues qui étaient de l’autre côté. Bah soit disant pour oublier… mais tu oublies pas, hein. T’es toujours ramené sur terre. Alors pour te tromper toi-même et tout, bah tu continues et ça devient un besoin. Heureusement, j’ai jamais touché mes veines… mais en tout cas, tu te dis qu’il y a plus d’espoir, en fait. Tu te mens, tu te voiles les yeux, quoi. Tu te tu te mens à toi-même. Tu t’écrases, tu t’aimes plus, tu ne te donnes plus de valeur, et malgré tout, il y a un petit truc toujours au fond de toi qui te dit ‘non, ce n’est pas toi. Reprends toi, reviens, reprends moi, il y a mon âme qui est en train de de couler, quoi… Mais il faut un déclic.”

Abdeljalil nous raconte que cette situation peut durer très longtemps. Il est difficile de sortir de la rue. Vouloir sortir de cette situation, une fois qu’on est perdu totalement dedans semble impossible. Les perspectives d’un avenir n’existent plus, jusqu’à un déclic, il nous explique : “Une fois que t’as des problèmes physiques, je pense que tu peux plus te mentir à toi-même. Là, c’est la marque qu’il y a quelque-chose qui cloche. Voir les conséquences de tes actes sur ton corps…impossible d’y échapper quoi. T’as plus le choix que de chercher de l’aide.”

Cette aide, il va la trouver chez sa maman et ses sœurs qui l’ont aidé à sortir de la rue. Il aura de quoi se nourrir et se laver, mais jamais il ne voudra être hébergé. Après de nombreuses années dehors, difficile de se séparer des traumatismes vécus et de revenir à la “normale” du jour au lendemain : “ Je ne voulais être avec personne. Vous avez développé des habitudes, en fait. Il y a des gens, il leur faut des années pour perdre leurs habitudes de la rue. Il y a des gens coincés. C’est pas facile”

Les centres d’urgence ne sont pas une solution pour sortir de la rue

Petit à petit, Abdeljalil cherche à se reconstruire et la prochaine étape, c’est le logement. Les centres d’urgences, il connaît : “Dans les centres d’urgence, il y a des gens qui viennent dedans et ils savent que demain, ils seront plus là. Dans deux jours, ils seront plus là. Alors ils s’en foutent royal. Pour eux, il n’y aura pas de suivi. Et tous les jours, il faut téléphoner pour avoir ta place. L’hygiène, tout le monde s’en fout. Les vols, c’est pratiquement à chaque fois. C’est presque officiel. GSM, chaussures, chaussettes, tout ce que tu veux, on te vole tout ! Il y a beaucoup de gens qui sont malades psychologiquement. Ils sont alcoolisés, ils sont drogués, ils sont en manque, ils sont tout ce que tu veux… et toi, t’es là avec eux…”

Les centres d’urgences, ce n’est donc pas une solution pour lui. Un moyen de dormir au chaud et d’avoir un repas, mais pas de quoi pouvoir sortir de la rue. Abdeljalil se tourne donc vers les maisons d’accueil.

Image réalisée avec une IA pour illustrer ce que la maison d’accueil représente, (DP) réalisé sur Canva

La chaleur humaine retrouvée à La Rive

La maison d’accueil La Rive, Abdeljalil y est depuis le mois de juin. Avant d’y habiter, il avait visité deux autres maisons d’accueil. « C’est bizarre hein, mais t’as ton ressenti. T’as tes yeux qui ne mentent pas. T’as les oreilles qui ne mentent pas. Ok, tu écoutes, tu regardes, tu observes. C’est tout ça et tu vois à peu près les gens comment ils sont. Leur état d’esprit par exemple, voilà, je rentre, je vois cette personne-là, je vais voir comment vous allez discuter, si vous allez me répondre ‘bonjour’ ». 

Abdeljalil nous explique que ce ressenti lui permettra de savoir si les résidents se sentent bien dans la maison. Intéressé par La Rive, il décide donc de poser sa demande. Il y sera accepté et pourra prendre le temps nécessaire pour se reposer d’une vie dans la rue. “Je re-découvre la vie normale, donc le réveil le matin. Dormir à une certaine heure le soir. Manger correctement, ne fut-ce que 3 repas par jour. Vivre à plusieurs. Reprendre un rythme de vie en fait.”

Les règles ici sont légères. Il peut entrer et sortir quand il veut, mais le plus important, c’est qu’il se sent écouté et compris. Il peut essayer d’atteindre de nouveaux objectifs. La vie dans la rue ne permettait pas de se projeter. Sa vie était dictée par les nécessités de base.

Une transition payante pour sortir de l’urgence

“L’objectif de la maison, c’est avant tout une remise en ordre administratif, c’est aussi se rendre compte des réalités concrètes d’une vie dans la société dite classique.” Les résidents sont épaulés pour leur demande de revenus au CPAS, pour la  remise en ordre des papiers d’identités ou encore pour se fournir  un numéro de téléphone. Une demande de revenus au CPAS prend plus de 30 jours et la longueur que peuvent prendre plusieurs de ces procédures peut être un réel frein pour quelqu’un qui cherche un endroit où se loger dans l’urgence. La Rive contrairement à un centre d’urgence n’est pas dans cette immédiateté. C’est un hébergement de transition et payant. Le maximum qu’une personne puisse payer par nuitée  ici c’est 29,51€ pour un adulte et 17,71€ pour un enfant.

« Nous, on fonctionne en accès bas seuil” explique Justin, coordinateur à la maison d’accueil La Rive. “Ça veut dire qu’on accepte des gens qui ont des assuétudes, des problèmes de toxicomanie, d’alcoolisme ou de santé mentale. Tout ce qu’on demande, en tant qu’humain, c’est d’avoir un projet. C’est une question floue exprès parce que si le projet, c’est d’avoir un toit sur la tête pendant l’hiver, nous ça nous convient aussi».

Portrait de Justin, coordinateur à la maison d’accueil La Rive, (CC BY NC SA) Louis Dieu

Pour définir ce projet justement, un entretien est prévu avec le demandeur pour juger son intérêt à se sortir de sa situation et chercher un logement. Une fois la candidature validée, la personne est acceptée et placée en fonction de sa situation soit avec les hommes seuls soit avec les familles et les couples. 

Dans la maison, tout le monde se voit assigné à une tâche, et chacun prend ses marques à son rythme. L’accompagnement est bien réel et permet d’appliquer une réelle méthode de réinsertion, ce qu’un centre d’urgence ne peut se permettre de faire.

Moi, j’ai retrouvé la chaleur humaine ; j’ai retrouvé l’écoute ; j’ai retrouvé un peu de douceur. Revenir en étant un être humain… et pas comme une bête

Abdeljalil

Pour accepter la demande d’intégration dans la maison, le personnel passe plusieurs entretiens avec la personne concernée et découvre donc des parcours de vie difficiles. Par les remarquables qualités humaines du personnel et avec du temps et du respect mutuel, la confiance finit par s’installer.  

Portrait de Abdeljalil, (CC BY NC SA) Louis Dieu

Abdeljalil y est aussi pour quelque chose. Dès qu’il voit quelqu’un, il aime blaguer avec et prendre des nouvelles. Il explique même qu’il laisse tous ses desserts et goûters dans sa boîte aux lettres pour que n’importe qui, résident comme employé, puisse se servir à toute heure de la journée. « Moi, j’ai retrouvé la chaleur humaine ; j’ai retrouvé l’écoute ; j’ai retrouvé un peu de douceur. Revenir en étant un être humain… pas comme une bête » confie-t-il.

Un grand cœur, qui pleure

Abdeljalil ne s’en cache pas, il mord encore sur sa chique. Tous les matins et tous les soirs, il pleure quand il est dans sa chambre. Pourtant, tous les matins, quand il sort, il a un grand sourire et veut faire passer une bonne journée à tout le monde. Malgré sa situation, il reste lucide sur le fait que même les travailleurs sociaux qu’ils côtoient sont tout autant à plaindre.

Selon Abdeljalil “On ne leur donne pas tous les bagages. Il y aura toujours des travailleurs sociaux, mais comme il y a toujours des gens qui mettent des bâtons dans les roues aussi. Au début, quand les jeunes sortent des formations, ils sont toujours de bonne volonté à vouloir chercher des appartements, des centres médicaux… Puis c’est STOP, on n’a pas de subsides pour telle chose ou telle autre. Je n’ai pas envie de faire de jugement, mais c’est ce que j’ai ressenti”.

L’AMA, fédération des maisons d’accueil et des services d’aides aux sans-abris, confirme les difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux via leur chargé de projet, Louis Berny. “Toute la charge administrative, ce sont les travailleurs sociaux qui l’assument. C’est vraiment fou et c’est aussi sur ces questions-là qu’on perd du temps pour l’accompagnement social des personnes du coup c’est vraiment une revendication importante qu’on a depuis de nombreuses années avec l’AMA. C’est le seul service actuel à Bruxelles qui n’a pas de personnel ouvrier administratif. Ce n’est pas normal.”

Portrait de Louis Bernie, chargé de projet pour l’AMA, (CC BY NC SA) Louis Dieu

Les failles d’un système à bout de souffle

Le manque de financement et le manque d’effectifs sont étroitement liés. Cette complexité ne se perçoit pas forcément de la même manière dans chaque établissement ou à chaque niveau, mais il est clair qu’elle est bien présente et donne du fil à retordre aux travailleurs sociaux. Prenons l’exemple de La Rive : pour recevoir des subsides, la maison doit accueillir autant de personnes qu’elle possède de places disponibles et remplir un document appelé “taux d’occupation” à remettre périodiquement aux pouvoirs subsidiaires.

Justin explique : “si on s’emploie pas à faire en sorte que les chambres soient remplies un maximum de temps tout le temps, on peut perdre des subsides l’année d’après. Et ça peut aussi compter dans le personnel, ça peut coûter sur tout, mais du coup c’est un peu des injonctions entre guillemets contradictoires parce que le but n’est pas de les faire rester ! Mais d’un autre côté, on a tout intérêt à ce que les gens restent pour garder nos subsides…”

Image réalisée avec une IA pour illustrer ce que la maison d’accueil représente, (DP) réalisé sur Canva

Si une personne décide de partir de manière inopinée, rien ne garantit que quelqu’un d’autre prendra sa place et donc occupera un lit. D’abord, par la longueur de la procédure de candidature, mais aussi et surtout parce que la coordination de la maison est effectuée  par le personnel disponible. Et le constat est là, il n’y a pas assez de personnel.

Seul le rapport annuel avec les chiffres et les budgets semblent être pris en compte. Seuls les résultats intéressent. La réalité du terrain n’est pas considérée.

Visibiliser les invisibles

Étant un secteur ne rapportant pas directement de l’argent à l’État, il est régulièrement invisibilisé, laissé pour compte selon certains. Excepté certaines périodes de l’année comme l’hiver et les fêtes, le sans-abrisme n’est pas la priorité. Tout le monde est touché par la misère mais très peu de gens se sentent concernés. On préfère bien souvent fermer les yeux, ne pas le voir. Il est plus facile de prétendre qu’un problème n’existe pas plutôt que d’y faire face.

Quand on dit qu’on travaille dans le sans-abrisme, les politiques vont dire que c’est bien. Mais quand on leur demande une augmentation de subsides ou de salaires, il ne se passe rien…

Justin, travailleur social

Changer l’approche que l’on peut avoir par rapport au sans-abrisme est une étape importante pour régler cette problématique. Apprendre à considérer l’autre comme un égal. Voir plus loin que ce que nous voyons. Abdeljalil nous disait “les yeux sont trompeurs, un aveugle il te dira bonjour peu importe ton look”. D’après Louis, Justin et Abdeljalil, ce qu’il manque c’est une réelle volonté du politique d’enfin se décider à régler le problème du sans-abrisme et pas simplement de le gérer. Et pour y arriver, il faut changer la mentalité de la société vis-a-vis des sans-abris. 

Si les gens considèrent le sans-abrisme comme une réelle priorité, les politiques n’auront d’autre choix que d’en faire eux aussi une de leur priorité et peut-être qu’enfin les choses s’amélioreront.

Je réussis à m’aimer maintenant.

Abdeljalil

Plus de 4 mois après son arrivée dans la maison d’accueil, Abdeljalil confie  “C’est vrai, t’as des hauts, des bas, et des fois t’es vraiment dans le mal. Mais moi, je crois en l’être humain. J’y crois vraiment et l’espoir… personne ne me l’enlèvera. ” Même si sa situation est toujours difficile, il a su remonter à la surface et ce grâce à La Rive et les gens qui lui ont “donné un coup de pouce”, pour le citer.

La problématique du sans-abrisme à Bruxelles est complexe et multifactorielle. Le système est loin d’être parfait, mais l’on peut se réjouir que des personnes comme Justin ou Louis et les milliers d’autres travailleurs sociaux aient décidé d’en faire une priorité et d’aider les gens comme Abdeljalil à s’en sortir. Les pistes sont nombreuses et une meilleure situation est toujours envisageable. Il est important de savoir que le budget pour les actions sociales et donc le sans-abrisme a doublé sous cette législature. C’est une avancée qui mérite d’être soulignée. Reste à savoir si cette augmentation budgétaire pourra relever les défis liés au sans-abrisme.

Louis Dieu et Théo Delmeire

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