La Flandre canonise son passé

En ce début d'année 2023, la Flandre publie son "canon", soit une liste d'une cinquantaine de personnages, de faits et d’œuvres représentant l'histoire de la Flandre. Marc Boone, historien et professeur émérite à l’UGent, dénonce une nationalisation identitaire du passé, au service d'un projet politique indépendantiste.

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Photo : Gaëtan Spinhayer (CC BY ND)

En ce début d’année 2023, la Flandre publie son « canon », soit une liste d’une cinquantaine de personnages, de faits et d’œuvres représentant l’histoire de la Flandre. Marc Boone, historien et professeur émérite à l’UGent, dénonce une nationalisation identitaire du passé, au service d’un projet politique indépendantiste.

Photo : Gaëtan Spinhayer (CC BY ND)

En Flandre, nul ne peut demeurer « étranger en sa patrie ». La jeunesse doit aussi réapprendre à rêver. C’est en ce sens qu’un canon flamand entre en vigueur. Marc Boone, historien et professeur émérite à l’UGent, a co-écrit un Standpunt pour mettre en garde contre le danger de figer l’histoire de cette manière. Pour lui, l’utilisation de l’histoire à des fins politiques n’est jamais anodine.

Dans quel contexte ce projet de canon flamand est-il apparu ?

Le canon, c’est donc une liste d’une cinquantaine de personnages, de faits, d’œuvres d’art qui sont appelés à représenter l’histoire de la Flandre. L’idée vient de la N-VA, laquelle a pris exemple sur les Pays-Bas, où un Canon van Nederland est établi depuis une dizaine d’années, initié par le monde académique. Chez nous, l’entreprise a été entérinée dans l’accord de gouvernement flamand de 2019. Il est en train d’être rédigé par une commission indépendante avec une ligne directrice claire : il devra démontrer le développement de la nation flamande dans un contexte européen. On ne peut pas le rater, c’est mentionné quatre fois dans l’accord. Tout le débat se concentre sur l’origine politique du projet.

Faut-il voir en ce canon une intention d’affaiblir l’État fédéral ? Comment a-t-il pu recevoir le soutien des autres partis ?

On retrouve en effet la volonté de dissiper le sentiment d’appartenance à la Belgique. De la part des nationalistes flamands, il n’y a rien de surprenant : l’indépendance de la Flandre figure en tête de leur déclaration d’intention.

Concernant les autres partis, je crois qu’ils n’y ont pas très bien réfléchi au moment de conclure l’accord. Cependant, il faut prendre ceci en compte : c’est la première fois depuis la communautarisation de 1980 que la N-VA détient à la fois le ministère de l’enseignement et celui de la culture. Or, comme pour tout parti démocratique, il est de son droit de réaliser son programme politique. Mais ce qu’on fait ici, c’est asservir l’histoire en l’utilisant comme un instrument politique à des fins très précises. Les initiateurs veulent construire une identité flamande qui leur correspond sur base d’une interprétation très spécifique de l’histoire. Cela ne date pas d’hier : le mouvement flamand s’y employait dans les années 30-40.

Ce qui est assez cocasse, c’est que Bart De Wever lui-même avait déclaré dans De Standaard en 2002 que fixer l’histoire était l’affaire de régimes totalitaires.

Ce qu’on fait ici, c’est asservir l’histoire en l’utilisant comme instrument politique à des fins très précises.

MARC BOONE – UGENT

Quelle influence le canon flamand exercera-t-il dans les cours d’histoire à l’école ?

C’est difficile à prédire… Ce que l’on sait, c’est que les professeurs d’histoire lui réservent un accueil critique. Dans l’accord de gouvernement, le canon est défini comme un instrument qui doit servir de guide dans l’enseignement et l’intégration d’immigrants. Que les élèves et les primo-arrivants en apprennent sur l’histoire flamande paraît bien sûr logique, mais on a ici affaire à une vision très théologique qui veut que l’aboutissement naturel de tout notre passé se concrétise par une Flandre indépendante. Il est trop tôt pour considérer les conséquences éventuelles dans les écoles. Rien ne dit aujourd’hui que le canon y sera contraignant. Ce que nous écrivons dans le Standpunt relève d’un questionnement sur l’utilité pédagogique de ce canon, qui n’est pas en phase avec la manière dont les enseignants abordent l’histoire en classe.

En quoi le canon ne s’inscrit-il pas dans la pédagogie ?

Enseigner l’histoire, c’est mettre l’accent sur le fait qu’il y a des moments de crise, des situations dans lesquelles la suite n’est pas du tout évidente, mais où des choix s’opèrent pour faire avancer les événements. La vision canonisée prétend l’inverse : elle décrit l’histoire comme l’aboutissement d’un processus qui est plus ou moins présenté comme inévitable.

Outre les nationalistes flamands, des penseurs plus traditionnalistes applaudissent l’idée. Qu’en attendent-ils ?

Il y a cette croyance selon laquelle le niveau de connaissance des « jeunes » en histoire décline. On entend ça depuis l’Antiquité, et il est impossible de prouver que c’est le cas. En outre, les plus traditionnalistes voient en ce canon une manière d’appuyer l’existence d’une Flandre éternelle. On retrouve également des partisans du Groot-Nederlandse gedachte, un courant politique qui revendique une union politique entre Flandre et Pays-Bas. Comme nos voisins ont adopté un canon, il est bon, selon cette conception, de les suivre.

Mais rien que le terme « canon » pose question : s’il fait penser à des règles établies pour l’éternité, on voit que le texte a déjà été remanié après dix ans aux Pays-Bas. Cela illustre l’objection que nous formulons : canoniser l’histoire revient à la figer artificiellement. Ce sont des choix, d’office posés en fonction d’un contexte sociétal. Notre critique repose donc moins sur le contenu de la liste que sur son principe même : celui de réduire l’histoire au service d’un projet politique.

Lors des élections de 2024, les projections dessinent une Flandre plus à droite que jamais, avec un Vlaams Belang encore plus fort. Si cela se concrétisait, pourrait-on craindre que le canon devienne plus radical et contraignant ?

Il faut effectivement s’en méfier. C’est d’ailleurs cette concurrence grandissante du VB qui pousse la N-VA à axer son discours sur les questions d’identité. Dans un contexte où l’extrême droite aurait de la marge de manœuvre, bien sûr que le canon pourrait servir à des buts que mes collègues engagés dans la rédaction du texte, collègues que je respecte, vont peut-être regretter.

L’utilisation de l’histoire à des fins politiques n’est jamais anodine, on en trouve pas mal d’exemples dans le passé, même dans l’actualité. Il suffit de voir comment Poutine justifie son invasion en Ukraine.

MARC BOONE – UGENT

Espérons que ce ne sera pas le cas, mais il faut quand même être prudent. L’utilisation de l’histoire à des fins politiques n’est jamais anodine, on en trouve pas mal d’exemples dans le passé, même dans l’actualité. Il suffit de voir comment Poutine justifie son invasion en Ukraine. Il procède à un révisionnisme qui aboutit à l’existence d’une grande sphère culturelle russe, jusqu’à nier la nation ukrainienne qui parle pourtant sa propre langue. C’est bien sûr radical, mais on voit bien jusqu’où ça peut aller.

L’entretien a eu lieu à deux mètres du bureau de Bruno De Wever, qui se positionne aussi contre le canon initié par le parti de son frère.
Photo : Gaëtan Spinhayer (CC BY ND)
Marc Boone est membre de l’Académie Royale Flamande de Belgique pour les Arts et les Sciences.
Photo : Gaëtan Spinhayer (CC BY ND)

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