Il y a bientôt 5 mois, Oscar se rendait à une manifestation contre les mégabassines à l’Ouest de la France, à Sainte-Soline. Tiraillé entre sa casquette de journaliste et celle de militant, il revient sur toutes les idées qui lui ont traversé l’esprit alors qu’il vivait la manifestation de l’intérieur.
Photos et texte : Oscar Lhermitte
Bruxelles, le 17/05/2023
Et si ?
Et si j’avais pris mes piles de secours ce jour-là ?
Cette question me travaille depuis plusieurs mois. Et oui oui avec des scies, on coupe des arbres et avec des « si », j’aurais peut-être un meilleur humour. Mais quand même, et si les piles avaient été dans ma poche ?
Les détonations que vous venez d’entendre ressemblent à celles de grenades GM2L, classées « armes de guerre » dans le code de la sécurité intérieure. Il en a littéralement plu, samedi 25 mars 2023, devant la mégabassine de Sainte-Soline. Près de 4000 grenades au total, une toutes les deux secondes.
Nous sommes 20 000 personnes réunies ce jour-là pour nous opposer à un projet de construction d’une mégabassine, à répondre à l’appel du mouvement écologiste des Soulèvements de la Terre. 720 000 mètres cubes d’eau, 18 kilomètres de tuyaux serviront à 6% des agriculteurs et agricultrices de la région pour irriguer, en majorité, des champs de maïs en plein été, alors que les nappes phréatiques sont à un niveau excessivement bas.
3200 gendarmes attendent au pied de ce monticule de plusieurs dizaines de mètres. Deux hélicoptères survolent la zone, sur laquelle sont déployés des quads, des blindés de l’armée, des canons à eau. Ce dispositif répressif a un coût : cinq millions d’euros, tandis qu’une mégabassine en coûte environ trois. L’enjeu est donc symbolique plutôt qu’économique.
Et ce sont les bruits fracassants et assourdissants de grenades, de LBD ou de voitures qui explosent qui m’ont marqué. Suivis à chaque fois de « médic ! médic ! » qui fusaient de toute part pour appeler les street médics en leur pointant du doigt les blessé·es. Il y en aura 200 au total, dont 30 graves, et un dans le coma. On a appris il y a peu que son pronostic vital n’est plus engagé.
Tous ces bruits, c’est en tant que militant que je les ai finalement entendus, qu’ils m’ont transpercé les oreilles jusqu’à me donner des acouphènes pendant deux semaines.
Mais si j’avais eu ces fameuses piles avec moi, c’est en tant que journaliste que j’aurais vécu tout ça, avec un micro en main en quête de son, de matière, de contenu pour alimenter le reportage qui n’existera pas.
En quête de témoignages à chaud et à froid de ce qu’il se passait sous nos yeux, dans nos oreilles, en quête d’interviews de manifestant·es de la première comme de la dernière ligne, âgé·es de 17 ou de 65 ans, qui m’auraient décrit l’odeur des lacrymo et les frissons quand les déflagrations faisaient irruption dans leurs chairs. En quête de sens finalement.
Mais, qu’est-ce que cela aurait changé ? Comment mon rapport à cette manifestation aurait-il évolué ? Aurais-je vu, rencontré les mêmes personnes ? L’impact des détonations aurait-il varié ? Me serais-je senti à ma place ? C’est cette place de journaliste que j’aimerais questionner.
Tout journaliste qui a déjà assisté à une manifestation, participé à une action, signé une pétition s’est forcément interrogé sur cette frontière, cette barrière qu’il ne faut déontologiquement pas franchir. On est journaliste ou militant. Pas les deux en même temps. Point. On reste objectif.
On s’est investi publiquement sur un sujet ? Alors on ne le traite plus. Notre crédibilité journalistique s’efface pour laisser place à notre citoyenneté.
Et c’est du statut de citoyen que l’on parle quand on aborde cette grande question. Jusqu’où va le droit d’être un citoyen impliqué, engagé lorsque on est journaliste ? La lisière entre le militantisme et le journalisme est-elle poreuse ? Existe-t-elle réellement ?
Les deux semaines qui ont précédé la manifestation furent deux longues semaines d’introspection, de réflexion et de perdition du sens de mes actions.
« J’y vais pourquoi au fait ? Exprimer mon mécontentement ? Vivre l’expérience de la manif sur un week-end entier ? Car je suis contre les mégabassines ? Car je suis contre un système ? Mais alors, puis-je être journaliste un jour avec ces idées ? Pourrais-je être objectif, crédible ?
Et là, à Sainte Soline, je prends quoi ? Un micro ? Une caméra ? Je raconte quoi ? Comment ? Ce sera biaisé, non ? Et les manifestant·es et activistes penseront quoi de moi si j’ai ce micro à la main ? Je ne serai plus des leurs, si ? Je ferai partie du eux (les médias) et plus du nous ? Ils et elles ne me jugeront pas impliqué, pas engagé ? Et moi je veux vivre l’expérience ou la capter ? Ressentir l’énergie du groupe ou la conter en revenant ? Je veux être un militant qui use des outils journalistiques ou un journaliste qui assume son militantisme ? Et pourquoi pas les deux à la fois ? »
Deux semaines de psychanalyse non-stop n’auraient jamais suffi à régler ces conflits idéologiques interne et c’est donc déboussolé que je débarque sur le campement la veille de la manif’.
Et déjà se mêle à ces questions une ambiguïté. Les pieds englués dans la boue, j’échange avec des manifestant·es sous une tonnelle qui nous protégeait du déluge et déjà je me demande ce qu’aurait changé le micro dans ces discussions. Aurais-je récolté les mêmes témoignages ? Peut-être, mais la nature du lien qui se tisse en direct avec les activistes se serait peut-être altérée.
Je me souviens d’une action où je prenais des photos et posais des questions, j’étais « le journaliste » « celui qui ne sait rien, à qui on apprend, à qui on explique ». Et c’est là que l’ego intervient, que l’humilité doit prévaloir, qu’il faut apprendre à changer sa cape tout en gardant le cap. En gardant en tête la raison pour laquelle on endosse ce rôle-ci, ou ce rôle-là.
Le lendemain de ces riches discussions, en amont de la manif’, avaient lieu des prises de parole et une conférence de presse. Je prends des vidéos, capte du son, et puis le cortège s’élance pour deux heures de marche vers la bassine.
J’ai mon micro dans la poche, toujours incertain de ce que je suis, finalement, au milieu de ces blouses bleues qui avancent déterminées. Je le sors pour capter les chants, le vacarme et la mélodie de cette masse impressionnante d’humains, mais il ne s’allume pas. Les piles sont plates, et c’était prévu, j’en ai deux de secours dans mon sac, mais non, elles sont restées dans la tente. Est-ce un oubli fatigué ? Un acte manqué ? Subitement souffle un vent de panique dans mon esprit qui laisse instantanément place à une brise de soulagement. Oui ! Du soulagement.
Le choix est fait. Aujourd’hui, je serai militant. On verra plus tard pour le journaliste…
S’en sont suivi des scènes de liesse et des scènes de guerre, des slogans joyeux et des cris de détresse. De la détresse surtout, des jambes mutilées, des visages éborgnés, le flot de blessé·es m’a laissé une empreinte indélébile dans la mémoire.
Et je me souviens me répéter, me rassurer que de tout ça il y aura forcément des images des vidéos, des reportages, que d’autres journalistes sont là pour tout documenter. Que je me contenterai de ces instants saisis à l’argentique automatique.
Cette violence inouïe, je n’avais que mes mots et ces quelques photos pour la relater, mais ce sont les déflagrations des grenades qui me sont restées en tête.
À la fin de la journée j’avais le ressenti du devoir accompli, d’avoir été là où ma place était, d’avoir vécu l’instant présent pleinement. Mais, déjà, une question : et si j’avais eu ces piles ? Et les regrets ont commencé à germer les jours qui ont suivi, je ressassais ce moment, cette milliseconde où j’ai décidé de ne pas les récupérer.
Je réalisais peu à peu que j’aurais pu vivre cette expérience-là, avec ces souvenirs-là, avec ces marques-là, en tenant un micro en main. Que ce micro n’aurait pas discrédité mon engagement, mais lui aurait donné du relief. Car être engagé c’est aussi raconter une vision des faits, parfois opposée à celle des autorités. Tout comme être journaliste, c’est rapporter la vérité et, parfois, étayer les arguments d’un camp sans prendre parti, en se tenant à la rigueur qui accompagne le métier.
C’est faire office de contre-pouvoir et, dans mon cas, mettre à profit mon affection pour la radio. Pour l’intérêt général bien-sûr, mais aussi pour moi-même. Oui, pour moi-même. Ce micro aurait pu me permettre d’extérioriser, de retracer ce qui s’est passé là-bas, et ce qui se passe ici désormais, car les détonation résonnent toujours, à jamais.