Hier, il y avait une catastrophe humanitaire ici. À Paris, le boulevard Ney était devenu un bidonville pour plus d’un millier de réfugiés. J’avais rencontré certains d’entre eux en 2016. J’avais entendu leur détresse, rit avec eux, retenu mes larmes devant eux. Le 7 novembre 2017, quelques mois après l’investiture d’Emmanuel Macron, le camp a été démantelé. Aujourd’hui, au milieu d’un chantier colossal, restent les vestiges d’un désastre.
Crédit photo : Pauline Todesco CC BY NC ND
Quand je descends du tramway T3b à Porte de la Chapelle et que je tourne la tête vers le boulevard Ney, les premiers mots qui me viennent sont “paysage de mort” et “dystopie”.
Il est seulement dix heures, le ciel est dégagé, l’air n’est même pas froid. Plus je m’attarde sur les lieux, plus ils me semblent maudits. J’ai l’impression que toute cette boue et cette terre ne font qu’ensevelir les mémoires de ceux, vivants ou morts aujourd’hui, qui ont eu ce boulevard comme maison.
La France. Pays des droits de l’homme. Terre d’asile, terre de promesses, qui germent dans les coeurs de tant d’enfants, de l’Ethiopie au Liban, d’Afghanistan au Tchad. Ils ont franchi la mer pour nous trouver, encore enfants, ou adultes déjà, seuls ou accompagnés. Ils se sont répétés ces mots, dans leur embarcation de fortune, dans les camps en Grèce, en longeant les voies ferrées à la frontière italienne. Promis, là-bas, ce sera mieux. Là-bas, c’est la promesse d’une nouvelle vie, parce que là-bas sera toujours mieux qu’ici. Ici, ils n’ont trouvé que la rue, la gale et le froid. En cinq ans, ils ont dû vivre plusieurs évacuations, tentant de les arracher à leurs tentes, en vain.
Il y a quatre ans, le bidonville a été définitivement démantelé. Ce que sont devenus les réfugiés ? Déplacés. À l’époque, les plus chanceux ont pu trouver une place provisoire au centre humanitaire sur le boulevard. Aujourd’hui, il a été remplacé par cinq centres d’accueil et d’examen de situation (CAES) – dont un sur le boulevard – d’une capacité totale de 750 places (contre 450 porte de la Chapelle), répartis dans cinq départements d’Ile de France. Quant aux campements, ils ont laissé place à un grand chantier qui se dresse devant moi dans toute sa laideur.
Bientôt, il devrait y avoir une université au lieu du talus. En attendant, l’horizon est plein de sacs de ciment, couverts d’une bâche blanche prête à s’envoler, de boue, tellement de boue, de gravats, de câbles, de grillages, de portails, de cadenas, de chaînes, même quand la porte est condamnée, même quand la porte est ouverte.
Sur un grillage, des morceaux de scotchs épais de toutes les couleurs m’intriguent. En face, des voitures, roulant vers la droite sur le pont, vers la gauche sous le pont. D’ici, on dirait qu’elles tournent en boucle.
Au-dessus de moi, deux jeunes hommes discutent sur le pas de la porte de la chambre de l’un d’entre eux. Le centre d’accueil courre sur deux étages. Il ressemble plus à une prison. D’ailleurs, deux gardiens patrouillent en uniforme rouge.
Un jeune homme à la peau foncée passe le long du grillage, une bouteille d’eau à la main, la démarche lancinante, le regard droit. Je pourrai compter sur mes doigts le nombre d’humains que j’ai croisés autour de l’avenue pendant cette heure. Même les ouvriers semblent avoir déserté les lieux.
Rien n’inspire la vie ici. Il y en avait une, malheureuse, mais il n’en reste que des ruines. Une paire de bottes, un paquet de cigarettes, une écharpe, un emballage de plat préparé et une bouteille de lait vide. Ou plus perturbant, des toilettes, un oreiller, un matelas, un ballon crevé.
On dirait que même la nature a préféré se laisser mourir. Je croise un oiseau. Un intrus. Je manque d’écraser trois frêles marguerites. Des survivantes. Derrière les grillages, d’autres grillages. Par-dessus les pics, des barbelés.
On se surprend à se souvenir que le ciel fait partie de la nature, parce qu’à part lui, on pourrait croire qu’elle a disparu. Mais même la boue ne veut pas de son reflet. En se penchant par terre, on ne voit toujours que les grillages. Comme s’ils montaient plus haut que le ciel.
En revenant vers le tramway, j’aperçois un jeune homme qui dort sur le terre-plein entre les deux voies. Deux autres aident un automobiliste à pousser sa voiture pour la faire redémarrer. Un homme vocifère, prêche ou chante (personne ne pourrait le dire) des mots incompréhensibles. Certains ont peur, d’autres rient. Derrière les fenêtres du wagon, le paysage défile, disparaît des yeux mais pas de la tête.