Photos : Élodie Clement
Pour les aides-ménagères, travailler et rester pauvre, c’est plus qu’un paradoxe. C’est une réalité. Tous les jours, elles s’usent le corps, pour des miettes. Jennifer ouvre les yeux chaque matin et entame cette routine qui grignote ses forces, peu à peu. Une inquiétude de plus. Quand elle regarde le site MyPension, ce nombre, en grand caractère « 2048 ». Comme une ligne d’arrivée qui se dérobe sans cesse. Comment va-t-elle tenir encore 23 ans ? Au fond de ses entrailles, la réponse : la résistance.
Dans le zoning de Jumet, les ronds-points se succèdent, les piquets de grève aussi. Une dizaine de femmes discutent. Elles sont fortes, animées, fatiguées. Un peu tout à la fois. Elles sont aides-ménagères, et aujourd’hui, elles font grève.


Une enceinte crache la chanson Hakuna Matata « Tu vivras ta vie, sans aucun souci, philosophie… ». La mélodie nargue Emmy, qui raconte que sa fille a un an, et que ça fait un an qu’elle ne dort plus. Catherine distribue des baguettes aux filles. L’une d’entre elles ironise : « De la baguette, c’est tout ce qu’on peut acheter avec notre salaire ». C’est Jennifer. 1m54, c’est la plus petite du groupe. C’est aussi celle qui a la plus grosse voix. Elle a un regard éclatant, comme le rouge de ses cheveux, courts. Calfeutrée dans sa veste rouge. Et dix ongles roses qui dépassent, dissonants. Des tatouages encadrent son visage, ses oreilles, ses avant-bras. Sur sa pommette, un triangle rouge, au marqueur.
Jennifer, elle avait commencé des études pour être éducatrice. Puis elle a rencontré un homme. Des projets ensemble, s’installer, un enfant. Il a fallu trouver un emploi pour payer ça. Ses deux parents étaient ouvriers, donc travailler, c’est dans l’ordre des choses. Elle a décroché un poste de caissière au Lidl. Elle y a fait dix ans de carrière, elle a évolué, cadre, cheffe caissière comme on disait à l’époque.
Un jour, dix ans plus tard, problème de santé, quelques semaines d’arrêt. Le médecin lui dit qu’elle peut se remettre au travail, à un niveau adapté. Ils ont plus voulu d’elle chez Lidl. « Tu es diminuée, tu sers plus à rien. » Elle a cherché dans tous les magasins. Personne ne voulait la reprendre. Alors, elle a essayé aide-ménagère, dans le titre-service. Elle s’est dit, c’est juste un dépannage. Ça fait seize ans qu’elle y est aujourd’hui. Et debout, toujours.
La vie, cette course
Les années qui l’ont le plus usée ont commencé quand sa fille avait 7 ans. Elle s’est retrouvée maman solo au quotidien répétitif. Se lever, déposer sa fille à la garderie à 7h15. Première maison, deuxième maison. La rechercher à 17h, payer la garderie. Devoirs, manger, douche, dodo. Préparer pour le lendemain. Le cartable, la collation. Robotique. Du moment où elle ouvre les yeux à celui où elle les ferme le soir. Se réveiller et se demander comment elle va finir la journée. Penser tout le temps. Faire tout le temps aussi. Certains jours, la gastro qui prend au corps. Trop peur de ne pas aller travailler. Et si le client demande une autre aide-ménagère ? Avaler 3 ou 4 cachets d’Imodium. Et une journée commence. Debout, toujours.

Puis sa fille a eu 18 ans. Elle allait entrer à la haute école, faire des études d’infirmière. Pour Jennifer, l’excitation, la fierté. La peur aussi, comment les payer ? Alors le 4 janvier 2020, elle avait demandé un temps plein à son entreprise de titres-services. La réponse : « Vous donner un temps-plein, c’est compliqué, parce que quand vous êtes malade, vous êtes chiante à remplacer. » Vu la pénibilité du métier, les employeurs rechignent à accorder des temps-pleins aux travailleuses. Selon un rapport d’évaluation commandé par le Parlement wallon, en 2019, la moyenne hebdomadaire de travail dans le titre-service est de 18 heures par semaine, et le salaire brut mensuel de 850 euros.
Revivre
Un jour, en 2020, elle a un petit pépin. Pas reçu un complément chômage auquel elle avait droit à l’époque. Dans l’entreprise de titres-services qui l’emploie, SOS Ménage, il y a des aides-ménagères qui sont aussi déléguées syndicales. Alors, Jennifer demande de l’aide à l’une d’elles. Cette collègue lui explique un tas de choses. Jennifer comprend qu’il y a des règles, et qu’elles ne sont pas faites pour être contournées. Elle l’admire de savoir tout ça. L’envie, aussi. Tout de suite, elle dit « J’aimerais en savoir autant que toi. » Alors elle se lance, déléguée syndicale. Elle comprend que c’est ça, son sens. Les formations, apprendre les lois, informer les travailleuses. Ça la rend forte, ça lui donne de l’assurance. « Quand tu ne sais pas à quoi tu as droit, tu as peur de t’exprimer. Et tu restes enfermée dans un carcan psychologique de mal-être. » Elle repense à cette travailleuse qui se faisait harceler moralement par une cliente. Toutes les semaines, la boule au ventre. Elle lui avait dit « Tu dois arrêter. On va te changer d’utilisateur, jusqu’à ce que tu te sentes bien. » Elle l’avait fait renaitre, sûrement. Jennifer renaissait aussi.



SOS Ménage
À Montigny-le-Tilleul, le ciel est éclatant. Pas un nuage. À quelques kilomètres du brouhaha visuel de Charleroi, le vert a le luxe de s’étendre. Ça sent la richesse. La classe moyenne supérieure. Même les oiseaux chantent plus juste. Là, une façade anonyme, le bureau de SOS ménage. Au fond, une salle de réunion un peu écrasante, sans fenêtre, au plafond bas.
Comme un gout de révolution dans ce paysage harmonieux : Jennifer, Laurence et Laetitia, les trois déléguées syndicales de l’entreprise, attendent les filles pour commencer l’accueil syndical. Une réunion destinée à expliquer leurs droits aux nouvelles aides-ménagères de l’entreprise. Des trois travailleuses attendues, seulement une vient, Emmy. L’employeur leur a dit « Si vous souhaitez, il y a l’accueil syndical mercredi à 9 heures ». Ça énerve Jennifer. C’est censé être obligatoire. Encore un problème de communication.
Ceux qui profitent
SOS Ménage, c’est 167 aides-ménagères : 166 femmes et 1 homme. L’actionnaire principal est un homme aussi. La société fait partie des 20 entreprises de titres-services les plus rentables de Belgique. Dans ces entreprises, jusqu’à 76% des bénéfices vont aux actionnaires, selon une analyse de la CSC et de la FGTB. Le secteur du titre-service est subventionné à 70% par les pouvoirs publics.
En janvier 2024, le prix d’achat du titre-service est passé de 9 à 10 euros. Et en janvier 2025, à 10,20 euros. Pourtant, le salaire des aides-ménagères n’a pas été augmenté au-delà de l’indexation automatique. De 2023 à 2024, elles sont passées de 13,10 à 13,36 euros brut par heure. L’augmentation d’un euro payé par les utilisateurs bénéficie surtout aux employeurs et aux actionnaires.
Cette augmentation avait fait mal. Un client de Jennifer, celui du lundi, une des plus grosses villas de Montigny, avait décidé de passer de 6 heures à 4 heures. Elle n’aura qu’à aller plus vite Jennifer, ou faire moins bien, pour nettoyer les treize pièces, sept en haut, six en bas.
Le manque de reconnaissance dans le métier, ça la rend triste, Jennifer. C’est elle qui travaille. Et elle ne gagne pas assez. « Je ne sais plus m’acheter une voiture. La mienne avait 18 ans quand elle a lâché l’année passée. J’ai été chez le garagiste pour racheter une occasion pas chère… Mais bas salaire, maman solo… Quand on a envoyé les papiers, ça a été négatif. Bon ici y a Stéphane, mon compagnon qui en a une. Mais ça me fait chier parce que je n’ai plus ma voiture à moi ».
De toute façon une voiture, c’est des frais. Jennifer se souvient de cette fois-là, en revenant de chez un utilisateur, où elle roulait sur l’autoroute derrière un camion. Un petit caillou sur son pare-brise, un éclat. Elle avait appelé sa société de titres-services « Non. Vous n’aurez rien. C’est que les accidents corporels qu’on rembourse. » Il avait fallu refaire son pare-brise à ses frais. 600 euros.
Fin de la réunion dans le petit bureau de Montigny. Chacune s’en va, commencer sa journée de nettoyage. Au volant de sa voiture, Stéphane attend Jennifer. C’est lui qui la conduit chez son utilisatrice du jour, Mademoiselle Pauline. Jennifer commence la chorégraphie habituelle : repassage, vaisselle, balayage. Mademoiselle arrive dans la cuisine. Jennifer lave. Pauline mange.

– Mademoiselle Pauline : Ça vous dérange si je mets un fond de musique ?
– Jennifer : Non pas du tout.
– Mademoiselle Pauline : Parce que là, c’est sinistre.
– Jennifer : Ho moi je suis habituée tu sais.
– Mademoiselle Pauline : Haa oui mais moi pas. Moi, je vis dans l’ambiance. Faut savoir mettre du peps dans sa vie. Joie et bonne humeur.
L’isolement, ça fait partie du métier. Seule avec ses pensées, Jennifer. Le silence. Quand elle était passée du magasin à aide-ménagère, elle avait eu du mal. Elle voyait des centaines de personnes par jour. Elle s’était retrouvée seule. Parfois, les utilisateurs sont là. Parfois même, ils se confient à elle. Parfois, c’est joyeux. Parfois pas.
L’avenir, ça fout la trouille
Parfois, c’est lourd. Des personnes âgées, enlisées dans leur tristesse, la greffent à Jennifer. « Mes enfants viennent plus me voir », « Ma santé ça ne va pas », « Je suis toute seule. Heureusement que j’ai le CPAS qui m’apporte des repas ». A la fin de la prestation, Jennifer flippe. La peur a changé de corps. Elle est collée à sa peau. Jennifer pense qu’un jour, elle aussi, aura besoin qu’on s’occupe d’elle. Elle pense à son futur. Elle se souvient qu’il lui reste 20 ans à tenir. Elle se dit qu’avec sa pension, elle ne pourra pas payer une maison de repos. Alors, elle continue de se lever tous les matins. Elle a regardé sur le site web My Pension : elle pourra partir en 2048. Il y a quelques semaines encore, c’était entre 2042 et 2046. Maintenant, écrit en grand « 67 ans ». « On y pense toutes à la pension », dit Jennifer. Elle y pense souvent. Ça fait 26 ans qu’elle travaille, qu’elle s’abime. Elle se demande dans quel état elle sera dans 10 ans, quand il lui restera encore 10 ans à tenir. Alors, elle prend au jour le jour, pas le choix. C’est plus facile de se demander comment tu vas finir ta journée que comment tu vas continuer encore 23 ans, pour rien à la fin… Des cacahuètes. Et toujours debout.

La douleur
Le corps usé fait partie du métier. Jennifer sait qu’elle est tributaire de son corps. Elles le sont toutes. Les gestes répétitifs, tout le temps, à en devenir folle. On t’apprend à l’ignorer cette douleur. Pourtant, le métier rend malade. Catherine Mathy est secrétaire permanente du secteur titre-service et nettoyage pour la centrale générale FGTB de Charleroi. Elle se bat pour faire reconnaitre les TMS – troubles musculo-squelettiques – comme maladie professionnelle dans le secteur. Les TMS, ce sont des lésions et douleurs aux muscles et aux tendons. Les parties du corps les plus touchées : le dos, les poignets, les épaules, les coudes. Selon une étude de l’ULB, les aides-ménagères sont 35 fois plus susceptibles d’en développer que la moyenne. Comme ce n’est pas reconnu comme maladie professionnelle, rien n’est remboursé. Alors la plupart, quand elles ont ces douleurs, elles ne se soignent pas vraiment. Catherine explique : « Tu prends quinze jours, parce que pendant quinze jours, tu as encore droit à ton salaire. Après ça, tu n’as plus que 60 % de ton salaire. Donc qu’est-ce que tu fais ? Tu retournes travailler, parce que t’as besoin d’argent. Et tu souffres en silence. » Debout, toujours.
Jennifer se disait que la douleur était normale. Un jour, grosse intervention chirurgicale. Pour son endométriose de stade quatre. Quatre semaines d’arrêt. La douleur, elle ne faisait qu’augmenter. Pour la première fois, elle était à l’arrêt. Et elle sentait que quelque chose n’allait pas à l’intérieur. Des années d’errance médicale, jusqu’à ce qu’on lui diagnostique la fibromyalgie. Maladie invisible. Ça lui prend soudainement, le mal de tête à plus ne savoir rien faire à part dormir. La douche, l’eau qui ruisselle sur la peau… Elle crève de mal. Elle souffrait depuis 2016, mais elle n’avait jamais écouté. Toutes les femmes autour d’elles avaient mal. La douleur, c’est dans l’ADN. Dans tous les corps des femmes. Alors parfois, c’est à coup d’anti-inflammatoires et de Dafalgan qu’elle tient, pour travailler. S’arrêter, c’est pas question.
Si elle se lève tous les matins, c’est pour mener son combat syndical. C’est ce qui lui a sauvé la vie. C’est ce feu en elle. Elle a ça dans le sang, la lutte, le collectif, vouloir mieux. Debout dans la douleur, dehors dans le froid. Parce que la vie gagne toujours. Le collectif sur la solitude. La vie sur la maladie. La force sur la fragilité. Se battre, pour toutes. Comme elle dit toujours « Le jour où j’arrête le syndicalisme, ça sera ma mort. » En attendant, elle est debout, toujours.



